2-Une complicité à relativiser 

P. Schlesinger oppose aux théories de la Contre-Révolution un certain nombre de limites. Il pointe plusieurs aspects : il cite Wim F. Wertheim 160 pour qui les mesures prises par l’Etat en réponse à la menace révolutionnaire sont à regrouper en trois catégories principales : la réforme, la propagande de diversion et la répression. Ces mesures seraient toutes plus ou moins vouées à l’échec à long terme. P. Schlesinger relève également plusieurs erreurs dans la pensée contre-révolutionnaire, empruntant à Robert Taber 161  sa position : tout d’abord, le fait d’envisager que les révolutionnaires sont inspirés voire dirigés par des forces et des idéologies extérieures semble assez peu fondé dans la réalité. Cette assertion est aisément vérifiable pour les paramilitaires de l’IRA : il s’agit d’une lutte interne avec des intérêts et des influences identitaires fortes, basée sur l’intérêt privé. La situation est plus complexe pour les groupes palestiniens. La variété de leurs origines et de leurs lieux d’exil au moment de la formation des mouvements révolutionnaires (l’Egypte et la Tunisie pour Arafat, la Jordanie pour d’autres, le Liban, etc.), la délicate position d’Israël au sein du monde arabe et l’unanimité des pays arabes contre lui dans les années 70 à 90, font que les mouvements révolutionnaires palestiniens sont ancrés dans des logiques politiques et financières dépassant le territoire de la Palestine.

P. Schlesinger souligne également que les penseurs de la Contre-Révolution font rarement état de la complexité des mouvements révolutionnaires ou des réalités sociales et économiques qui sont souvent à leur origine. Il va plus loin en affirmant qu’il s’agit là d’une élision volontaire de la part des théoriciens contre-révolutionnaires ; nier ainsi la complexité des révolutionnaires / terroristes est une forme déguisée de propagande, et le moyen de donner une vision simplificatrice d’une violence qui, du coup, n’est plus politique mais devient une violence gratuite et erratique.

R. Taber note ensuite que les penseurs de la Contre-Révolution ont une vision figée de l’action révolutionnaire : celle-ci serait basée sur des techniques et des méthodes aisément importables d’un pays à l’autre, et donc tout aussi facilement identifiables et contrôlables. Le cas échéant, l’usage militaire pourra être employé et l’état d’urgence imposé. Cette théorie met en avant la prégnance de l’idéologie et les méthodes qui permettent de la manipuler.

P. Schlesinger étudie la question de la pensée contre-révolutionnaire dans les démocraties comme la Grande-Bretagne et Israël : dans ce mode de pensée s’opposent les grands préceptes démocratiques et les pratiques militaires. C’est par l’opposition ontologique entre ces deux entités que se trouve souvent expliquée la crise de légitimité de certains grands Etats démocratiques. Quoiqu’il en soit, et même si aujourd’hui on ne parle plus de Contre-Révolution, mais plutôt d’« opérations de stabilisation 162  », ces théories sont organiquement reliées aux intérêts du pouvoir. Ceci impose aux chercheurs de penser toutes théories de la Contre-Révolution au côté d’une théorie du pouvoir étatique.

D. Miller reproche aux penseurs de la Contre-Révolution de ne pas avoir procédé à des études empiriques sur la couverture médiatique d’un évènement terroriste et de son processus, ni de s’être intéressés au public. Selon lui, dans le cas particulier du conflit nord-irlandais, le gouvernement britannique aurait été limité dans sa capacité à manipuler l’opinion publique par un certain nombre de facteurs. Cela peut s’expliquer par le crédit accordé par le gouvernement britannique aux théories de la Contre-Révolution, et l’incapacité de celles-ci à embrasser la complexité du phénomène révolutionnaire et terroriste. La capacité du gouvernement britannique à manager l’information serait donc entravée par des rivalités internes au sein même de l’administration anglaise, notamment entre les services secrets et les autres services gouvernementaux. Par ailleurs, les informations issues de sources officielles ne peuvent être regroupées avec celles d’autres protagonistes du conflit nord-irlandais, ce qui les rend aléatoires.

Ensuite, des logiques parfois contradictoires s’opposent entre la volonté gouvernementale de contraindre à tout prix les insurgés et les impératifs organisationnels médiatiques. Autrement dit, et là nous rejoignons les propos de M. Wieviorka et D. Wolton, il y a une difficulté structurelle à penser les médias comme instrument permanent du pouvoir politique. A cela, s’ajoute la croyance des médias en leur rôle de service public et en leurs devoirs de rendre compte de l’actualité conflictuelle ; ce deuxième point entre parfois en contradiction avec les logiques étatiques. S’il est vrai que le gouvernement britannique a plutôt réussi à contingenter les (bonnes et mauvaises) nouvelles émanant d’Irlande du Nord dans les années 80 et 90, les médias ne peuvent être sérieusement considérés comme de simples « chiens de garde » (« watchdogs ») de l’Etat. Pourquoi ? Simplement parce que leurs rôles au sein de l’espace public conflictuel est pris dans des logiques contradictoires qui les placent parfois dans des positions ambigües : « D’un côté, les médias sont vulnérables à la propagande de l’Etat et les médias se comportent comme instruments de légitimation des activités de l’Etat. De l’autre côté, les valeurs prônées par les medias et les vestiges d’une idéologie du service public peuvent être pour le moins un inconvénient et à certains moments un obstacle majeur aux actions officielles 163 »

Quoiqu’il en soit, la médiatisation d’un événement violent comme celle des conflits nord-irlandais et israélo-palestinien est aujourd’hui soumise à des tensions politiques mais aussi économiques, dans lesquelles la censure et la propagande étatique au nom de l’ordre démocratique ne peut être efficiente que sur une courte durée au nom justement de ce même ordre démocratique.

D. Wolton et M.Wieviorka, de leur côté, relativisent fortement le principe d’une complicité entre presse et terrorisme. Pour appuyer leur raisonnement, ils partent de l’hypothèse d’une entente entre les deux protagonistes pour la démonter ensuite. Nous mettons ici en avant deux aspects qui nous semblent centraux dans notre problématique : le premier est celui du facteur économique et le second celui de la fascination / répulsion des journalistes à l’égard des terroristes. Demandons-nous également si l’équation inverse, celle d’une fascination / répulsion des terroristes à l’égard des médias n’est pas tout aussi valable. Les NTIC, internet en tête, seraient à cet égard un facteur supplémentaire de séduction pour les terroristes mais aussi pour l’Etat. Par exemple, Internet permettrait aux auteurs des violences d’une part de publiciser sur leur propre site internet leurs actions et leurs discours, et donc de décupler potentiellement leur capacité à capter l’attention des médias mais aussi de l’opinion publique.

Notes
160.

Wertheim Wim F., Evolution and Revolution. The rising wave of emancipation, Harmonsworth, Penguin, 1974, p. 293.

161.

Taber Robert, The War of the Flea, St Albans, Paladin, 1972, p. 19.

162.

Schlesinger P., op.cit., p. 89 : « stability operation ».

163.

Miller D., op.cit., p. 276. : « On the one hand, the media are vulnerable to the propaganda of the state and can perform functionaly in legitimating the activities of the state. On the other hand news values and the remnants of public service ideology can be at the least inconvenient and at times a major obstacle to official actions. »