2-1 Le facteur économique : leurre ou vérité ?

En premier lieu, même si il est vrai que l’événement terroriste mis à la Une d’un quotidien fait vendre, ce n’est pas, selon M. Wieviorka et D. Wolton, dans des proportions supérieures à des sujets traitant de sexe ou d’argent. Ensuite, pour qu’il y ait une complicité entre les médias et les auteurs des violences, il faut qu’il y ait des intérêts réciproques. Quels avantages tireraient les terroristes d’une médiatisation de leurs actions ? Cette question est encore plus d’actualité avec le développement d’internet. Outre l’écho que la presse peut conférer à une action, la logique terroriste fonctionne plus souvent comme une rupture avec un ordre établi que comme un désir de communication. Certes il y peut y avoir volonté d’informer, notamment en accordant des interviews à la presse ou en apparaissant dans des reportages, mais cela n’est rien d’autre que la publicisation d’un acte et celui-ci est fortement cadré, c’est-à-dire réalisé de manière à ce qu’il n’y ait pas de décalage trop grand entrel’image que veulent donner d’eux les groupes paramilitaires. Internet permettrait éventuellement de corriger les erreurs d’appréciation des journalistes et de l’opinion publique, mais ne toucherait pas une audience aussi large que les médias traditionnels, et donc ne permettrait pas de manière significative d’accroitre la publicité de l’action terroriste aux yeux de l’espace public national et international. Dans ce cas précis, internet dans agirait davantage comme un correcteur d’images en autorisant les acteurs politiques et les groupes paramilitaires à proposer un condensé idéologique sans le biais de la presse.

Quels intérêts auraient la presse à être la complice médiatique des terroristes ? Dans un état démocratique, outre l’argument économique d’un accroissement des ventes, elle n’a guère intérêt à soutenir ce genre d’actions dans la mesure où elle se décrédibilise aux yeux de l’opinion publique et de l’Etat, en abandonnant son rôle dans l’existence du lien social.

Pour M. Wieviorka et D. Wolton, il ne peut y avoir d’harmonie durable entre terroristes et médias pour des raisons économiques et financières : « pour les médias, le terrorisme est une information qui coûte cher dès lors qu’elle ne se réduit pas au commentaire de communiqué 164  ». En effet, les violences terroristes en Irlande du Nord et en Israël sont parties intégrantes d’un conflit qui dure, et couvrir ces événements nécessite l’envoi sur place de correspondants permanents et le cas échéant d’envoyés spéciaux. Tout cela a un coût et réclame un lourd travail d’enquête sur le terrain ; cette tâche est devenue de plus en plus compliquée et risquée au Proche-Orient, si nous nous référons aux récents enlèvements de journalistes en Palestine et en Irak. Même si l’actualité conflictuelle, très dense au Proche-Orient, semble aller à l’encontre de cet argument, il prend tout son sens en Irlande du Nord, où le « calme » est momentanément revenu.

La thèse d’une complicité basée sur l’argent est donc a priori écartée. M. Wieviorka et D. Wolton envisagent cet aspect dans la relation médias / terroristes, il nous semble important d’interroger aussi la capacité d’internet à séduire les paramilitaires et leur aile politique. C’est pourquoi nous souhaitons réfléchir ici sur l’intérêt que peut constituer internet en matière économique pour ces groupes. Selon nous, internet peut potentiellement être rentable pour deux raisons principales :

réaliser un site internet a un coût modéré ; si on compte l’achat d’un ordinateur, de logiciels, cela peut coûter à peine quelques centaines d’euros.

la facile mise en œuvre du site et son actualisation exigent certes un peu de temps, mais ne nécessitent réellement qu’une personne, deux tout au plus. D’où gain d’argent à nouveau et de temps. Qui plus est la question de la distribution – incontournable avec un journal papier -, ne se pose plus. Par le média électronique, les intermédiaires entre l’émetteur et le récepteur sont quasiment nuls, réduisant d’autant les risques de bruit, de censure et de déformation de l’information : élément plus précieux encore pour les groupes terroristes.

Ces différents éléments pourraient contribuer à faire d’internet l’un des relais privilégiés des des discours dissidents dans les situations conflictuelles.

S’il n’y a pas complicité fortuite, peut-il y avoir manipulation implicite ? A ce titre, M. Wieviorka et D. Wolton avancent une théorie fort intéressante : « Comment, en effet, le problème des relations entre la presse et le terrorisme est-il le plus souvent posé ? Presque exclusivement dans le sens terrorisme-média, avec l’idée implicite que les terroristes manipulent les média, renforçant d’ailleurs à cette occasion le ressentiment à l’égard de la presse. Le sens inverse du rapport, des média vers le terrorisme, est rarement évoqué et l’idée que les média résistent aux terroristes et soient même un jour capables de les manipuler, est encore moins présente à l’esprit 165 » Si nous reprenons la façon dont les relations entre terroristes et médias sont posées le plus fréquemment, les terroristes  adopteraient des stratégies médiatiques basé sur le schéma de la communication de Shannon avec d’un côté les terroristes (émetteurs), de l’autre le pouvoir (et/ou l’opinion publique, récepteurs) et au centre la presse (le médium). Ce schéma est trop réducteur et ne tient compte ni des tensions qui peuvent se jouer entre certains de ces acteurs, ni de la multiplicité des cibles visées par les terroristes, ni des tensions au sein du pouvoir politique.

A quel moment se situerait la manipulation ? S’il arrive que les médias se placent au côté des auteurs des violences comme co-producteurs d’un même spectacle, il est rare cependant que ceux-ci soient « manipulés à leur insu ». Néanmoins, ces différents points n’excluent pas totalement la possibilité d’une manipulation mais l’envisagent davantage dans le sens médias/terroristes ; M. Wieviorka et D. Wolton laissent planer le doute quant à la duplicité de la presse : « (elle) est avant tout la caisse de résonance de conflits qui parfois la conduisent à faire le jeu des uns et des autres 166 . »

Notes
164.

Wieviorka M., Wolton D., op.cit., p. 75.

165.

Wieviorka M., Wolton D., op.cit., p. 243.

166.

Ibid., p. 85.