3-1 L’attente de l’opinion publique en période de crise

En effet, comme le souligne P. Schlesinger dans Media, State and Nation, lors d’événements violents allant à l’encontre de l’équilibre démocratique, les médias sont soumis à une double pression : celle de l’Etat mais également celle de l’opinion publique qui, choquée, ne peut et ne veut entendre une autre parole que celle émanant d’un consensus de la société contre les terroristes. La presse se réfugie donc derrière le discours dominant et ne rompt pas ainsi le lien social qui la légitime. Les tiraillements auxquels ont été soumis les médiasfrançais lorsdes événements survenus au Proche-Orient au printemps 2002 174 , mobilisant alors des représentations fortement imprégnées d’identité culturelle, illustrent ce type de tensions. Dans le même registre, l’agonie puis la mort de Y. Arafat en 2005, ses obsèques et les soupçons d’empoisonnement qui ont suivi, ont conduit les médias français à se ranger régulièrement derrière l’Etat français qui prônait face à l’événement la plus grande prudence politique. Il est évident que les médias palestiniens, relayés par la presse libanaise et encouragés par l’opinion publique arabe proche-orientale, n’ont pas tenu les mêmes logiques discursives consensuelles que ce soit au moment du rapatriement du corps du Président palestinien à Ramallah ou de la polémique sur son empoisonnement.

De leur côté, M. Wieviorka et D. Wolton émettent l’idée d’une dictature de l’opinion publique sur les médias et voient dans l’association de ces deux entités un contre-pouvoir « qui complète, voire parfois perturbe le jeu naturel du pouvoir politique et de l’opposition 175  ». Le cas de l’attentat d’Omagh survenu en Irlande du Nord en août 1998, quelques mois après seulement la signature des accords de paix, a eu un fort retentissement sur les opinions publiques nord-irlandaise, irlandaise et britannique qui s’étaient préparées à la paix. La preuve en est les regrets présentés par l’IRA suite à cet attentat ; il est évident que le « jeu naturel du pouvoir politique et de l’opposition » a été ébranlé pour faire coalition contre cet acte terroriste. Même si les terroristes attendent des conduites réactives, il est clair que l’affaire d’Omagh a certainement dépassé le but escompté et même provoqué l’effet inverse, c’est-à-dire celui d’une condamnation unanime de l’attentat et le discrédit de l’organisation paramilitaire.

Nous pouvons penser que l’assassinat d’Itzhak Rabin en 1995, deux ans après les accords d’Oslo, a provoqué le même genre d’électrochoc. Dans ces cas extrêmes, le terrorisme et l’acte terroriste n’ébranlent pas la cohésion nationale, mais au contraire en créent une de fait. Ce fut le cas en Israël, lorsque Yasser Arafat a rendu visite à Léa Rabin juste après les obsèques de son mari, mettant un instant côte à côte, et fort symboliquement, deux « ennemis ». Il serait intéressant de mener une étude comparée de la couverture médiatique, nationale et internationale de cet épisode afin de dessiner la carte symbolique d’événements en marge de la logique politique habituelle.

De même, la série d’attentats survenue en 2002 sur le territoire israélien a largement discrédité Yasser Arafat sur la scène internationale, à un point tel que les accords de paix proposés le 24 juin 2002 par George Bush demandaient à l’époque une nouvelle figure à la tête de la Palestine.Ces moments de tension constituent autant de paliers symboliques dans la relation entre l’opinion publique et les médias, et forment comme des temps de suspension émotionnels dans le temps de la représentation de la violence terroriste. Ces mêmes temps suspensifs sontà l’œuvre lorsque l’Etat, dans une logique de violence défensive, touche à l’intégrité de la société civile et fait des victimes civiles dans le camp adverse. Nous faisons ici allusion au bombardement depuis un navire de l’armée israélienne d’une plage au nord de la bande de Gaza le 11 juin 2006, en représailles à des attaques palestiniennes. Les opinions publiques internationale, et palestinienne forcément, mais aussi israélienne ont été choquées par les images diffusées des médias.Dans ce cas précis, l’attente de l’opinion publique du territoire touché est logiquement une condamnation unanime des médias nationaux ; mais devant la nature de la violence, l’opinion publique israélienne peut attendre également une réaction médiatique. Celle-ci vient d’ailleurs rapidement puisque dès le surlendemain de l’événement, les médias israéliens sont sous le choc et s’interrogent sur ces violences : le quotidien Yediot Aaronot titre « Tragédie sur la plage de Gaza » (13/06/2006) et illustre son article avec une photo de la seule rescapée de la famille décimée par le bombardement. La photo montre la jeune fille ensanglantée, hurlant ; cette image rappelle celle de la jeune vietnamienne hurlant et fuyant les bombardements au Napalm de l’armée américaine. Ce rapprochement iconique renvoie également à certaines images du début de la seconde Intifada ; cette double analogie n’est pas fortuite et en dit long sur le positionnement discursif de certains quotidiens israéliens. Haaretz publiera également une photo de Houda Ghalya, la fillette palestinienne, alors que David Grossman 176 écrit sa colère dans un éditorial du quotidien Maariv : «  Jusqu'à quand accepterons-nous, dans la plus totale passivité, qu'une bande de responsables de la sécurité nous enferme dans le piège mortel des attaques et des représailles dans lequel nous vivons depuis des décennies  ? »

3–2 Médias – opinion publique : un contre-pouvoir indiscutable ?

Dans le premier temps de la crise, les médias rangent généralement sur la voie du consensus démocratique. Cette constante est diachronique du fait qu’elle s’applique non seulement au traitement de l’événement « à chaud » mais aussi « à froid ». Ainsi, l’opinion ne pourrait entendre le traitement rationnel et analytique, via l’investigation journalistique, d’un acte profondément irrationnel. C’est pourtant à cet instant T +1, que les médias peuvent se détacher du discours consensuel « à chaud » et proposer alors une rhétorique moins soumise idéologiquement et socialement à des tensions externes. D.Wolton et M.Wieviorka cite Raymond Aron qui constate que « la principale limitation à la liberté de la presse, ce sont les lecteurs eux-mêmes 177  ». Il y aurait d’autant plus inadéquation à traiter de la violence terroriste « à froid » que cela va à l’encontre de la nature profonde qui la structure : l’imprévu et la déstabilisation.

C’est précisément à ce moment (l’instant T+1) qu’internet entre sur la scène terroriste médiatique - même si ce n’est pas là le seul moment, en se plaçant implicitement comme une solution alternative à la carence discursive de la presse. Internet peut également être pensé comme un média de veille dont la rapidité de mise en œuvre constitue un allié de poids dans l’effort publicitaire des terroristes, mais aussi plus largement des acteurs politiques dans un conflit.

Lorsqu’il y a violence terroriste, elle n’est jamais vécue autrement que comme une atteinte à la démocratie, et l’opinion publique choquée ne peut entendre un autre discours que le discours sécuritaire de l’Etat. A ce propos, D. Wolton et M. Wievoiorka affirment que « la dictature de l’opinion n’est jamais aussi vraie qu’en cas d’événements graves, atteignant la collectivité nationale 178  ».La position de la presse est alors délicate ; son devoir est d’informer sur l’événement, mais elle doit être extrêmement prudente à l’égard des représentations qu’elle produit, voire des mythes qu’elle réactive. Lorsqu’au début de la seconde Intifada, la presse française proposa à l’opinion publique la représentation d’un conflit basée sur une opposition entre un David palestinien et un Goliath israélien, la nature des images mobilisées fit polémique en France mais aussi en Israël. La presse se nourrit abondamment de symboles et de figures mythiques, mais ce faisant elle met en équilibre sa légitimité d’organe d’information, producteur de lien social, que lui accordent l’opinion publique et les pouvoirs publics.

Mais, si la presse constitue un organe de médiation indispensable en temps de crise, ce serait une erreur de réduire son rôle à celui d’un simple miroir de l’opinion publique. Nous l’avons montré auparavant, la presse entre dans une logique de pressions politique et publique complexes, dans laquelle elle ne joue pas systématique le jeu de la soumission ou celui de la « rébellion » ; mais, elle oscille constamment entre ces deux états.La presse, dans les situations de violence, n’a pas les mains libres, pas plus qu’elle n’est la seule source de « re-production » de la réalité 179 .

Dans son ouvrage Analyser la communication,  Andréa Sempriniexplique que « tout support médiatique entretient une relation complexe avec lui-même, c’est-à-dire avec les conditions pratiques de sa production, avec son public et avec le monde dont il est supposé rendre compte 180  ».Nous construisons notre propre vérité sur l’événement terroriste, la presse n’est jamais notre seul lien à elle, et l’est encore moins aujourd’hui avec le média électronique puisque celui-ci autorise un accès différé (par rapport au temps médiatique traditionnel) et différent à l’événement : « La dialectique entre monde textuel et monde « réel » peut-être reformulée comme la dialectique entre monde représenté, mis en scène dans le texte, et monde externe, le monde constitué par une accumulation de connaissances, de croyances et représentations suffisamment stabilisées et objectivées pour fonctionner comme système de repère et de référence pour un nombre suffisamment important d’individus 181 . »

Les deux mondes sont complémentaires dans leur relation, l’un ne pouvant faire sens qu’en référence à l’autre. Mais avec la consultation croissante des sites internet, ce schéma se complique puisque « le monde représenté » se scinde en deux : le monde textuel de la presse (celui de la médiation d’une instance reconnue par tous) et le monde textuel électronique (celui des sites internet dont les sources pas plus que les médiations ne sont identifiées clairement ni institutionnalisées).

A. Semprini observe par ailleurs que le lecteur « tout en étant impliqué par les informations qu’on lui propose, (il) n’en a pas pour autant une expérience directe 182 . » Grâce à internet, le lecteur peut avoir l’illusion, du fait de l’absence de la médiation journalistique, d’une relation plus directe à l’événement.

Les forums de discussion sur internet ne contribuent pas à redéfinir les relations presse-opinion publique mais proposent des espaces de légitimité du discours qui ne seraient plus sous la demande étatique d’un consensus ; l’anonymat de ces lieux de discussion facilite l’échange recréant ainsi, même artificiellement et illusoirement, de micro-espaces publics.

La surinformation est un cas classique des tensions qui peuvent exister entre presse et opinion publique ; ce phénomène est récurrent en France avec le conflit israélo-palestinien, notamment durant les premières années de la seconde Intifada. Pendant plusieurs mois, l’état de veille permanent des médias français et la prise de position dans l’espace public hexagonal des communautés juives et musulmanes (avec les dérives connues) conduisent à crisper les relations sur le plan international. Cette situation provoque des réactions politiques de la part d’Israël : A. Sharon condamne ainsi ouvertement la France pour son antisémitisme latent. Même s’il est trop facile d’imputer à la presse l’entière responsabilité de ce phénomène, il est évident qu’elle a joué ici un rôledéterminant de catalyseur des opinions contradictoires. Si nous ajoutons à cela une situation électorale française paroxystique en 2002 183 , l’amalgame est aisément réalisé.

D.Wolton et M.Wieviorka soulignent la tendance de la presse à surinformer dans le cas du terrorisme international et dénoncent la difficulté de la presse à tenir une position fixe dans l’espace public national :

« La dimension internationale de certains problèmes comme le terrorisme oblige donc la presse à redéfinir sa responsabilité qui ne peut procéder du simple droit à la revendication de l’information ni obéir à une logique strictement inverse de revendication du statut d’acteur politique qu’elle n’a pas. Elle reste la presse, mais la définition de son rôle est plus compliquée dès lors qu’une bonne partie de son travail ne peut s’appuyer et faire référence à une opinion publique nationale 184 »

La position de la presse est donc délicate quel que soit le type de terrorisme auquel elle est confrontée, et quel que soit sa « proximité » territoriale et/ou idéologique avec lui. Néanmoins, nous pouvons établir le constat suivant : s’il la violence terroriste touche le territoire national, la relation Etat - opinion publique - médias tend vers le consensus. A l’inverse, si les médias qui relatent la violence conflictuelle n’appartiennent pas à l’espace public touché, cette relation s’oriente davantage vers le dissensus. L’étude comparée des sites internet devrait nous permettre de vérifier si ces tendances sont respectées ou si, au contraire, elles sont beaucoup moins lisibles car moins directement soumises à la pression d’un consensus dominant.

Le couple presse-opinion publique ne constitue pas un contre-pouvoir indiscutable. Les développements précédents ont certes montré que l’opinion publique a une réelle influence sur les médias, mais il serait réducteur de s’en tenir à cette vision univoque. En effet, les relations entre les deux entités ne se résument pas à cet axiome. Faut-il pour autant avancer que les médias font l’opinion ? Certes non, même s’ils peuvent contribuer à « conforter les idées reçues 185  », a fortiori lorsque le public est vulnérable car choqué par un attentat terroriste aussi violent que soudain.

Cette question complexe renvoie aux études empiriques menées par la sociologie sur les effets des médias. Néanmoins, même une conception fortement propagandiste du rôle de la presse ne peut envisager raisonnablement une telle influence des médias sur le public. Penser ainsi leur relation reviendrait à réduire, en outre, au rang de simples artefacts les notions d’identités culturelles, d’appartenances sociales et les critères économiques.

M. Wieviorka et D. Wolton considèrent la « publicisation » de la scène terroriste et conflictuelle sous la forme d’un jeu à trois. Loin de la thèse classique d’une relation quasi-symbiotique entre terrorisme et médias qu’ils dépassent très rapidement, ils mettent en avant la théorie d’un triangle terrorisme-état-opinion publique au sein duquel se joueraient d’impossibles dialogues médiatiques. La mise en perspective des liens qui unissent ces trois entités est sous-jacente à leur réflexion ; ces liens ne seraient donc pas seulement tissés au fil de la domination étatique ou terroriste.

Il y aurait autre chose en jeu, qui serait d’un ordre différent : chacun des trois acteurs ne mobilisant pas les mêmes unités temporelles. La temporalité du terrorisme serait triple – son actions se déroulant sur le court, le moyen et le long terme, les médias seraient quant à eux subordonnés à l’immédiateté de l’événement et l’Etat « soumis à forte tension. Sa mission [serait] de prévoir autant que de réprimer, il devrait être capable d’exercer une action de longue haleine mais il est en permanence happé par la conjoncture 186  ». Ce schéma nous semble aujourd’hui à reconsidérer au regard des modifications spatio-temporelles apportées par internet, redéfinissant le territoire symbolique des conflits et des violences terroristes, mais aussi des discours politiques qui s’y rapportent. En dehors de l’Etat, les deux auteurs, s’ils les évoquent brièvement, ne s’intéressent pas ou peu aux discours et aux actes des acteurs politiques – les ailes politiques des groupes paramilitaires par exemple qui, comme le Sinn Féin ou le Fatah, ont acquis une légitimité politique par les urnes. Dans la troisième partie de notre thèse, nous interrogerons ces discours ainsi que ceux des autres partis politiques dans les situations conflictuelles de notre corpus, dans lesquelles la violence terroriste est aussi présente.

Notes
174.

L’armée israélienne a occupé les territoires autonomes palestiniens en représailles à une série d’attentats commis sur le sol israélien.

175.

Wieviorka M., Wolton D., op.cit., p. 213.

176.

David Grossman est un écrivain israélien, connu pour son engagement en faveur de la paix.

177.

Wieviorka M., Wolton D., op.cit., p. 94.

178.

Wieviorka M., Wolton D., op.cit., p. 94.

179.

Schlesinger P., op.cit., p. 108.

180.

Semprini Andréa, Analyser la communication, Paris, L’Harmattan, 1996, p. 87.

181.

Ibid., p. 92.

182.

Semprini A., op.cit., p. 97

183.

En 2002, au moment des incursions israéliennes précédemment citées, se jouent en France le premier et le second tour des élections présidentielles. Le 21 avril 2002, au moment du siège de l’église de la Nativité à Bethléem, le candidat du Front National (parti de l’extrême droite française), Jean-Marie Le Pen, obtient 16% des voix et est donc qualifié pour le second tour.

184.

Wieviorka M., Wolton D., op.cit., p. 219.

185.

Ibid., p. 117.

186.

Wieviorka M., Wolton D., op.cit., p. 174.