Dans le conflit nord-irlandais, ce type de violence est récurrent, dans la mesure où les violences entre communautés protestante et catholique sont ou ont été quotidiennes au plus fort du conflit. The Times retranscrit dans un article, « Unionists ‘like Nazis’ says priest », (“Les Unionistes ‘comme des Nazis’ dit le prêtre »,13/10/2005), les propos d’un prêtre catholique fustigeant le comportement des loyalistes : « La réalité est que la communauté nationaliste en Irlande du Nord a été traitée presque comme des animaux par la communauté loyaliste. Ils n'ont pas été traités comme des êtres humains. Ils ont été traités comme les Nazis ont traité les Juifs 15 .» Cette citation est particulièrement intéressante car elle met en avant le mode binaire victime / bourreau sur lequel fonctionnent les stratégies discursives à l’œuvre dans le conflit nord-irlandais. Le prêtre appuie son argumentaire sur l’opposition animal / humain donc sur une comparaison de genre (genre humain - genre animal) à laquelle il associe une comparaison historique shoah / conflit nord-irlandais. Ces deux éléments donnent aux lecteurs un repère symbolique extrêmement fort quant à la gravité de la situation nord-irlandaise, dénoncée par le père Alec Reid.
Face à l’escalade de la violence quotidienne, la presse européenne représente peu les exactions nord-irlandaises, car elles impliquent des individus appartenant à la communauté européenne. La proximité géographique et politique affaiblit la capacité des médias à porter un regard distancié sur ces événements ; les victimes et les coupables appartiennent à l’espace public du lecteur ou à un espace public très voisin. Il semble en revanche plus facile pour les journalistes européens d’écrire sur les exactions commises au Proche-Orient par l’un et l’autre camp, durant les premiers mois de la seconde Intifada. Les lecteurs de presse ont encore en tête l’épisode des mains rouges, durant lequel deux soldats de l’armée israélienne ont été lynchés par la foule et jetés depuis une fenêtre d’un commissariat palestinien. Toute la presse hexagonale et internationale a fait sa Une de cette tragédie. En revanche, qui se souvient de l’épisode Holy Cross School ou du jeune Catholique crucifié ? Il y a là une forme de mutisme couplé à un agenda setting politique dominé par le conflit israélo-palestinien, qui peut laisser penser que la barbarie des violences intra-communautaires n’a pas droit de citer en Europe.
Comment cependant représenter ces traitements dégradants ? Lorsqu’il évoque l’acte de persécuter des individus ou un groupe d’individus, P. Braud explique que « le principal moyen d’annuler le stress éventuel d’une souffrance infligée consiste tout naturellement à souligner la différence entre “eux” et “nous” 16 ». Il y a une forme de désincarnation de la victime, devenue « objet » d’exactions ; selon l’auteur, cette opération mentale permettrait à l’auteur des violences de « déshumaniser » la victime – lui enlever son humanité sociale, culturelle et politique, et donc de produire une altérité suffisamment forte pour provoquer la violence et la lui rendre « supportable ».
Nous pouvons alors faire l’hypothèse suivante pour le conflit nord-irlandais : parce qu’il n’y a pas de distance sociale et politique suffisante entre le lecteur européen et les auteurs des violences, il ne peut y avoir dans le même temps désincarnation de la victime dans la représentation médiatique de cette violence. Une sorte de violence en miroir se produit alors ; de ce fait, les journalistes ne peuvent la représenter aisément et les lecteurs ne peuvent l’intégrer à des cadres interprétatifs acceptables moralement.
« The reality is that the nationalist community in Northern Ireland were treated almost like animals by the unionist community. They were not treated like humans beings. They were treated like the Nazis treated the Jews. »
Braud P., op.cit, p. 190.