1-1-2 Les logiques de bouc émissaire

« La victime sur qui s’abat la violence est choisie non parce qu’elle est responsable d’un crime mais parce qu’elle est sacrifiable 17 . » Nous prendrons ici l’exemple de l’attentat terroriste survenu le 17 avril 2006 à Tel-Aviv dans un quartier populaire faisant neuf morts et trente blessés. Aux yeux de l’opinion publique nationale et internationale, un civil israélien est une victime « innocente » contrairement à l’homme de pouvoir qui lui est une victime « politique». Tuer des civils - une cible indéterminée - relèverait du terrorisme, tuer un homme politique - une cible déterminée - relèverait de l’acte de guerre. Cette distinction faite par Jean Baudrillard, dans son ouvrage A l’ombre des majorités silencieuses 18 , établit donc un rapport entre la nature de la cible et la qualification de l’acte. Bien que discutable à certains égards, cet aspect attache très étroitement les notions de violences physique et symbolique à leur représentation dans les médias ; il est manifeste que les affects mobilisés par les termes « terrorisme », « attentat », « victimes civiles », ont un impact fort sur l’opinion publique et que les terroristes sont aujourd’hui conscients des effets de représentation sur le public et les gouvernements. Le choix des victimes participe donc potentiellement d’une décision guidée par des logiques sociales, politiques et médiatiques.

Dans Le bouc émissaire 19 , René Girard développe le processus victimaire selon trois éléments caractéristiques des situations de violences extrêmes : les accusations stéréotypées envers l’Autre, l’ennemi, puis le choix du bouc émissaire, de la victime idéale selon les critères énoncés plus haut et enfin la persécution. Le bouc émissaire est l’individu ou le groupe d’individus, souvent minoritaire, tenu pour responsable de tous les maux d’une société. Cette logique du bouc émissaire ne semble pouvoir s’appliquer qu’au conflit nord-irlandais. En effet, le mécanisme du bouc émissaire est déclenché par une cause précise : l’indifférenciation. Qu’est-ce que l’indifférenciation ? Elle consiste en « l’aplatissement des ordres culturels 20  », qui écrase l’identité sociale des groupes constituant la société. Il n’y a plus de barrières institutionnelles ; les mécanismes de reconnaissance sociale, établis par les institutions nord-irlandaises, hiérarchisant la société entre la majorité protestante et la minorité catholique s’effacent. C’est précisément parce que les Protestants unionistes refusent l’intégration des Catholiques républicains à leur société, menant potentiellement à l’indifférenciation des deux communautés, que la crise éclate. Inversement, c’est parce que les Républicains refusent l’assimilation géographique, politique et sociale que la crise perdure. Dans le cas de l’Irlande du Nord, c’est davantage la menace de l’indifférenciation que la réalisation de l’indifférenciation elle-même qui déclenche ce double processus. Face à cela, il y a de part et d’autres nécessité d’activer des mécanismes de différenciation forts, susceptibles de régler le conflit : il s’agit de recréer une différence entre le groupe majoritaire (les Protestants unionistes) et, pour cela, trouver une cause (les Catholiques républicains) au déclenchement de la crise. C’est le principe de l’accusation, sa valeur est explicative et elle justifie les persécutions 21 qui vont suivre.

Pour se suffire à elle-même, la faute portée par le bouc émissaire doit être une accusation stéréotypée ; le stéréotype fonctionne sur l’a priori et sa force illocutoire sur la nature des interdits transgressés. Par exemple, le stéréotype de l’Irlandais rétrograde s’appuyait sur des considérations religieuses (les Catholiques sont opposés à l’avortement), économiques (le pourcentage de chômeurs catholiques nord-irlandais est supérieur à celui des Protestants) et sociales (ils ont beaucoup d’enfants, ils ont un niveau d’études inférieures à la communauté protestante, etc.). Ces traits victimaires avancés par les Protestants au plus fort du conflit ont contribué à créer un état d’a-normalité de la communauté catholique par rapport à la norme du groupe protestant : « le groupe sélectionné pour ses traits victimaires est symboliquement l’antagonisme mimétique 22 » Pour écarter le danger, il faut donc procéder au « sacrifice » de la victime et réduire ainsi à néant le désir mimétique d’appropriation du groupe minoritaire. Ce sacrifice réintroduit une différence et une hiérarchie sociale au sein de la société.

Néanmoins, la représentation symbolique de l’altéricide se joue avant le passage à l’acte. Elle passe par le discours et en ce sens, les sites internet des partis politiques proposent un discours éloquent. Pourquoi éloquent ? Parce qu’il met en scène un clivage moral entre le Bien d’un côté et le Mal de l’autre. C’est le cas du DUP qui, malgré la modération des propos qu’il tient sur son site en 2007, stigmatise et discrédite les actions de l’Autre. Cet Autre inclut aussi bien les Catholiques républicains que les Unionistes modérés de l’UUP.

Le mode discursif du DUP est largement axé sur le dénigrement de l’adversaire et sur une glorification de sa propre action. En ce sens, le discours du DUP est proche de celui du Front National en France ; il s’agit avant tout de déprécier l’Autre sans nuances ni demi-mesures, et de créer des réflexes de conservation et de défense chez les électeurs, par l’annonce d’une menace imminente : « Un tel mode de dénonciation de l’adversaire cherche moins à décrire précisément une menace (qui peut être d’ailleurs, bien réelle) qu’à codifier des émotions légitimes 23 » Le discours du DUP est sans équivoque, simplificateur, parfois violent dans ses dénigrements, voire choquant par la rhétorique altéricide qu’il propose. Il justifie ce ton agressif par la nécessaire autodéfense contre la menace « ennemie », en l’occurence les républicains et leurs complices passifs, les unionistes modérés.

La logique du bouc émissaire se joue donc à la fois dans la violence réelle et symbolique, et est appuyée sur internet par la radicalisation d’une ethnicité politique virtuelle.

Notes
17.

Ibid., p. 192.

18.

Baudrillard Jean, A l’ombre des majorités silencieuses, Paris, Denoël-Gauthier, 1978.

19.

Girard René, Le bouc émissaire, Paris, Grasset, 1982.

20.

Disponible sur : http://www.amha.be/renegirard/index.php?2005/10/31/11-introduction-au-bouc-emissaire.

21.

Nous reprenons la terminologie de R. Girard.

22.

Disponible sur : http://www.amha.be/renegirard/index.php?2005/10/31/11-introduction-au-bouc-émissaire.

23.

Braud P., op.cit, p. 199.