2-1 La ou les victime(s) : un statut symbolique ambivalent

Qu’est-ce qu’une victime de violence terroriste ? C’est en premier lieu une personne touchée physiquement (et moralement). Elle se situe dans le premier cercle des victimes. Viennent ensuite les proches des victimes qui subissent, par la blessure ou la perte d’un être cher, un traumatisme psychologique : c’est le second cercle. Un troisième cercle de victimes est ensuite plus indirectement touché par la violence terroriste : il s’agit du groupe social et culturel de la victime ou plus largement la société civile (israélienne, britannique ou nord-irlandaise). Enfin, un quatrième cercle est représenté par l’Etat. Nous incluons dans ce système, un cinquième cercle qui comprend les proches du kamikaze risquant d’être victimes des représailles suite aux violences militaires ou paramilitaires (en Irlande du Nord comme au Proche-Orient). Si nous considérons l’événement terroriste dans saglobalité (attentats-représailles), ce cinquième cercle est présent dans la représentation médiatique de la violence terroriste au sein des deux conflits.

Comme le montre la médiatisation des deux conflits, pour exister en temps que victime(s) d’un conflit, il faut aussi « exister médiatiquement ». Mais, en premier lieu, il est nécessaire d’exister politiquement dans son propre pays. Pour cela, la victime touchée par des violences doit posséder un statut social établi et reconnu. Nous reprenons ici un aspect que développe P. Braud et qu’il explique ainsi : « Dans la mesure où la souffrance suscite des solidarités et des sympathies actives, elle devient une ressource politique qui facilite la réalisation d’objectifs souhaitables : fixer le souvenir des malheurs endurés, les faire reconnaître, en perpétuer la mémoire. […] Le silence, au contraire, efface publiquement et la violence et la victime […]. Avec la consolidation des démocraties et la mondialisation de l’information, cette inégalité devant la reconnaissance du statut de victime recule sans doute largement. […] Cependant les violences symboliques sans violences physiques laissent, dans l’histoire, des traces moins identifiables 39 . »

En Irlande du Nord comme en Israël, le mode de vie des deux peuples est occidental, donc la représentation de leur société les rend proches du lecteur occidental. Cependant, la représentation médiatique de la victime est complexe pour la presse internationale ; cette ambiguïté ne se rencontre généralement pas dans la presse nationale puisque les violences touchent à l’intégrité de la société civile du pays. Alors, le consensus médiatique et politique contre la violence terroriste est plus facilement établi.

Néanmoins, il semble extrêmement délicat pour les médias occidentaux d’envisager les victimes israéliennes des attentats autrement que comme des « victimes innocentes » ; d’une part, ce sont des civils et d’autre part, il est très dur de tenir un discours autre que celui de la condamnation des terroristes juste après un attentat 40 . Par exemple, en dehors des témoignages d’experts ou de personnalités souvent relégués en fin de journal aux rubriques « Rebond » ou « Horizons », les journalistes français désignent assez peu explicitement les attentats kamikazes comme la conséquence possible du désœuvrement économique et social des Palestiniens, et le résultat du blocus israélien.

Seul le renforcement du blocage financier des aides internationales, et du gouvernement israélien sur les produits palestiniens - survenus à la suite de la victoire du Hamas aux élections législatives, a contribué à modifier sensiblement la donne.A cette période, le discours des médias français est devenu plus ambivalent ; il décrit alors plus volontiers la population palestienne comme « victime indirecte » des attentats (celle du troisième cercle), aux côtés des victimes israéliennes. Le terme de « victime » s’impose aux yeux de la presse occidentale comme un qualificatif incontournable, surtout lorsque l’émotion et l’indignation soulevées par les attentats palestiniens sont fortes, mais son emploi se généralise parfois à la population palestinienne. Néanmoins, la violence réelle est plus aisément représentable pour les médias que la violence symbolique ; en effet, la victime d’un attentat est une personne réelle, alors que les victimes de violences symboliques sont plus difficiles à qualifier dans le discours journalistique.

La qualification des représailles israéliennes est beaucoup plus flottante. Prenons par exemple l’article de Libération intitulé « Israël cible tous les chefs du Hamas » (Libération, 25/08/2003), qui débute ainsi : «  suite de l'attentat de Jérusalem de mardi dernier, revendiqué par le Hamas, et des représailles israéliennes qui ont suivi… », ou dans un autre article du même journal : «  Même si le Hamas n'a pas revendiqué d'attentats depuis un an et demi, Israël affirme qu'Ibrahim Hamed était en train de préparer une nouvelle attaque.   », (« Un chef du Hamas arrêté en Cisjordanie », 24/05/2006). Ce dernier article insiste sur la politique préventive d’Israël en matière de violences terroristes et met en équilibre instable la légitimation d’actions a posteriori indiscutables, mais plus difficilement « acceptables» par les médias a priori.

P. Braud évoque ensuite le phénomène de « moralité supérieure de la victime » par le fait que « l’émotion engendrée à chaud suffit à réduire au silence toute réserve éventuelle sur ces comportements 41  ».Il nuance néanmoins cette affirmation en mentionnant que « pour conserver le capital de sympathie qui va vers la victime, il est préférable de ne jamais avoir utilisé, ou de ne pas utiliser en réponse, une violence disproportionnée 42  ».C’est exactement ce qu’il s’est passé en 2006, suite à l’arrivée du Hamas à la tête du gouvernement palestinien. Si, sur un plan stratégique et politique, les sanctions financières imposées au gouvernement de Mahmoud Abbas sont aisément entendues par la classe politique occidentale, le désarroi économique dans lequel ces sanctions plongent la Palestine rendent l’opinion publique européenne plus circonspecte. Lionel Jospin signe ainsi un article dans Libération(03/08/2006), « Il faut aider les Palestiniens ». Jimmy Carter lui-même souligne le danger de la poursuite de ces embargos, pour le devenir social, économique et géographique de la Palestine « Confettis de Palestine » (24/05/2006).

Cela montre à quel point le statut de victime, en dehors du traitement de l’événement à chaud est difficile à tenir non seulement aux yeux des médias et de l’opinion internationale, mais aussi dans le discours politique international. Schlomo Sand, un historien israélien très critique envers son pays, propose un article révélateur de l’ambivalence du statut de victime dans le conflit proche-oriental : « Est-on trop indulgent envers Israël ? » (Le Monde, 14/04/2006).

Notes
39.

Braud P., op.cit., p. 213.

40.

Nous avons expliqué cette correspondance des temporalités médiatique et événementielle dans le cadre d’attentats terroristes dans le chapitre 5.

41.

Braud P., op.cit., p. 207.

42.

Ibid., p. 208.