2-2 Les réactions des victimes

Cet épisode du conflit israléo-palestinien nous conduit à envisager l’impact médiatique des réactions des victimes de violences. En Irlande du Nord comme en Israël, la réaction peut se transformer en riposte militaire (l’armée britannique, la Royal Ulster Constabulary ou la PSNI après 2001 pour l’Ulster, ou Tshahal pour Israël), et parfois para-militaire avec les représailles unionistes survenues à l’encontre de civils républicains nord-irlandais à la suite d’attentats de l’IRA.

Côté palestinien, si la presse ne range pas les kamikazes dans la catégorie des victimes, elle parle néanmoins ouvertement de « catastrophe humanitaire » (Libération, 11/05/2006) au sujet du blocus financier dans les territoires palestiniens  et envisage a contrario le peuple palestinien comme la victime du blocus financier. Le Monde consacre également un article à cet épisode, « Palestine : l'embarras des donateurs », (01/04/2006) :

« Comment couper l'aide au Hamas sans affamer la population palestinienne ? Depuis la victoire du Mouvement de la résistance islamique aux élections législatives palestiniennes du 25 janvier, l'Europe et les Etats-Unis, qui ont inscrit le Hamas sur la liste des organisations terroristes, tentent de résoudre ce dilemme. En visite en Europe à la mi-mars, Mahmoud Abbas, le président palestinien est venu plaider la cause de son peuple. Car, après les premières déclarations intransigeantes sur « la fin de l'aide », est venue l'heure de la réflexion sur les moyens de contourner le Hamas pour subvenir aux besoins d'une population de 3,6 millions de personnes, fortement dépendantes de l'aide de 1,3 milliard de dollars [...]»

La presse qui condamnait la nation palestinienne refusant de reconnaître ses « kamikazes » et commentait de façon négative la victoire du Hamas aux élections législatives de 2006, est désormais beaucoup plus mesurée et encline à appeler à la modération des sanctions contre les Palestiniens. Elle emploie pour ce faire les voix détournées d’hommes politiques et religieux. Le Monde fait ainsi témoigner Monseigneur Sabbah (représentant de l’église catholique au Proche-Orient), dans un article intitulé « Le patriarche latin de Jérusalem condamne le " boycottage "du Hamas » (15/04/2006). Cet article fait passer Israël du statut de victime au statut plus ou moins déclaré de « bourreau ». Il fonctionne selon le mode discursif suivant : tuer et emprisonner des partisans du Hamas est dans la logique d’une répression guerrière, mais viser – même indirectement – des civils palestiniens et les acculer à la misère économique et physique est hautement condamnable aux dires du patriarche catholique : « Aucune personne qui parle au nom des droits de l'homme ne peut accepter un tel boycottage », a-t-il lancé, car ce gouvernement a été élu par le peuple. […] Vous qui tuez, cessez de tuer. Vous qui haïssez, arrêtez de haïr. Vous qui occupez la terre, rendez-la à ses propriétaires ! »

Autrement dit, la qualification de victime glisse du côté israélien vers les Palestiniens. Lors d’un attentat, ce sont les deux premiers cercles des victimes (les morts, les blessés, et les familles des victimes) qui sont mis en avant ; il se produit ici une sorte de renversement symbolique du processus de victimisation. C’est le cinquième cercle des victimes (les civils palestiniens) qui passe au premier plan de l’actualité dramatique. En ce sens, la presse internationale prépare le « terrain psychologique » de futurs attentats palestiniens ; P. Braud nomme ce moment la réaction des victimes. Il précise que :

« l’instrumentalisation de l’indignation est une redoutable ressource politique pour des organisations décidées à recourir aux moyens les plus extrêmes. (…) Les volontaires du Hamas disent vouloir infliger aux civils palestiniens les mêmes souffrances qu’ils ont subies leur vie durantLa perception de soi comme victime absolue et la volonté farouche de renverser un stigmate d’infériorité en éclatante supériorité construisent, dans leur croisement intime, la logique profonde de ces comportements désespérés 43 .»

Le 09/06/2006, l’armée israélienne a tiré des roquettes sur une plage dans le Nord de la bande de Gaza. Le vendredi étant un jour férié en Palestine, il y avait beaucoup de Palestiniens sur les lieux ; les bombardements ont fait neuf morts, parmi lesquels une famille entière. Les caractéristiques physique et sociale des victimes (civils, plage, loisirs, famille, enfants) sont importantes car elles renforcent l’émotion engendrée par l’évènement violent ; ces détails sur la nature des personnes touchées constituent d’ailleurs des paramètres importants d’identification aux victimes. Libération couvre l’évènement dès le samedi 10 juin et titre : « Un bombardement israélien fait un carnage sur la plage de Gaza ». Le drame s’étant déroulé le vendredi après-midi, le quotidien boucle son édition à la dernière minute avec un article court mais contenant une photo montrant l’arrière d’une ambulance avec le corps de deux enfants (morts ?) à l’intérieur. Le lundi 12 juin, Libération présente à nouveau à ses lecteurs des corps, ceux de la famille tuée, pris lors de leurs funérailles ; le journal titre « Les funérailles de la colère à Gaza. » Le sous-titre de l’article, « Vive émotion, samedi, à l’enterrement des cinq membres d’une même famille tués par un obus israélien », souligne le décalage symbolique qu’il peut y avoir entre une attaque légitime de l’armée israélienne contre des activistes terroristes, et le bombardement de civils clairement identifiés (une famille), non légitimés par les médias et l’opinion publique internationale.

Les journaux israéliens s’emparent également de l’événement pour le critiquer très vivement. Devant les images diffusées par les télévisions, la presse israélienne est sous le choc et s’interroge. Ainsi, le quotidien Yediot Aharonot titre « Tragédie sur la plage de Gaza » (11/06/2006), avec une photo de la fillette ensanglantée hurlant, seule rescapée de sa famille. Dans une tribune de Maariv, l’écrivain David Grossman condamne cette tragédie :

« La vision de la fillette de la plage de Gaza, dont la vie a été mise en lambeaux sous nos yeux, doit nous tirer de la torpeur dans laquelle nous sommes plongés depuis des années. […] L’armée israélienne jadis audacieuse et inventive fonctionne depuis des années comme un piston stupide, assénant ses coups aux Palestiniens les uns après les autres avec pour seul résultat d’exacerber leur humiliation, leur colère et leur désir de vengeance.  »

Dans l’édition du 11 juin 2006, dont le titre de Une est « Israël frappe Gaza et aggrave les difficultés de Mahmoud Abbas », Le Monde porte un regard différent sur l’événement, dans la mesure où il s’intéresse aux commentaires des hommes politiques après le drame : « (…) Cette bavure manifeste de l’armée israélienne, qui a annoncé l’ouverture d’une enquête, n’a suscité que des critiques mesurées en Europe et aux Etats-Unis, où le porte-parole de la Maison Blanche a rappelé le droit d’Israël à se défendre. » Procéder ainsi permet au journal de prendre une distance discursive avec la violence de l’événement, et de proposer autre chose qu’un discours de l’émotion.

Il y a donc dans le conflit proche-oriental une double logique victimaire avec, d’un côté, la réaction des victimes israéliennes à l’acte d’agression, matérialisée par les représailles de l’Etat hébreu ; et de l’autre, les Palestiniens se considérant comme les victimes de la politique du gouvernement israélien, qui réagirait à l’acte répressif par les attentats-suicides. Cette réciprocité fatale brouille le processus victimaire et laisse les médias internationaux dans une impasse interprétative : qui des Israéliens ou des Palestiniens peut légitimement être représenté par la presse comme la victime ? La question se pose pour tous les conflits basés sur le mode opératoire attentats-représailles : chacun devenant le bourreau de son bourreau et la victime de sa victime. Dans un article consacré aux représentations du terrorisme 44 , Jean-Jacques Moscovitz illustre cet aspect en rapportant les déclarations de citoyens israéliens d’origine arabe, se considérant en Israël comme « les Juifs des Juifs », révélant là un processus « d’identification en miroir des Palestiniens aux Juifs au dehors et au-dedans d’Israël ».

Le statut des victimes dans un conflit est donc ambivalent et cette ambivalence provoque des représentations médiatiques très contrastées. A cet égard, la comptabilité des victimes par les médias est révélatrice de la stratégie discursive des médias.

Notes
43.

Braud P., op.cit., p. 218.

44.

Moscovitz Jean-Jacques, « Attentats-suicides, suspens de la pensée et du politique : quelles conséquences en France ? », Représentations du terrorisme,  Paris, Topique, 2003, p. 190.