2-3 L’enjeu des chiffres

Les indications chiffrées des victimes d’un conflit constituent un véritable enjeu comme le démontre Roselyne Koren dans son article « Contribution à l’étude des enjeux de la rhétorique laconique : le cas des indications chiffrées 45  ». L’auteur pose la question suivante : « comment réguler en effet la tension entre le devoir de diffuser des informations impartiales, la verbalisation de l’émotion et l’évaluation éthique à l’œuvre dans les condamnations citées ou assumées par l’organe de presse lui-même ? » Elle précise que, sur le plan de la terminologie, « ces recensements incluent parmi les victimes les terroristes désignés dans la plupart des cas par le terme de « kamikaze » qui ne criminalise pas l’acte alors que « terroriste » implique une condamnation axiologique 46 ».

Nous partageons avec l’auteur l’idée que ces bilans de victimes ne constituent pas une simple « source technique d’information » mais sont une véritable rhétorique argumentative et informative. Les journaux comptent les coups et proposent un type de discours semblable à celui du Monde dans l’exemple suivant : « Cinq ans après le début, le 29 septembre 2000, de la seconde Intifada qui a déjà causé la mort de près de CINQ MILLE PERSONNES, dont un millier d'Israéliens, rien ne permet d'affirmer que le soulèvement palestinien soit sur le point de s'achever », (« Après cinq ans d'Intifada, le processus de paix est au point mort », 30/09/2005).

Si nous nous référons aux articles de ce type depuis le début de la seconde Intifada, nous constatons, comme le souligne R. Koren, « le rôle central du bilan, la verbalisation subjective de l’émotion due à ces bilans et le silence métalinguistique presque général en matière d’évaluation éthique 47 . » Les chiffres sont un substitut à l’image dans la mesure où leur énoncé permet de produire un discours de l’émotion. Par ailleurs, lorsqu’on oppose les chiffres entre eux, comme on assène le résultat d’une rencontre sportive, la force argumentative est importante.

Le bilan quantitatif proposé par Le Monde dans l’article « En douze semaines, l'Intifada a fait plus de morts en Palestine qu'en 1987 » (20/12/2000) soulève la question de l’inclusion des kamikazes palestiniens dans celui-ci: « Le bilan du nouvel embrasement des territoires, depuis le 28 septembre, est lourd : 344 victimes, dont 292 Palestiniens, et plusieurs milliers de blessés. A Gaza comme en Cisjordanie, la population voit dans ce soulèvement un appel à une solution équitable avec Israël. Douze semaines après son déclenchement, la nouvelle Intifada palestinienne a déjà fait plus de morts (292 selon un décompte non officiel) que la première année de la première Intifada, en 1987. » Pour combler leur embarras interprétatif devant l’ampleur de la seconde Intifada – du fait du nombre des victimes et de l’âge des protagonistes de ces violences (des enfants), les médias usent de la comparaison comme d’un repère dramatique. Ils appliquent ainsi à l’événement une échelle de la violence – constituée par le nombre de victimes, le mètre-étalon étant ici la première Intifada.

R. Koren en déduit que « le fait que le terroriste kamikaze soit intégré dans la liste des "victimes" et la symétrie mécanique des recensements des blessés et des morts dans les camps palestinien et israélien [me] semblent liés à l’application de la "règle de justice" 48  ».Cette règle constatée par Chaïm Perelman établit qu’il faudrait « appliquer un traitement (médiatique) identique à des êtres ou des situations que l’on intègre à une même catégorie 49  ». Elle créerait un effet d’impartialité et permettrait aux médias internationaux de trouver une issue momentanée à l’impasse interprétative dans laquelle ils se retrouvent parfois. Cette approche quantitative de l’événement terroriste permettrait de mettre au second plan une approche qualitative toujours plus délicate à tenir lorsque l’événement violent se situe en dehors du territoire national.

La théorie de R. Koren s’applique également au conflit nord-irlandais. Au moment de l’annonce du désarmement de l’IRA, The Times publie un article, « IRA » (27/09/2005), détaillant par le menu le résultat de trente-cinq ans de conflit. La présentation de l’article est rhétoriquement remarquable dans la mesure où les chiffres sont ordonnés dans une longue bande verticale, ce qui ajoute à l’effet de litanie et à la dramatisation de l’annonce du bilan. Le détail des victimes selon leurs origines (civile, militaire, paramilitaire) met toutes les victimes sur une même échelle symbolique. Cette mise en forme spatiale et verbale tendrait à souligner que le conflit a été meurtrier pour toute la population nord-irlandaise et soulignerait la vanité de la confrontation. Nous conservons ici la mise en page de l’article :

«  Deaths by status of victim

1,233 Catholic civilian

698 Protestant civilian

709 British military

30 RUC and police reserve

144 Loyalist paramilitary

392 Republican parmilitary

158 others »

The Times poursuit sur le mode de la rhétorique quantitative mais le contenu change. Après l’énoncé des victimes, le journal dénonce les responsables directs ou indirects des violences. Contrairement au paragraphe précédent, les chiffres sont donnés par ordre décroissant. Cet ordonancement peut être, de la part du Times, la marque d’une certaine neutralité quant aux acteurs liés au conflit. L’énumération de toutes les instances (paramilitaires, politiques ou administratives) est pour le moins inhabituelle, dans la mesure où cette exhaustivité affichée du journal vaut aveu d’une responsabilité partagée (mais pas nécessairement égale) entre tous les acteurs du conflit :

«  Major organisations responsible for death

1, 738 Provisional IRA

908 Loyalist paramilitaries

297 British Army

113 Irish National Liberation Army

55 RUC

17 Secretary of States or Home Secretaries with responsibility for the province since 1969

14 the number of communiqués and papers on constitutional future of Northern Ireland from 1969 until Good Friday Agreement

34 the number of political parties that have stood in elections in Ulster since the Troubles began

18 is the number of Wesminter constituencies

4 Republican prisoners who escaped as part of a mass breakout in September 1983 were never captured

10 Republican prisoners including Bobby Sands died during the 1981 hunger strike […] »

L’analyse de R. Koren sur la rhétorique quantitative semble expliquer les préoccupations discursives de la presse occidentale. R. Koren divise son analyse en quatre étapes 50 : la première stipule que dans le discours informationnel sur l’attentat « le kamikaze n’est pas responsabilisé ou criminalisé ». Le titre de presse résume l’action à un groupe nominal générique du type « l’attentat-suicide », par exemple : « Les principaux attentats-suicides en Israël depuis 2001 » (Le Monde, 5/12/2005), « Attentat-suicide à Tel-Aviv » (Le Monde, 16/04/2006). Par son caractère objectivant, le début du lead 51 de ce dernier article, déréalise, selon l’expression de R. Koren,  l’événement en le catégorisant : « Un attentat-suicide à Tel-Aviv a fait dix morts et des dizaines de blessés, lundi 17 avril. L'attentat, revendiqué par le mouvement extrémiste palestinien Djihad islamique, a été perpétré dans une sandwicherie de l'ancienne gare routière de Tel-Aviv, une zone très fréquentée par les ouvriers ». Il y a dans la qualification des attentats un systématisme classificatoire proche de l’étiologie. Plus encore, dans l’article cité, l’acte d’accusation classique du type « X a commis l’attentat » est remplacé par l’expression « le mouvement extrémiste palestinien Djihad islamique ».

La deuxième étape de l’analyse de R. Koren s’arrête sur « la dissymétrie du bilan intégré dans la trame de l’article ». La règle de justice de C. Perelman semble s’appliquer ici dans le bilandressé par le quotidien français. Néanmoins, si une certaine symétrie syntaxique est respectée, le groupe adjectival qui qualifie les « Palestiniens tués par l’armée israélienne » n’est pas appliqué de manière symétrique aux Israéliens. Ce manque est révélateur de la stratégie discursive du journal, dans le sens où d’un côté, il y a une violence officielle « celle de l’armée israélienne » légitimée par une stratégie de représailles à des attentats, avec des coupables reconnus et condamnés explicitement, tandis que de l’autre côté règne un flou sémantique au sujet de l’auteur de l’acte terroriste.

Nous retrouvons le même modèle syntaxique dans le bilan que fait Le Monde du 13/06/2003 dans un article ayant pour titre « Les attentats les plus meurtriers » :

« Voici la liste des attentats les plus meurtriers perpétrés contre Israël depuis le début de l'année 2002. 2 mars 2002 : attentat-suicide à Jérusalem-Ouest. 10 morts, outre le kamikaze. 3 mars : un tireur embusqué palestinien attaque un barrage militaire près de Ramallah. 10 morts, dont 7 militaires. 9 mars : attentat-suicide dans un bar de Jérusalem-Ouest. 11 tués, outre le kamikaze. 27 mars : attentat-suicide dans un hôtel de Netanya. 29 morts, outre le kamikaze. 31 mars : attentat-suicide près de Haïfa (nord). 16 morts, outre le kamikaze. »

La troisième étape de cette rhétorique quantitative examine « la dissymétrie du bilan de clôture » ; nous ne la reprendrons pas en détail car elle met en avant la même dissymétrie que précédemment, appliquée à l’indication chiffrée en fin d’article. Nous tenions néanmoins à la citer afin de montrer que ce phénomène de déséquilibre énonciatif se reproduit à divers moments de l’article.

La quatrième étape enfin s’intéresse au « décompte et à la victimisation du kamikaze » ; il est intéressant de constater la persistance, en 2006, du phénomène rhétorique souligné par R. Koren dans sa communication en 2002. Selon elle, la hiérarchisation des victimes dans la relation de l’attentat est vérifiable dans les énoncés où le kamikaze est intégré et mis à l’écart à la fois. Voici l’exemple qu’elle donne : « Un nouvel attentat-suicide palestinien particulièrement meurtrier a frappé l’Etat hébreu. Outre le kamikaze, seize Israéliens, dont treize soldats, ont été tués. (Le Monde, 05/06/2002). Le terroriste est (…) dissocié des autres victimes et (…) et par la préposition « outre » qui peut-être paraphrasée par « en plus de ». « Outre » sert en principe à mettre de l’ordre dans une liste à visée informative 52 . »

Or nous retrouvons quasiment la même construction syntaxique quatre ans après, dans un article du Monde, « Attentat-suicide à Tel-Aviv : Ehoud Olmert promet de riposter » (Le Monde, 17/04/2006). L’article débute ainsi : « Un attentat-suicide a eu lieu près de l'ancienne gare routière de Tel-Aviv, lundi, alors que les Israéliens célèbrent la Pâque juive. Il a fait neuf morts, outre le kamikaze. »

Par ailleurs, la qualification de kamikaze confère à l’acte terroriste une valeur militaire (et militante), et historique si nous nous référons à l’origine du terme ; cette terminologie était déjà employée durant la seconde guerre mondiale pour qualifier les actes des aviateurs japonais qui se « suicidaient » en jetant leur avion sur les porte-avions américains. La terminologie kamikaze est relativement neutre ; la presse internationale qui qualifierait l’auteur de l’attentat, de meurtrier renoncerait à rechercher une quelconque objectivité dans sa relation de l’événement.

R. Koren démontre dans son analyse que, bien qu’elle soit un mode informatif légitime et pertinent, la rhétorique quantitative proposée par les journaux occidentaux à la suite de violences terroristes, devient problématique lorsqu’elle est un moyen implicite de prendre position. Par ailleurs, R. Koren affirme que si la presse se contente d’analyser les attentats uniquement par les chiffres, tous les attentats de l’après-11 septembre ou de l’avant-11 septembre 2001 seront considérés « comme plus supportables ». Enfin, elle pose la redéfinition du rôle du tiers comme essentielle à une meilleure lutte contre le terrorisme : « Il ne s’agit plus pour lui de "compter les morts", mais de mettre au fin au "cercle magique de violences" (Libération, 16/05/2006) […]. La présentation quantitative émotionnelle de l’attentat qui incite à la compassion est remplacée en l’occurrence par l’argumentation d’un devoir de solidarité assumé par le journaliste et par ceux dont il cite les points de vue 53 . » L’exposition médiatique du nombre de victimes d’un attentat ou d’un conflit ne serait pas un simple acte référentiel mais deviendrait l’énonciation d’une subjectivité et d’une solidarité.

Nous souhaitons apporter deux contre-points à la position de R. Koren sur la rhétorique quantitative et le rôle du tiers ; le premier se situe justement au niveau du rôle du journal et du journaliste. Selon elle, il consiste à la fois à rapporter un événement voire à le dénoncer, mais il implique aussi de proposer un débat sur les modalités de résistance au terrorisme. Cette dernière tâche n’incombe-t-elle pas plutôt aux acteurs politiques et aux Etats ? Ensuite, notre deuxième objection concerne le contenu du paragraphe ci-dessus : elle affirme que se contenter d’une rhétorique des chiffres revient inévitablement à déconsidérer la gravité de l’événement terroriste. Ce point est questionnable dans la mesure où, dans l’absolu, la rhétorique quantitative contribue à dire l’ampleur de l’attentat ; il ne prendrait une valeur qualificative (la dénonciation par exemple) que rapporté à l’ensemble du texte de l’article, c'est-à-dire à la condition que ces indications chiffrées s’enrichissent de marqueurs symboliques forts comme les termes « massacre », « carnage », etc.

L’examen de notre corpus souligne cependant que le mot « massacre » revient régulièrement sous la plume des journalistes pour qualifier des violences perpétrées par l’armée israélienne, notamment durant l’épisode du siège de Jenine en 2002, « Israël récuse les accusations de massacre dans le camp de réfugiés de Jénine » (Le Monde, 14/04/2006). Le journal développe ainsi l’annonce faite dans le titre : « Les premiers témoignages parlent de destructions massives. La polémique continue de faire rage entre Israéliens et Palestiniens sur le « massacre » qui a pu se produire dans le camp de réfugiés de Jénine. » Les occurrences des termes « massacre », « carnage » traduisant l’émotion lors d’attentats palestiniens sont moins nombreuses, les journalistes parlant plus volontiers de « bilan » fussent-ils « meurtriers » ou « terribles » (Le Monde, 23/03 et 16/06/2002). Nous retrouvons une terminologie identique dans le titre et le sous-titre de Libération du 14/06/2006 : « Un raid contre des activistes palestiniens a fait neuf morts parmi la foule. Deux missiles israéliens font un carnage à Gaza. »

Les indications chiffrées occupent une place à part dans la stratégie discursive de la presse occidentale ; ces énumérations répétitives du nombre de victimes dans les deux camps, lui permettent de jouer la carte de l’impartialité et du discours informatif. Mais, comme le réclame R. Koren dans son article, la presse, en temps de crise, n’a-t-elle pas un devoir de solidarité envers l’opprimé ?

Notes
45.

Koren Roselyne, « Contribution à l’étude des enjeux de la rhétorique laconique : le cas des indications chiffrées », Représentations du terrorisme, Topique, Paris, Septembre 2003, p. 112.

46.

Koren R., op.cit. , p. 112.

47.

Ibid., p. 112.

48.

Koren R., op.cit., p. 114.

49.

Perelman Chaïm, Olbrechts-Tyteca Lucie, « Les arguments quasi-logiques », Traité d’argumentation-La nouvelle rhétorique, Bruxelles, Editions de l’Université, 2000, p. 294-297.

50.

Koren R., op.cit., p. 114-118.

51.

Dans la terminologie journalistique, le lead est le premier paragraphe d’un article. Le lead est censé répondre à la règle des cinq "W" (who ? where ? when ? what ?why ?) ; il joue surtout le rôle d’accroche du lecteur.

52.

Koren R., op.cit., p. 116.

53.

Ibid., p. 120.