1–3 Les tendances : les professionnels du marketing politique et les engagés

Deux tendances semblent donc se dégager : d’un côté, la plupart des partis étudiés proposent un site internet de facture très « marketing politique » dans lequel les discours tenus sont relativement modérés et « vendeurs » ; c’est le cas du Social Democratic and Labour Party, de l’Unionist Ulster Party, d’Aavoda, de Kadima, du Likud et dans la grande majorité de leur contenu, du Democratic Ulster Party et du Sinn Féin.D’un autre côté, des partis plus engagés, comme le Fatah, proposent une interface graphique originale et ouvertement partisane ou développent dans leur site certains aspects trahissant un militantisme appuyé, dont le registre injonctif transparaît dans certaines rubriques. C’est le cas par exemple du Sinn Féin dont la page d’accueil renvoie par deux raccourcis à une boutique en ligne proposant des objets célébrant l’identité irlandaise et républicaine, ou du DUP diffusant des caricatures comparant Gerry Adams à Hitler. Même si les discours et l’interface de leur site respectif sont plus modérés qu’en 2002, les indices d’un engagement particulier subsistent, témoignages d’une opposition passée exacerbée.La trace d’un militantisme avéré et montré se retrouve notamment dans la rubrique « Sinn Féin Book shop » qui renvoie en fait à la boutique en ligne du Sinn Féin. Cette boutique propose des objets divers (vêtements, bijoux, mugs, photographies, vidéos, musiques, etc.) qui sont l’occasion de présenter des figures emblématiques (James Connolly, Bobby Sands, Mairead Farrell,…) de la lutte républicaine contre les Unionistes et l’Angleterre, de commémorer des moments historiques (photographies de différentes périodes de révolte) et de faire mieux connaître la culture et l’identité catholique irlandaise. Ces objets sont une forme de discours politiques et participent largement de la stratégie de publicisation de l’idéologie du Sinn Féin. Leur nature et la quantité des items proposés sur le site du parti de G. Adams sont remarquables ; ces caractéristiques qualitatives et quantitatives les font appartenir pleinement à la rhétorique politique du Sinn Féin.

Dans un autre registre, les dessins caricaturaux proposés par le DUP à la rubrique « Cartoons » de la page d’accueil jusqu’à la fin de l’année 2006 constituent les indices d’un militantisme fort et d’une tendance altéricide. La disparition de cette rubrique au premier semestre 2007, au moment de l’accord passé entre le Sinn Féin et le DUP pour un gouvernement bipartite, est la marque a posteriori du caractère diffamatoire et discriminant de ces dessins. Le retrait des caricatures est révélateur d’une modération du discours du DUP ; il semble délicat en effet de conserver sur son site des dessins associant le Sinn Féin et les Républicains au nazisme, la violence et à la corruption alors que le DUP et le Sinn Féin se partagent la tête de l’autorité légitime nord-irlandaise. La prise de fonction de I. Paisley à la tête du gouvernement nord-irlandais, au côté de G. Adams, a dépolarisé le discours produit par le DUP.

Au-delà des deux tendances observées, nous pouvons aisément schématiser le contenu de ces sites : une partie introductive constitue souvent le manifeste du parti, relayée fréquemment par un historique de celui-ci, un lien réservé aux archives (presse, discours devant l’assemblée parlementaire, ou lors de meetings), la composition du siège du parti et sa place dans le champ politique (notamment avec les résultats des suffrages), un espace réservé aux contributions en tout genre (morale ou financière). L’un des fils conducteurs de tous ces sites est remarquable : le souhait d’une certaine interactivité visant à réduire la frontière entre le Nous – membres de la communauté  et le Vous - extérieur à la communauté. A cela s’ajoute le parti-pris d’élargir, pour les sites les plus engagés, le fossé idéologique entre le Nous et le Eux- opposants à la communauté.

La majorité des sites consultés s’emploient à diffuser des vidéos (discours de leaders, reportages, etc.) et utilisent les dernières technologies en matière de communication : RSS feed, podcast, sms, etc. Ces NTIC sont un moyen sûr pour les partis politiques de toucher les internautes et militants potentiels directement et de développer des stratégies de diffusion de l’information adaptées aux publics, aux messages diffusés et aux moyens de communication employés. Tous ces sites, à l’exception d’Aavoda et du Likud, sont accessibles en anglais et revendiquent l’appartenance à une mère-patrie : la Grande-Bretagne pour les uns, l’Irlande pour les autres, Israël pour Aavoda, le Likud et Kadima, et plus généralement les valeurs de l’islam pour le Fatah.

Sur le plan visuel, les graphismes et la mise en page proposés par les différents sites procèdent de logiques proches : un logo mis au premier plan, dont les couleurs sont déclinées sur les pages écrans, une identité politique relayée par des signes visuels distinctifs (carte d’Irlande, drapeaux nationaux, jeux sur les textes et les caractères, etc.) et une harmonisation des espaces entre textes, graphisme et photos. Depuis 2002, date de la première observation des différentes pages d’accueil, les sites se sont modernisés et professionnalisés dans le sens où les interfaces proposées aujourd’hui ont gagné en visibilité et en lisibilité. Seul le site du Fatah arbore une interface brouillonne et très ouvertement militante, ce qui le singularise. En effet, la présence au centre de la page d’accueil de l’emblème d’Al Assifa (deux fusils croisés avec une grenade en dessous), seule image de la page écran, confère d’emblée au site une connotation de violence et d’encouragement à la lutte armée, totalement absente des autres sites des partis politiques. Le site du Fatah oscille d’ailleurs constamment entre la démonstration visuelle de cette lutte armée (un combat physique contre l’ennemi), et des discours et stratégies politiques sous-jacents et omniprésents (un combat d’idées). Le Fatah ne semble jamais vraiment parvenir à adopter une ligne politique claire, et ces atermoiements se retrouvent dans l’inorganisation formelle de son site.

La stratégie internet des différents partis politiques étudiés peut se décliner sur une échelle du « plus » au « moins » : les plus « neutres politiquement » sont le SDLP, l’UUP, Kadima et Aavoda, et le plus engagé s’avère être le Fatah. Le Sinn Féin, DUP et le Likud se situent au milieu de cette échelle de valeurs.

En résumé, les sites les plus modérés dans la forme et le fond sont apparemment ceux qui ont une légitimité importante et permanente dans le paysage politique national et international. Pour ceux-ci, internet semble être une voie de communication politique comme une autre, avec l’avantage cependant de l’interactivité ; caractéristique sur laquelle ils jouent abondamment à travers les rubriques « Rejoignez-nous », « Contactez-nous », « Contactez le parti », « Réactions », « Donnez-nous votre avis », « Ecrivez-nous 72  ».

Le Fatah adopte une stratégie discursive originale dans sa manière d’allier sur un même site discours politique « traditionnel », discours médiatiques, et documents biographiques sur les « martyrs », productions à fort potentiel symbolique et propagandiste. Le discours iconique et sémantique du Fatah est le lieu d’un militantisme ostentatoire et d’une exacerbation de l’Autre comme pendant négatif du Nous. Ce site est très semblable dans son utilisation des médias aux sites construits à la suite de la seconde Intifada et se démarque en ce sens des partis politiques de facture plus « classique ».

Les enjeux, en fait, ne semblent pas se situer sur le même plan idéologique entre le Fatah et les autres sites ; c’est-à-dire qu’à l’exception du Fatah, les sites étudiés situent leur combat dans le champ de la re-construction politique, économique et sociale alors que le parti de M. Abbas est davantage dans une logique d’altéricide politique. Précisons que l’Irlande du Nord est aujourd’hui dans une période post-conflictuelle, à la différence de la Palestine et d’Israël. Le Fatah construit son argumentation contre deux adversaires, le Hamas et l’Etat hébreu. Les logiques discursives du Fatah sont donc majoritairement des logiques de guerre (conquête d’un territoire géographique et politique) alors que celles des autres partis sont essentiellement des logiques électoralistes (conquêtes d’un électorat).

Ces tendances ne sont que l’esquisse d’une réflexion qui sera approfondie dans les chapitres suivant et qui mettra en évidence la façon dont le média internet se place par rapport à lapresse, notamment dans sa production discursive et la notion de mémoire politique et collective qu’elle propose.

Notes
72.

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