2-Les liens, une ouverture sur l’extérieur

Tous les sites étudiés possèdent une rubrique « Liens » (Links), avec en son sein une série de liens hypertextuels conduisant à des sites externes. Ces « signes-passeurs » 78 auxquels renvoie cette rubrique vont dans le sens de l’hypothèse selon laquelle l’originalité du média électronique se jouerait davantage au niveau de la production « formelle » du discours.

La nouveauté d’internet serait donc à saisir au niveau du média et de la forme discursive qu’il propose. Ces liens semblent partir d’une double logique discursive : d’une part, ils renvoient à un discours second et d’autre part, le choix de ce type d’intertextualité informe sur la logique éditoriale du parti et sur les relations qu’il souhaite instituer avec la société civile. Nous intéresser, même brièvement, à cet aspect-là nous semble indispensable pour comprendre la manière dont un site construit son identité, notamment par rapport à l’Autre, et dans l’espace public national et international.

La valeur du Nous des partis politiques est intrinsèquement attachée à ces liens vers d’autres sites internet, d’autres unités discursives : nous allons voir que plusieurs tendances se dessinent et que les liens hypertextuels, raccourcis vers d’autres sites, ne revêtent pas les mêmes ancrages discursifs selon les partis. Nous avons choisi de penser ces rhizomes autour de la figure centrale du Nous du parti, puisque c’est d’elle que tous les discours politiques partent et définissent leur légitimité.

Il s’agit d’une étude plus précise sur un point particulier (les partis politiques étudiés) et nous ne pouvons faire une généralité des quelques lieux étudiés, mais cette analyse devrait nous autoriser à proposer d’ores et déjà une interprétation plus affirmée. Là encore, deux orientations se dessinent : certains partis politiques ne proposent pas ou peu de liens vers d’autres sites ; c’est le cas du SDLP, de Kadima et d’Aavoda. Notons un fait intéressant : en 2002, le SDLP était avec le Sinn Féin le parti à offrir la plus large palette de liens externes. En 2007, le SDLP ne propose qu’un lien vers un autre site – celui des jeunes du SDLP, http://www. sdlpyouth.ie ; les deux sites israéliens ne comportent aucun renvoi vers d’autres sites.

A l’inverse, le Sinn Féin et le Fatah sont les sites dont les liens vers l’extérieur sont les plus nombreux et divers. Le Likud, l’UUP et le DUP se situent entre les deux extrêmes. Ce premier constat quantitatif nous amène à nous interroger sur la nature de ces liens et les types de stratégies signifiantes dans lesquelles ils s’inscrivent.

Cinq catégories de liens dominent : les médias, les autres partis politiques – nationaux ou étrangers – les organisations non gouvernementales ou communautaires, les liens vers les universités et enfin les sites des personnalités politiques.

les médias 

Le DUP est le seul à consacrer plus de 85% de ces liens aux médias, il renvoie aux médias nord-irlandais (The Belfast Telegraph, News Letters et The Irish News), irlandais (The Irish Times), et à des revues de presse en ligne (News Hound). Les liens médias du DUP ne font aucune référence à des quotidiens basés en Angleterre comme The Times ou The Guardian.

Le Sinn Féin ouvre son site à une seule référence en matière médiatique, An Problacht –Republican News qu’il présente comme un journal indépendant, acquis néanmoins à la cause nationaliste. Le Fatah, quant à lui, renvoie aux trois quotidiens palestiniens : Al Ayyam, Al Quts, et Al Hayat Al Jadida. L’UUP, le SDLP, le Likud, Kadima et Aavoda n’offrent pas de liens vers les médias.

les liens vers les partis et les instances politiques nationales ou internationales

Plusieurs partis proposent une passerelle électronique vers d’autres entités politiques ;  l’UUP est sans conteste le site qui renvoie le plus aux instances politiques nationales et internationales. Ces liens, plus de quatre-vingt quinze, sont classés par catégories : United KingdomGovernment, Northern Ireland Government, Northern Ireland Local Governemt, The commonwealth of Nations. L’UUP fait ainsi le lien avec le gouvernement d’Australie, du Canada, mais aussi du Bostwana et des Fidjis. Quelle peut être la raison de ces ponts multiples et inattendus ? N’est-ce pas là l’illustration par le signe-passeur, du slogan de l’UUP « For All of Us » ? De la même manière, le site de l’UUP s’ouvre aux sites du 10 downing street (résidence du Premier Ministre anglais) et de différents ministères du gouvernement britannique.

Le Sinn Féin et le SDLP ne possèdent pas de liens vers les instances gouvernementales nord-irlandaises ou irlandaises. Seul le DUP propose un lien vers les discours de l’assemblée deStormont. Cette pauvreté hypertextuelle des trois partis nord-irlandais est intrigante, a fortiori lorsque l’on sait qu’en 2002, le SDLP était le parti le plus prompte aux renvois vers d’autres sites. En revanche, le Sinn Féin fait état de deux sites, dont l’un touche au rôle du Sinn Féin dans le processus de paix, http://www.irelandofequals.com , et l’autre aux résultats du parti aux dernières élections législatives, http:// www.sinnfeingeneralelection.com .

Le Likud et le Fatah renvoient aux institutions gouvernementales et nationales telles que le site de l’Autorité palestinienne, celui du premier ministre israélien, ceux des différents ministères israélien et palestinien, ceux de leurs assemblées respectives.

Cette catégorie de liens est aussi l’occasion pour le SDLP et l’UUP de conduire l’internaute jusqu’aux sites des sections internes du parti : les jeunes de l’UUP et du SDLP, et la branche « féminine » de l’UUP. Cette catégorisation jeune / adulte est devenue courante dans la majorité des partis politiques ; par contre, réserver un lien vers un site externe au parti, consacré à sa section féminine est inhabituel, même si les femmes sont mises en avant dans certaines des pages d’accueil étudiées.

les organisations non gouvernementales ou communautaires

Le Sinn Féin est sans aucun doute le plus versé dans ce domaine puisqu’il y consacre une rubrique de liens, intitulée « Justice / community groups » (« Justice / groupes communautaires»). Ces passerelles conduisent à des sites en faveur de la cause irlandaise ; ils entendent pour la plupart rétablir l’injustice faite aux Républicains. Ce sont par exemple : An Fhirinne, Justice for the Forgotten, Relatives for Justice, Wolfe Tone Society , etc. Chacun des liens est accompagné de quelques lignes de présentation de l’organisation et de ses buts. Le Sinn Féin renvoie également à des organismes plus « neutres idéologiquement » : Amnesty International Ireland, British-Irish Rights Watch, Irish Council for Civil Liberties . Ce sont encore des liens vers des entités dont le but est la commémoration de moments forts de l’histoire républicaine nord-irlandaise : Hunger Strike et 1982 Shoot To Kill Anniversary Committee   ; ce sont aussi des sites à vocation pédagogique déclarée mais qui restent partisans, The Bloody Sunday Trust .Il semble évident que ces nombreux liens participent d’une politique du « nous » communautaire et constituent un discours dans le discours, laissant transparaître ici plus qu’ailleurs les traces d’un engagement radicalpour la cause républicaine. Le Sinn Féin conserve et accentue dans sa politique du « lien » la ligne idéologique de son discours, à savoir celle d’un engagement entièrement dédié à la cause républicaine et au sort des catholiques en Irlande du Nord.

Dans une logique assez proche, mais avec seulement trois liens hypertextuels le Likud renvoie successivement au Bétar 79 , à Etzel et Naamat. Le raccourci http://www.etzel.orgrenvoie à la page d’accueil du site commémorant l’Irgoun ; l’Irgoun est une organisation nationaliste juive fondée en 1931, dont le but premier est d’accélérer le sionisme : par des actions violentes à l’encontre des populations arabes de Palestine et du protectorat britannique d’une part, et d’autre part en favorisant l’immigration clandestine de Juifs vers la Palestine. Dans un registre totalement différent, Naamat est un organisme international qui a pour fonction principale l’aide morale et le soutien financier aux femmes et enfants d’Israël. Ces trois raccourcis n’appartiennent donc pas du tout au même registre, mais la protection et la défense communautaire y est sous-jacente.

Le Fatah, enfin, développe deux subdivisions consacrées à cette catégorie : « Non-Governmental Organizations » (« Organisations non-gouvernementales ») et « International Websites » (« Sites internationaux »). Sur neuf liens, seuls trois liens fonctionnent 80 . Cette impossibilité technique s’explique très aisément : le site du Fatah a été inaccessible pendant plusieurs années, et les liens valides en 2001 ne le sont plus en 2007. Parmi les liens fonctionnant encore, se trouvent The Applied Research Institute (organisme qui aide à la coopération entre les institutions locales et les ONG), The Programme of Assistance to the Palestinian People (site du Programme de développement des Nations Unies), et Khalil Sakakini Cultural Centre (organisme de promotion de la culture palestinienne). Les autres sites, inaccessibles donc, concernent des organismes à vocation généraliste, humaniste, éducative et informative. Le trait commun de ces différents liens réside dans un communautarisme très effacé et un internationalisme patent dans l’intitulé et dans le contenu.

les liens vers les universités

Le Fatah est le seul parti à consacrer une subdivision entière à des liens vers les universités palestiniennes. Il est également la seule instance politique à proposer un lien vers le ministère de l’éducation de son pays. Cette démarche appuyée vers l’éducation participe de la politique du Fatah, qui est de promouvoir les institutions nationales.

les liens réservés aux sites des personnalités politiques

En 2007, trois partis font la publicité de sites consacrés à des hommes et des femmes politiques ; la mise en ligne de blogs ou de sites personnels est un phénomène récent, il est donc normal que de tels hyperliens n’existent pas en 2002. Ces raccourcis sont généralement l’occasion de renvoyer à des personnalités internes au parti : l’UUP consacre ainsi une rubrique « Websites UUP Representatives » (« Les sites des représentants de l’UUP »). D’autres partis, comme le Likud et le Fatah, renvoient au site de leur Président respectif : B. Netanyahu et M. Abbas, ce qui constitue un redoublement de la monstration de la figure du leader. Le Fatah propose également un raccourci vers un autre de ses leaders, Sahker Abu Nizar.

Le Likud renvoie vers le site de l’Institut Jabotinski en Israël. Zeev Vladimir Jabotinski (1880-1940) était le leader de l’aile droite du mouvement sioniste et le fondateur du parti Révisionniste, qui réclamait à l’époque la création d’un Etat juif, intégrant la Jordanie actuelle. Cette référence est un indice supplémentaire de la position politique affichée par le Likud.

les hyperliens du Fatah 

Certains liens du Fatah n’entrent pas dans les précédentes catégories. En effet, le parti de M. Abbas entraîne le lecteur vers une série de sites pour le moins hétéroclites sous la rubrique « Personal Websites » (« Sites personnels »). Sont proposés à l’internaute le site d’un scientifique, sans lien apparent avec une mouvance extra-politique quelconque, Nizar Habasch, puis un site éponyme Baker Abdel Munem, qui regroupe les informations les plus diverses (OLP, universités, ministère des affaires étrangères, etc.) sur la question palestinienne. Un autre site éponyme Ismail and Taman Shammout présente des objets artistiques et se veut un lieu de réflexion sur la culture. Enfin, un dernier lien introduit un site intitulé Gallery of Israeli Massacres, mais l’adresse URL n’est plus valable. C’est pourtant là la seule marque forte et radicale de positionnement à l’égard d’Israël. La rubrique « liens » du site du Fatah n’affiche pas en effet de signes extérieurs d’un positionnement extrême vis-à-vis de l’Etat hébreu.

Voici donc esquissés en quelques points les principales caractéristiques des liens hypertextuels externes des sites étudiés. Outre une ouverture sur l’extérieur que ces ponts offrent immanquablement, ils sont aussi révélateurs de la ligne éditoriale de chaque site au même titre que les adresses URL, le logotype ou la page d’accueil. Si nous reprenons la figure centrale du Nous, point de départ de cette analyse, nous constatons qu’à travers ces liens, elle semble se définir selon trois logiques énonciatives :

un Nous communautaire, celui du Sinn Féin et du Likud,

un Nous profondément politique et ouvert sur les institutions politiques locales, nationales et internationales, celui de l’UUP,

et enfin un Nous atypique, pris entre les deux précédentes tendances, celui du Fatah.

Le lien ne représente pas à lui-seul la force signifiante de l’idéologie d’un parti politique mais constitue un indicateur efficace de sa stratégie discursive au même titre que les discours rapportés, dans la mesure où ces cheminements hypertextuels « renvoie(nt) aux fondements idéologiques et textuels des discours citants 81 » Cela reviendrait-il donc à penser la place du lien dans le discours à l’identique de celle de la citation ? Si cette assertion peut être discutable pour de nombreux sites, elle l’est moins pour ceux des partis politiques et elle mérite donc d’être prise en considération.

L’observation attentive de la page d’accueil des sites des partis politiques apporte un certain nombre d’enseignements sur la situation idéologique et politique des partis qui soit reprennent le discours dominant, soit proposent un discours d’opposition.

La nature indicielle des adresses URL, des liens hypertextuels, de la mise en page, du logotype est incontestable ; présente dans les journaux quotidiens, la topographie et la rhétorique visuelle sont ici démultipliées par les potentialités formelles du multimédia. La mise en scène du discours est celle d’une mise en forme de l’information politique dans laquelle il s’agit d’organiser et de structurer visuellement et de signer ostensiblement son propos par des marques identitaires immédiatement identifiables et signifiantes.

Notes
78.

Jeanneret Yves, Souchier Emmanuel, « Pour une poétique de l’écrit d’écran », Xoana, images et sciences sociales, 6-7, 1999, p. 97-107.

79.

Le Bétar est d'un mouvement de jeunesse juif, sioniste révisionniste , fondé en 1923 par Vladimir Zeev Jabotinsky . Il est considéré comme étant proche idéologiquement du Likoud .

80.

[Référence du 15/07/2007].

81.

Maingueneau Dominique, L’analyse du discours, Paris, Hachette, 1991, p. 136.