3-Le dispositif formel : une rhétorique à part entière sur internet

Les deux précédents développements montrent que le discours sur internet est supporté par un dispositif singulier, constitué de cadres formels s’appuyant sur des matériaux divers qui allient la tradition du texte et de l’écrit à la nouveauté du multimédia. Cette alliance inédite implique de repenser les figures classiques du discours et d’envisager quel rôle la rhétorique et les techniques de l’argumentation peuvent y jouer. Cette question est sous-jacente à toute notre analyse de corpus, mais nous souhaitons nous arrêter, dans ce paragraphe, sur deux points précis : la place de l’argumentation dans les pages d’accueil et la façon dont l’arborescence des sites étudiés sont les indices d’une rhétorisation du dispositif supporté par internet.

Nous avons évoqué les notions de rhétorique et d’argumentation dans les subdivisions précédentes. Nous y revenons à présent afin de fixer leur sens dans le cadre spécifique de notre étude. D’Aristote jusqu’à la fin du XIXème siècle, l’argumentation se divise en trois grandes catégories de discipline selon Christian Plantin : « l’argumentation est liée à la logique, ‘ art de penser correctement ’ (souligné par l’auteur), à la rhétorique, ‘ art de bien parler ’ et à la dialectique ‘art de bien dialoguer’ 82   ». La rhétorique serait donc une partie de l’argumentation ; Christian Plantin utilise le terme de « argumentation rhétorique » et en propose une définition illustrant la nature « rhétorique » d’un site ou d’une page internet :

« C’est une rhétorique référentielle, c’est-à-dire qu’elle inclut une théorie des indices, pose le problème des objets, des faits, de l’évidence, même si leur représentation langagière adéquate ne peut se saisir que dans le conflit et la négociation des représentations ; elle est probatoire, c'est-à-dire qu’elle vise à apporter sinon la preuve, du moins une meilleure preuve ; elle est polyphonique […]. Dans l’ensemble technique que constitue la rhétorique, la théorie de l’argumentation correspond à l’invention” 83 , ses concepts essentiels sont les topoï, qui se matérialisent dans des éléments concrets ou enthymèmes, faits discursifs complexes de logique, de style et d’affects 84 »

Considéré comme l’un des pères fondateurs du genre, Aristote est le premier à donner de la rhétorique une « image » positive. Nous reprenons ici trois interprétations de la rhétorique, citées par Michel Meyer dans La rhétorique 85 , qui nous semblent révélatrices des tensions à l’œuvre dans sa définition : « 1) La rhétorique est une manipulation de l’auditoire (Platon), 2) la rhétorique est l’art de bien parler (ars bene dicendi de Quintilien), 3) la rhétorique est l’exposé d’arguments ou de discours qui doivent et qui visent à persuader (Aristote). » Dans les trois cas, le langage (écrit ou parlé) est au centre de la rhétorique, mais chacun l’oriente vers des pôles différents : pour Platon le pathos (s’adressant à la sensibilité de l’auditoire, l’orateur provoque chez celui-ci des émotions), pour Quintilien l’ethos (la dimension de l’orateur, l’éloquence) et pour Aristote le logos (raisonnement et mode de construction de l’argumentation).

Nous choisissons ici la nomenclature classique faisant appartenir la rhétorique à l’argumentation. En faisant ce choix, nous n’ignorons pas l’évolution et la singularisation de l’argumentation depuis la seconde moitié du XXème siècle comme discipline à part entière ; nous pensons simplement, que dans le cas particulier des sites internet, rhétorique et argumentation doivent être envisagées dans une relation de contiguïté. Notre choix se base sur l’ouvrage de Ruth Amossy 86 qui se nourrit largement des apports de Chaïm Perelman et Lucie Olbrechts dans Le traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique. Cet intitulé est important, dans la mesure où il guide notre parti-pris analytique : « l’étude des techniques discursives permettant de provoquer ou d’accroître l’adhésion des esprits aux thèses que l’on propose à leur assentiment 87  » Nous aurons soin néanmoins d’insister sur la matière textuelle et l’agencement de la page et sur la mobilisation des affects sur la page-écran.

Nous remarquons, dans ce développement introductif, que la rhétorique est structurée autour du logos, du pathos et de l’éthos. C’est à partir de ce triptyque que nous allons étudier chacune des pages d’accueil, en partant du postulat que l’une des trois dimensions peut y être dominante. A travers l’éthos, nous étudierons la place du leader politique ; nous examinerons la place du pathos sur la page-écran et les arguments (logos) mis en avant pour convaincre et persuader l’internaute.

Le second temps de notre analyse sera consacré aux arborescences des sites, que nous avons tracées en coupe, afin de mieux saisir la profondeur réticulaire sur internet. Ces schémas sont ici envisagés comme des éléments rhétoriques, mais nous aurons soin de les interpréter également dans les chapitres suivants car ce sont des clés d’explication des stratégies discursives des partis politiques.

Notes
82.

Plantin Christian, L’argumentation, Paris, « Que sais-je ? »Presses Universitaires de France., 2005, p. 4. 

83.

L’adresse rhétorique est divisée classiquement en cinq parties : 1) l’invention, 2) la disposition (narration), 3) l’élocution, 4) la mémoire et 5) l’action.

84.

Plantin C., op.cit., p. 5.

85.

Meyer Michel, La rhétorique, « Que sais-je ? », Paris, Presses Universitaires de France, Paris, 2005, p. 5.

86.

Amossy Ruth, L’argumentation dans le discours, Paris, Nathan, 2000.

87.

Perelman Chaïm, Olbrechts Lucie, Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique, Bruxelles, Editions de l’université de Bruxelles, 2000, p. 5.