3-1-1 La question argumentative

Analyser la rhétorique des sites par la question argumentative nous semble un bon moyen d’entrer dans les stratégies discursives despartis politiques en ligne. Nous reprenons ici leschéma argumentatif proposé par le modèle dialogal, qui envisage l’argumentation comme une énonciation fondée sur le dialogue. Nous utilisons à dessein le terme de dialogue, et même de trilogue, car même si toutes les instances de parole ne sont pas présentes dans le discours politique, celui-ci est pensé à partir des électeurs potentiels ou contre les partis adverses.

Ce modèle met au premier plan le concept de question argumentative, initié par Quintilien dans l’étude sur l’interaction judiciaire dans Rhétorique à Herennius 88 .La question argumentative met en scène trois actants : le Proposant, l’Opposant et le Tiers. Chacun d’eux a un rôle précis dans l’argumentation rhétorique et propose un modèle discursif différent. Le proposant (P) est dans le rôle argumentatif de base ; c’est lui qui fait un discours de proposition. Par exemple, si nous nous référons à l’espace public nord-irlandais, le Proposant peut-être le DUP. L’Opposant (O) va tenir un discours contre le discours du Proposant, il va se définir par l’opposition et la négation du discours proposé : le Sinn Féin peut ainsi se définir comme l’Opposant. Nous sommes là dans une logique de confrontation purement dialogale. Pour que le Tiers (T) apparaisse dans ce jeu à deux, il faut qu’entre les actions discursives « Proposer » et « Opposer », soit introduite une question de type «  Catholiques et Protestants peuvent-ils parvenir à la paix, et à l’équilibre social et économique ? ». Le Tiers peut être le gouvernement britannique, le gouvernement irlandais, l’électeur nord-irlandais ou encore l’internaute lambda.

Il y a une troisième alternative dans le schéma proposition / opposition, qui est l’action de « Douter », le Tiers ne s’alignant sur aucune des deux positions. Face à cette question, le Proposant va affirmer : « Non, les Catholiques républicains en sont incapables (sous-entendu, oui, le DUP peut le faire) » alors que l’Opposant va dire « Oui, nous le pouvons », (sous-entendu, non le DUP en est incapable).

Nous sommes dans une logique de dialogue à trois puisque le locuteur s’adresse à la fois à l’adversaire-interlocuteur mais aussi au Tiers-interlocuteur. La question argumentative est le lien entre le Proposant et l’Opposant ; elle leur permet de se situer dans le discours, en prenant pour point de repère argumentatif la position du Tiers. Selon C. Plantin, la situation discursive dans laquelle le Tiers est éliminé, n’est plus rhétorique mais dialectique, ce qui conduit à « la constitution d’un système de normes objectives / rationnelles ; de façon à peine déguisée on pourrait dire que le Tiers est alors remplacé par la Raison ou par la Nature, autrement dit par les règles du Vrai 89  ». Dans ce cas de figure, chaque acteur se voit attribuer un rôle précis (Opposant ou Proposant) dans lequel le Tiers n’a aucune place à tenir, puisqu’il ne s’agit plus de convaincre mais de raisonner à partir de la dichotomie vrai / faux.

Si nous rapportons ce schéma au conflit nord-irlandais, le Proposant et l’Opposant sont interchangeables. C’est-à-dire que les Républicains (constitué par le SDLP et le Sinn Féin) et les Unionistes (UUP et DUP) peuvent jouer l’un ou l’autre rôle. Face à la question argumentative de la réussite du processus de paix et donc d’un gouvernement bipartite, deuxpoints de vue s’opposent. Ainsi, si nous nous arrêtons très rapidement à un élément discursif de la page d’accueil de ces quatre sites, deux signes ostentatoires identitaires se répondent : le DUP et l’UUP affichent le drapeau anglais alors que le Sinn Féin et le SDLP arborent dans leur sigle les couleurs de l’Irlande. Cet indice identitaire appartient à la stratégie argumentative des partis.

Au-delà de ce premier constat, nous pouvons en faire un second : il y a entre ces quatre sites un deuxième niveau dialogal. Celui-ci est constitué de la forte opposition interne qui règne entre les partis unionistes et entre les partis républicains. Depuis 2003, le paysage politique nord-irlandais a changé, le Sinn Féin et le DUP ayant gagné tous les suffrages devant le SDLP et l’UUP. Il y a donc là un second argumentaire qui se développe à côté du premier : le Tiers peut être le même, mais il peut être constitué plus spécifiquement de la population nord-irlandaise. En effet, la question rhétorique inhérente à ces luttes intestines se déplace sur la scène politique locale et peut être formulée ainsi : « Peut-on nous garantir un meilleur niveau de vie ? ».Si nous appliquons ce schéma aux Unionistes, le Proposant peut être l’UUP dont la Proposition peut se trouver dans le slogan « For All of Us » (sous-entendu, « oui nous le pouvons, et nous le garantissons à tous les Protestants mais aussi aux Catholiques ») ; l’Opposant devient alors le DUP, son contre-argument étant là aussi synthétisé dans le slogan « Northern Ireland Largest Political Party » (sous-entendu, «  non, l’UUP a tort. Nous en sommes les seuls capables, vous nous avez d’ailleurs fait confiance puisque nous sommes le premier parti politique nord-irlandais »).

De la même manière, nous pouvons plaquer ce schéma sur les partis républicains : le Proposant pouvant être le SDLP avec son slogan, « Join us in our vision : A Better Way to a Better Ireland », (sous-entendu, « oui, le SDLP peut apporter la meilleure solution) ; le Sinn Féin devient alors l’Opposant, puisque le contre-argument à « une Irlande meilleure » équivaut à une surenchère politique, « Building an Ireland of Equals », (sous-entendu, « Non, le SDLP a tort puisqu’il parle d’une Irlande simplement meilleure, alors que nous, nous parlons d’une Irlande égalitaire »).

Ces deux exemples sont des vues extrêmement schématiques de la façon dont peut se comprendre le mécanisme de l’argumentation dialogale ; ces raccourcis nous permettent cependant de tracer des lignes d’opposition majeures que nous développerons ultérieurement.

A l’intérieur de ces deux niveaux de dialogue, nous pouvons d’ores et déjà discerner des nuances dans les lignes directrices de l’argumentation des différents partis. En effet, le Sinn Féin et le DUPsemblent adopter plus radicalement un discours d’opposition, dans le sens où le contenu de chacun des deux sites donne l’impression d’un discours second en référence, ou plutôt en contradiction, avec une Proposition première. Dans le cas d’un « dialogue » entre Unionistes et Républicains, la rubrique de la page d’accueil du DUP intitulée « Getting it right. Forcing the Republicans to deliver » est sans conteste l’indice d’une contre-attitude généralisante (les Unionistes, incluant l’UUP et le DUP contre les Républicains) face à la position politique du Sinn Féin et du SDLP largement favorables à un gouvernement bipartite. La rubrique « DUP Manifestos » avec comme sous-titre « We keep our promises » peut être, quant à elle, interprétée comme une contre-proposition à la politique de l’UUP en matière économique, éducative et sociale.

Pourquoi soulignons-nous, qu’au second niveau dialogal, le pôle argumentatif du Sinn Féin et du DUP est celui de la contre-proposition, celui de l’Opposant face aux propositions du SDLP et de l’UUP ? Ce sont des considérations historiques et politiques qui nous font d’abord avancer cela ; l’analyse des deux sites confirme ce postulat. Nous pensons donc que les positions du DUP et du Sinn Féin jusqu’en 2003 ont toujours été celle de partis d’opposition, se définissant contre la politique « plus modérée » du SDLP et de l’UUP. Le Sinn Féin et le DUP ont alors développé un discours basé sur la différenciation ; leur différence est située dans les paroles et dans les actes, parfois radicaux. Ils ont produit, par désir de légitimation, ce que l’argumentation rhétorique nomme la charge de la preuve, réservée traditionnellement au Proposant. La charge de la preuve du DUP est basée sur la monstration du maintien des valeurs traditionnelles unionistes et sur la réussite économique et sociale ; celle du Sinn Féin est centrée d’avantage sur la réaffirmation identitaire et sur le refus des discriminations. De fait, les deux partis « challenger » ont conservé jusqu’à aujourd’hui, avec quelques nuances, la tradition rhétorique qui étaient la leur auparavant.

Cette modalisation des rôles dans les deux niveaux d’argumentation dialogale est complexe à fixer dans la mesure où les positions Proposant / Opposant changent en fonction de la question rhétorique. Néanmoins, elles ne sont pas incompatibles entre elles comme nous venons de le voir dans les pages d’accueil. Dans les deux cas, il s’agit de la logique de la contradiction, basée pour l’UUP et le SDLP sur l’objection, et pour le Sinn Féin et le DUP sur la réfutation propositionnelle ou contre-argumentation. L’objection est un niveau atténué de la contradiction, dans le sens où elle ne clôt pas le dialogue comme la réfutation : « celui qui réfute prétend clore le débat ; celui qui objecte maintient le dialogue ouvert 90 . »

Le modèle dialogal est plus difficilement applicable au conflit israélo-palestinien ; en effet, il nous semble en même temps trop simple et trop compliqué d’établir une symétrie de dialogue avérée entre le site internet du Fatah et ceux des partis israéliens. Trop compliqué, car si le Fatah aborde très clairement la question de l’Intifada, des territoires, et de la violence (pour la commémorer dans la rubrique « Portraits de martyrs »), les partis israéliens ne le font pas : le registre des discours n’est donc pas le même. Dans leur page d’accueil, ceux-ci n’affichent pas ostensiblement une argumentation inférant à la question rhétorique de premier niveau « La paix est-elle possible ? ». Seul le Likud évoque, dans le bas de sa page d’accueil, la question du territoire et de la sécurité mais c’est d’avantage en opposition au premier ministre israélien et donc à Kadima qu’au Fatah.Trop compliqué aussi car nous avons affaire à deux espaces publics distincts ; les problématiques internes (économique, sociale et éducative) ne sont pas comparables.

Trop simple ensuite, car tout oppose les pages d’accueil des quatre sites, au niveau de la forme (la langue, les visuels) et du contenu. Il ne semble pas y avoir de points de convergence politique et il n’y en pas dans les faits, puisque l’espace public réfère à deux territoires (géographique et politique) dirigés par deux gouvernements distincts. La simplicitévient donc de cette aporie argumentative initiale ; il ne peut y avoir argumentation, car il n’y a pas de modèle dialogal a priori entre les partis politiques palestiniens et israéliens. L’argumentation telle que la définit C. Plantin « ancre l’énonciation argumentative dans le dialogue entre points de vue incompatibles sur un même objet 91  ». Or les partis palestiniens et israéliens ne dissertent pas a priori sur le même objet, dans la mesure où les premiers conditionnent la paix à la création d’un Etat avec Jérusalem-Est pour capitale alors que les seconds associent la condition de paix à la sécurité à l’intérieur d’un territoire, que les Palestiniens revendiquent partiellement. C’est la question du statut du territoire qui rend impossible la rencontre des deux paroles.Néanmoins, si nous faisons abstraction de cette incompatibilité géographique et statutaire et que nous nous référons au caractère sacré du territoire, nous avons un point de convergence : la Terre Sainte. C’est le caractère sacré du territoire qui crée le lien et permet à la question rhétorique d’exister au moins partiellement. Le Proposant est constitué de l’Etat israélien (incluant le gouvernement, les partis politiques, la Knesset, la population israélienne), l’Opposant est la nation palestinienne (incluant le gouvernement, les partis politiques 92 et la population palestinienne) et le Tiers se compose de l’union européenne, des Etats-Unis et de certains pays arabes. La page d’accueil et le site du Fatah peuvent se comprendre alors comme un contre-argument à la proposition israélienne ; les rubriques « Dossiers des martyrs », « Colloque de Jérusalem – la paix et la liberté », « L’Intifada dans la presse » et le logo du Fatah dont les inscriptions réfèrent à « la tempête », « La révolution jusqu’à la victoire », sont les indices rhétoriques d’un discours de réfutation-destruction. Si nous reprenons la terminologie de C. Plantin dans l’ouvrage précédemment cité,c’est précisément à ce point que nous retrouvons l’aporie argumentative entre les deux entités discursives(Proposant et Opposant) : la réfutation-destruction 93 disqualifie d’entrée le discours de Proposition d’Israël à plusieurs niveaux :

sur la forme linguistique : les uns parlent de nation palestinienne, les autres d’Etat palestinien, les uns évoquent les implantations juives comme des colonies, les uns parlent de résistance à l’occupant là où les autres accusent le terrorisme.

sur le contenu de l’argumentation : Israël demande la sécurité pour entamer les pourparlers, la Palestine exige l’arrêt des opérations militaires israéliennes pour envisager un dialogue sérieux entre les deux parties.

le décalage propositionnel entre les deux adversaires est renforcé par le statut de la Palestine, c’est d’ailleurs le cœur de la réfutation : Israël est un Etat, la Palestine une nation.

Le discours du Proposant est donc rejeté par l’Opposant pour vice de forme. Au-delà de ce premier niveau dialogal, un second se profile. L’observation des pages d’accueil des sites israéliens met en évidence une interaction argumentative entre Kadima et le Likud. Kadima et Ehud Olmert (représentant le gouvernement actuel) sont le Proposant désigné, si nous nous référons aux propos tenu par le Likud dans sa page d’accueil : « Le Likud s’oppose à toutes discussions sur le fait même qu’un retrait israélien du Golan préviendra une guerre. Au contraire, cette approche nous en apprend sur la faiblesse du gouvernement d’Olmert. ». Il y a là un discours de contradiction affirmé dès la page d’accueil, qui est de l’ordre de la réfutation prépositionnelle.

Dans le conflit israélo-palestinien, le modèle dialogal ne semble donc pouvoir réellement s’appliquer que dans le cadre d’une opposition politique interne à l’espace public israélien, c'est-à-dire entre le Likud, Aavoda et Kadima. Cependant, le discours en ligne d’Aavoda est presque inexistant, ce qui réduit encore l’espace de la confrontation politique en ligne.

Envisager l’argumentation des discours des partis politiques dans une logique tripolaire, Proposant-Opposant-Tiers, nous a permis de poser un premier jalon dans l’étude de l’argumentation rhétorique des pages d’accueil. Il convient à présent de nous intéresser plus précisément aux pages d’accueil selon les trois composantes de la rhétorique classique : logos, ethos et pathos.

Notes
88.

Quintilien, Rhétorique à Herennius, texte établi et traduit en français par Guy Achard, Paris, Les Belles Lettres, 1989.

89.

Plantin C., op.cit., p. 64.

90.

Plantin C., op.cit., p. 71.

91.

Ibid.., p. 59.

92.

Nous avons précédemment informé notre lecteur que la situation palestinienne était extrêmement instable depuis juin 2007 puisque le Hamas a pris le contrôle de la bande de Gaza, entraînant une guerre de clan entre partisans du Fatah et du Hamas.

93.

Plantin C., op.cit., p. 65.