1-1-1 La figure énonciative : « Le Raïs, ses talents, ses mauvais choix 127  » 

Libération associe à la figure de Y. Arafat un certain nombre de qualificatifs, allant du sobriquet sympathique « le vieux » à son nom de guerre « Abou Amar » ou des termes faisant allusion à son passé militaire « l’ancien chef de guerre », le « fedayin 128  », « l’icône de la lutte armée », en passant par des termes plus neutres, « le symbole de la lutte palestinienne » ; « le père du mouvement palestinien », « le Président », « le Raïs », « M. Palestine », et des jugements sur sa capacité politique « un dirigeant suprême et une clé de voute » , « pas un gestionnaire, un véritable animal politique », « notre Président pour toujours ».

A plusieurs moments de l’argumentation, Libération présente une figure positive et élogieuse du Raïs, décrite comme « le symbole de la lutte palestinienne » ; nous avons relevé plusieurs articles référant à cette représentation du leader politique :

titre : « Sans le Président, on a plus de cause. »

sous-titre : « A Gaza, dans un climat tendu, les Palestiniens ont suivi hier l’aggravation de l’état de santé du Raïs. »

Le titre anaphorique renvoie à la situation critique de Y. Arafat, précisée dans le sous-titre. Il dévoile l’importance de l’image du leader palestinien : comment un homme, par le symbole qu’il représente, devient une « institution » fédérant autour de lui la nation palestinienne. La titraille comme les citations mettent en évidence la place prépondérante prise par Y. Arafat dans la société palestinienne : «  Le pays est foutu […] Mais il est notre symbole, notre père à tous. On ne peut pas vivre sans lui 129  ». Cestémoignages d’hommes de la rue sont là pour attester du caractère symbolique et intemporel de la figure de Y. Arafat.

Le Raïs est donc représenté comme un symbole, appartenant en quelque sorte au patrimoine national comme le souligne Tayeb Abdelrahim, dirigeant palestinien : «  Arafat n’est pas la propriété d’une petite famille. Il appartient à tout le peuple palestinien  ».

titre : « Yasser Arafat laisse la Palestine orpheline. »

sous-titre : « Ramallah s’apprête à accueillir aujourd’hui la dépouille du Raïs, décédé hier à Paris. » 

Le titre informationnel annonce la disparation de Y. Arafat, le sous-titre apporte des précisions temporelles et factuelles. L’article relaie l’émotion due à la mort de Y. Arafat par deux mises en exergue dans le texte, « Hébétés » et « Naqba 130  ». L’irréalité de la mort physique (par opposition à la permanence de la figure symbolique) du leader palestinien est sous-jacente à tout l’article : « Chacun reste spectateur d’un cauchemar (souligné par nous 131 ) dans lequel il n’arrive pas à se résoudre à plonger ». Les interviews des Palestiniens soulignent leur attachement au Raïs et contribuent à diffuser une image avantageuse de leur dirigeant : «  Il était tout pour nous. Comme un père qui s’occupe de tout dans son foyer, l’électricité, le pain… C’est une naqba

Cette représentation favorable du leader palestinien est souvent la reproduction d’un discours tiers, ce qui permet au journal, tout en rendant compte de la façon dont l’événement est vécu par les Palestiniens, de prendre une certaine distance énonciative vis-à-vis de la disparition de du Raïs.

Cependant, Y. Arafat, sous la plume directe des journalistes de Libération ou sous le coup du discours rapporté, est aussi « le principal obstacle de la paix, celui par qui “ tout le mal est arrivé  ». Un article, daté du 12 novembre 2004, est révélateur de cette logique dépréciative :

titre : « L’échec d’un chef de guerre à asseoir son Autorité. »

sous-titre : « Le leader de l’OLP n’aura pas réussi à construire un Etat pour les Palestiniens, ni à faire la paix avec Israël. »

Le titre anaphorique renvoie à la description de ce qu’a été la vie de Y. Arafat, dont Libération tente de se faire le relais. Le sous-titre permet de préciser ce à quoi fait référence le titre : la difficulté du leader palestinien à conduire une politique stable et fiable. La titraille est relayée par les mises en exergue dans l’article, insistant sur les faiblesses de Y. Arafat et contribuant à donner une image négative : « Piètre négociateur », « Autocrate paternaliste », « Partenaire impossible », « Combattant contradictoire ». A cet effet d’accumulation, s’ajoutent les propos rapportés de Yosef Lapid le considérant comme «  non seulement le chef du terrorisme contre Israël, mais aussi le père géniteur du terrorisme qui sévit actuellement dans le monde  ».

Y. Arafat, enfin, est représenté dans Libération comme une personnalité insaisissable, une sorte de Janus politique, dont l’ambiguïté est marquée par Claude Guibal :

- titre : « L’Egypte avait déjà fait son deuil du combat palestinien. » (07/11/2004)

sous-titre : « Depuis plusieurs années, la corruption, l’autoritarisme et l’échec des réformes ont noirci son image. »

Les références aux figures du passé, le rythme binaire de l’article illustré par les propos de l’éditorialiste du quotidien égyptien, Al-Ahram : « Arafat aurait voulu “ être en même temps le Ho chi Minh des Palestiniens et leur Sadate, sans arriver à choisir ” », ou la rivalité entre le Y. Arafat d’autrefois, « l’image d’Abou Amar, […]symbole incontesté de la lutte palestinienne » et celui d’aujourd’hui, « une icône bien écornée », donnent un discours balançant entre la représentation fantasmé d’un leader en train d’agoniser et la réalité politique.

L’éditorial de Patrick Sabatier, dans Libération du 05 novembre 2004, énumère de façon assez pertinente la synthèse des qualificatifs associés à Y. Arafat et illustre la complexité du personnage : «  L’éternel exilé (souligné par nous), le fedayin , qui prétendait avancer “le fusil dans une main, la branche d’olivier dans l’autre ”, dénoncé comme parrain du terrorisme , récipiendaire du Prix Nobel de la Paix , caméléon ayant adopté toutes les nuances de la politique arabe, ascète et potentat accusé de népotisme et de corruption , a été plus que l’ icône , l’ âme même de la Palestine, son “ raïs  ”. »

Le Monde procède de la même logique énonciative lorsqu’il s’agit de nommer le Président de l’Autorité palestinienne, donnant au lecteur une représentation double de Y. Arafat. Plusieurs termes employés par Libération le sont également par Le Monde, soit parce qu’il y a une terminologie « cadre » pour nommer Y. Arafat, « le leader palestinien, « le vieux », « le dirigeant palestinien », « le Raïs », « le chef de l’OLP », « le chef historique », « le Président Arafat », soit parce que les deux journaux utilisent les mêmes sources pour le discours cité.Ce sont par exemple «  la clé de voûte du système politique palestinien  », «  le père de la Palestine  », mais aussi des termes plus critiques à son encontre : «  le chef terroriste  », «  le père géniteur du terrorisme  », «  le chef d’une bande d’assassin  », «  l’ennemi  », «  le mal absolu  ».

Deux points nous semblent cependant remarquables : la diversité et la quantité du lexique qualifiant Y. Arafat sont supérieures dans les articles du Monde. Cela n’est pas a priori très significatif, mais ces constats prennent sens lorsque nous les détaillons. Nous avons relevé dans Libération quarante-trois occurrences différentes, dont trente à connotation positive et treize négative. La répartition est totalement différente pour Le Monde, puisque sur cinquante-sept occurrences différentes, vingt-quatre ont un caractère positif ou neutre, et trente-trois ont une résonnance négative. Si nous faisons le rapport entre les deux totaux, les occurrences énonciatives négatives et positives se répartissent comme suit : Libération 30% - 70%, et Le Monde 58% - 42%. La terminologie liée à la figure du leader politique est donc quantitativement plus favorable à Y. Arafat dans Libération, alors qu’elle est beaucoup plus nuancée, voire défavorable dans Le Monde.

Le second point remarquable quant à la terminologie tient à la composition des occurrences ; elles sont de composition beaucoup simple dans Libération, de type déterminant+substantif, « le vieux », alors que Le Monde produit ou reproduit plus fréquemment (sous couvert du discours cité) des occurrences composées d’un déterminant+ substantif+complément de nom ou proposition complétive, « le fils du lion », « le chef d’une bande d’assassins », « le chef symbole qui a été empoisonné ». Le Monde se différencie de Libération en proposant des figures allégoriques « le fils du Lion », « cet homme aux sept âmes » ou métaphoriques, « un tueur de juifs », « nous aussi, nous avons notre Ben Laden : Arafat ».

Par ailleurs, les qualificatifs à connotation négative sont, comme pour Libération, issus pour moitié du discours rapporté et font référence par comparaison à des figures de l’actualité – Oussama Ben Laden ou Fidel Castro, «  un régime similaire à Fidel Castro  » ou de l’histoire - Adolf Hitler, « la réincarnation d’Hitler ».

Au-delà des occurrences terminologiques, le discours délibératif du Monde prend sa source dans des articles qui dépeignent un homme politique respecté et aimé dans son pays, et qui, cependant, renvoient au lecteur l’image d’un homme corrompu et maladroit dans ses tentatives diplomatiques.

Nous partons du principe que le discours délibératif doit donner des preuves à charge et à décharge afin de proposer à l’auditoire une représentation médiatique équilibrée de la figure politique. Nous avons trouvé des indices de discours à décharge dans un certain nombre d’articles dont deux sont parus le 06 novembre 2004 :

titre : « Israël et les Etats-Unis vont être contraints de revoir radicalement leur stratégie. »

sous-titre : « L’émergence d’une nouvelle direction palestinienne pourrait amener Ariel Sharon et George Bush à reprendre le dialogue. »

L’emploi dans le titre de l’attribut « contraints » et de l’adverbe « radicalement » confère au titre une note injonctive qui équivaut pratiquement à la dénonciation d’une situation antérieure, précisée dans le lead de l’article. Le titre informationnel fait allusion à l’attitude israélienne et américaine vis-à-vis de Y. Arafat ; la première moitié de l’article dénonce l’attitude des deux gouvernements dont l’objectif semblait être de « briser le symbole du mouvement national palestinien ». La technique de l’argumentation ad hominem et/ou ad personam est fréquente dans les stratégies dépréciatrices ; l’article est particulièrement intéressant car il décrit les stratégies argumentatives des gouvernements israélien et américain à l’encontre de Y. Arafat. Il y a donc dans cet article une sorte de mise en abyme argumentative dont le procédé revient à dénoncer le dénonciateur. Le journaliste justifie par ailleurs l’attitude d’Arafat par un argument de bon sens : « Humilié, M. Arafat était d’autant moins en situation de faire ce qu’on exigeait de lui ».

titre : « ‘Il va libérer un grand espace, il tenait tous les pouvoirs entre ses mains’, analyse Amjad ».

Ce titre - citation donne de la crédibilité à l’énoncé et donc potentiellement à la suite de l’article. La titraille est polysémique dans la mesure où elle peut suggérer le soulagement ou l’inquiétude dans la première proposition, alors que la seconde a une valeur de constat. La citation tiré de l’interview d’un palestinien, Amjad, est à envisager dans sa totalité pour recouvrer sa valeur de demi-admiration : « Il faudra organiser des élections collégiales, car personne n’est aussi fort que lui pour tout contrôler ». L’article est basé sur une série de témoignages qui, à défaut de crier leur peine, concèdent un certain nombre de qualités à Y.Arafat : « C’était un combattant et un homme courageux ».

titre : « Pour les habitants de Gaza, le leader palestinien, ‘irremplaçable’ est maintenant au ‘paradis’. » (11/11/04)

Le titre informationnel renvoie, par l’épithète « irremplaçable », à la figure singulière du leader palestinien, n’apparaissant pas comme un leader politique classique, remplaçable au moins par les suffrages. Le corps de l’article est une sorte d’hommage du peuple palestinien à son Raïs. Les témoignages élogieux s’accumulent : «  il représente tout pour moi  », «  ils sont tous Y. Arafat. Arafat n’est pas mort car Arafat c’est toute la Palestine  », «  ce sera impossible de le remplacer  ». L’accumulation vaut preuve, mais les différents témoignages mettent surtout en évidence le décalage entre l’homme (remplaçable car mortel) et le symbole politique (irremplaçable) : «  on va perdre son corps physique mais on ne va pas perdre ses principes  ». Ces différents exemples mettent Arafat sur un piédestal, confirmant le processus en cours de mythification idéologique et politique.

Mais Le Monde propose aussi un discours à charge. Nous avons noté trois articles de ce type dans l’édition du 06 novembre 2004. Il est intéressant de remarquer que ce numéro offre au lecteur un nombre presque équivalent d’articles présentant Y. Arafat sous un angle favorable et défavorable. Le Monde du 06 novembre 2004 constitue en quelque sorte le parfait exemple du discours délibératif.

titre : « Une vie en symbiose avec la religion, non sans arrière-pensées tactiques. »

Le titre anaphorique fait référence à la vie d’Arafat très présente dans cette édition du Monde. Une photo, accompagnant l’article représente Arafat agenouillé, en train de prier. Le titre et le contenu de l’article sont structurés sur un rythme identique, celui de la contradiction. Le discours dialectique est ancré dans le titre nominalisé, syntaxiquement coupé en deux ; la deuxième partie du syntagme exprime la restriction appliquée à la première partie du titre.

Cette construction binaire basée sur la restriction est présente également dans le corps de l’article, puisque celui-ci débute par le marqueur temporel «  toute sa vie  (souligné par nous) » et que la cassurediscursive intervient avec l’entame de phrase «  en revanche  ». Ce procédé stylistique contribue à donner une image négative du leader palestinien, perçu comme un opportuniste.

titre : « Circuits financiers occultes et magot en millier de dollars. »

sous-titre  : « Selon « Forbes », la fortune du chef palestinien vient deux rangs après celle d’Elizabeth II »

Le titre informationnel nominalisé renvoie à une certaine figure de Y. Arafat. Le sous-titre précise le niveau de lecture et situe la position du leader palestinien. L’article est un discours à charge, fondé sur le principe de l’accusation : « le chef de l’OLP aurait détourné plusieurs centaines de millions de dollars des caisses de l’Autorité palestinienne », puis de la preuve par le détail : « Ce siphonage aurait débuté en 1994… » ; et enfin de la justification du forfait : « Mais Yasser Arafat a toujours eu besoin d’argent pour consolider son pouvoir, s’attirer des fidélités, calmer certains groupes ».

Cet article contribue à donner une image négative de Y. Arafat, renforcée par l’article suivant, « Une série de faux pas depuis les négociations de Camp David », qui, en mentionnant les erreurs commises par Y. Arafat depuis 2001, conclut que « le vieux chef palestinien va multiplier les erreurs de jugement, les atermoiements politiques, et les décisions à contretemps ».

A l’identique de Libération, Le Monde représente Y. Arafat comme un Janus politique, partagé entre ses intérêts personnels et ceux de la Palestine.

titre : « Un palestinien. »

L’éditorial propose un portrait contrasté du leader palestinien, oscillant entre la reconnaissance des avancées politiques, « par sa ténacité (souligné par nous), sa capacité à regrouper les fils épars d’un fil démembré, il aura été celui qui a su lui rendre sa visibilité , lui forger une identité nationale  », et son «  incapacité à se muer en homme d’Etat ». L’auteur met donc en exergue, par l’énumération, différents aspects de l’histoire de Y. Arafat et résume l’ambiguïté politique du personnage par une proposition mettant sur un pied d’égalité, par la conjonction « comme » qui exprime l’addition de deux modes opératoires : « par la diplomatie comme par la lutte armée, terrorisme inclus ». Le fait que ce groupe nominal ne porte pas de jugement explicite, renforce la visée de véracité du propos.

titre : « Arafat vu par Le Monde. »

chapô : « Au fil des années, des événements et des retournements, les correspondants de notre quotidien se sont succédés pour tenter de cerner la personnalité du chef de l’OLP. Voici des extraits de leurs articles, depuis 1969. »

L’intérêt de cet article réside davantage dans sa forme et le jeu de mots dans le titre que dans le contenu. Le titre « Arafat vu par Le Monde » joue sur la doublesignification induite par le nom du journal ; ainsi, le titre peut-être compris comme la vision que donne le journal du leader palestinien, mais peut également mettre le lecteur dans une sorte de méta-position, le monde entier observant Y. Arafat. Si nous traçons le chemin discursif sur lequel nous conduisent les différents intertitres de l’article, celui-ci nous mène à une sorte de cycle, allant du résistant-guérillero au prisonnier-résistant.

Le guérillero  l’orateur  le catalyseur  le « vieux »  le chef de village  l’élu  le prisonnier

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Cet article montre un personnage avec de multiples facettes et illustre l’oscillation discursive des deux quotidiens français, qui dressent un portrait retraçant la complexité du personnage politique.

Notes
127.

Article du Monde, paru le 11/11/2004.

128.

Les combattants palestiniens de l’OLP et du Fatah se nomment eux-mêmes fedayin (en arabe, « qui se sacrifie »).

129.

Nous signalons les termes issus du discours rapporté par les caractères en gras.

130.

En arabe, « Naqba » signifie la catastrophe.

131.

Par convention d’écriture, lorsque nous soulignons dans le texte cité des mots ou des groupes de mots, nous le mentionnons au début de la citation pour toute la citation.