1-1-2 Les funérailles

Le temps des funérailles est celui de l’hommage du peuple palestinien rendu à son Raïs, du monde politique au leader palestinien et des déclarations d’hommes d’Etat sur l’événement.

Libération y consacre deux numéros, deux Unes et de nombreux articles ; le journal modifie pour l’occasion son rubriquage. Pour la circonstance, les rubriques se composent d’une tête de rubrique en page 2 et 3 du journal, « événement ARAFAT », situant par le terme « événement » l’importance du fait ; en pages suivantes, l’en-tête « ARAFAT » renvoie anaphoriquement au sujet traité .Voici la composition de l’édition du 12 novembre 2004 132  :

Nous n’analyserons pas tous les articles mais nous souhaitions donner une vue synthétique des sujets traités autour de la mort de Y. Arafat et de leur localisation dans l’espace du journal. Ainsi, nous constatons que les articles ayant trait directement à l’événement central, la mort de Y. Arafat, sont situés au début de journal et les sujets annexes renvoyés à la périphérie proche. Nous observons également que quatre thématiques sont présentes : la mort du leader palestinien et les préparatifs des obsèques, le retour sur son agonie, la question politique de sa succession et de l’après-Arafat, et enfin le portrait du personnage, leader historique de la Palestine.

Nous centrons ici notre analyse sur les quatre premières pages du journal, consacrées aux funérailles.

titre : « Et maintenant ? »

sous-titre : « Yasser Arafat sera enterré aujourd’hui à Ramallah, tandis que le monde s’interroge sur les conséquences de sa disparition. » 

La Une 133 est construite sur un double symbole : le keffieh, synecdoque représentant le chef palestinien, et l’emplacement vide signifiant la disparition de Y. Arafat. Cette photographie est une figure allégorique de la disparition du Président palestinien. Le caractère très symbolique de la photo est relayé par deux points d’ancrage textuel : le titre « Et maintenant ? » renvoyant à l’avenir sans Arafat et par la légende de la photo : « Place réservée à Arafat lors d’une cérémonie religieuse à Bethléem en janvier ». Le message linguistique a donc ici une double fonction. Il ancre le message iconique, en spécifiant que la place vide est celle de Y. Arafat, et relaie l’information que cette photo n’est pas un montage ; dans « la réalité »aussi, Y. Arafat est symbolisé par son keffieh.

La mise en page topographique et typographique des feuilles 2 et 3 du journal est également remarquable, dans le sens où elle reproduit la logique scénique mise en place par Libération lors d’événements importants. Nous retrouverons ainsi la même mise en page au moment de l’évacuation des colonies de Gaza en 2005.

Au-delà de la mise en page, les articles des pages 2, 3 et 4 doivent être observés. Nous constatons que chacun des trois articles relate l’accueil de la mort de Y. Arafat depuis trois points géographiques différents : Ramallah en Cisjordanie, à Gaza et enfin au Caire en Egypte. Ce sont trois lieux symboliques forts : à Ramallah se situe le palais présidentiel, la Mouqata’a, à Gaza est emblématique de la résistance palestinienne, puisque que c’est là que Y. Arafat, de retour d’exil, a fait ses premiers pas en 1994 et enfin l’Egypte où Y. Arafat serait né et où il a vécu pendant de longues années.

titre : « Yasser Arafat laisse la Palestine orpheline. »

Nous avons analysé précédemment la titraille de cet article mais nous souhaitons revenir plus en détail sur sa facture. Christophe David, le journaliste, fait une description très largement axée sur l’émotion du peuple palestinien : « hébétés par le chagrin […] les visages sont soucieux, fermés, défaits », « des jeunes et des femmes, les yeux rougis attendent sans savoir quoi. […] Les visages sont ravagés. ». Il poursuit en décrivant qui fut Y. Arafat, en revenant sur le symbole du keffieh : « Des vendeurs de keffieh ont fait leur apparition : chacun le porte à sa manière, en foulard, noué sur la tête en bandoulière. », puis sur les manifestations de grand deuil : « Tous les commerces ont fermé boutique pour trois jours, les administrations pour une semaine. Des voitures sillonnent la ville, drapeau noir au vent ».

titre : « Au Caire, une cérémonie sous haute surveillance. »

sous-titre : « Une dizaine de chefs d’Etat assisteront aux obsèques. »

Le titre informationnel nominalisé renvoie au titre central de la page. Le groupe nominal « une dizaine de chefs » du sous-titre contraste fortement avec le précédent article qui faisait état de  « 3000 personnes » : le quotidien met ainsi en opposition la ferveur populaire à la retenue politique. Le journaliste stipule d’ailleurs que « la cérémonie sera officielle, limitée et militaire ». Le texte mentionne un point intéressant ; les obsèques seront organisées « selon le même protocole que celui utilisé pour les funérailles du président Sadate ». Nous avonsprécédemment mentionné que l’éditorialiste du journal égyptien Al-Ahram, évoquait le désir de Y. Arafat de devenir « le Sadate » des Palestiniens. La comparaison est importante puisque Anouar el Sadate, comme Y. Arafat, fut prix Nobel de la Paix en 1978 ; il signa en outre les accords de camp David concrétisant la paix entre Israël et l’Egypte. A. el Sadate fut à la fois salué par le monde arabe, lorsqu’il démontra au moment de la guerre du Kippour en 1973 que Tsahal n’était pas invincible, et décrié par lui au moment de la signature des accords de paix. Le parallèle fait entre les deux hommes peut donc être pensé comme un hommage au leader palestinien.

titre : « A Gaza, ‘on s’y attendait  mais on ne veut pas le croire’. »

sous-titre : « Les Palestiniens de tous bords pleurent Arafat et promettent de poursuivre son œuvre. »

Le titre anaphorique, formé à partir d’une citation extraite du cœur de l’article, réfère directement au titre principal des pages 2 et 3, mentionnant la Palestine orpheline. Ce sont également des scènes d’émotion qui sont décrites par le journaliste, mettant en avant la place primordiale qu’occupait Y. Arafat dans le cœur des Palestiniens : « ce sont des salves d’honneur, de colère, de défi, de tristesse. » Les mises en exergue de l’article consacrent les « symboles » et « l’union sacrée » : les symboles, ce sont «  des pierres (souligné par nous), emblèmes de l’Intifada (qui) parsèment la chaussée […] des hommes et des enfants drapés dans les couleurs palestiniennes […] deux drapeaux en berne (qui) flottent sur le sur les ruines de la Mountanda » Ces symboles de la lutte armée, du patriotisme et du deuil renvoient à un autre symbole : Y. Arafat. L’union sacrée, mentionnée par le journal, marque l’influence politique du Raïs en Palestine : « dans les cortèges, les bannières noires du Jihad islamique se mêlent aux drapeaux jaunes du Fatah ».

Alors que l’édition du 12 novembre 2004 envisage les réactions du monde à l’annonce de la mort du Président de l’Autorité palestinienne, les éditions du 13 et du 14 novembre 2004 s’intéressent aux funérailles au Caire et à Ramallah. Le rubriquage est le même que la veille mais la disposition diffère quelque peu, laissant une plus grande place aux visuels. Comme précédemment, nous avons réalisé un tableau synthétique des articles parus :

Nous constatons d’ores et déjà que le nombre d’articles consacrés à Y. Arafat est moins conséquent, et surtout que deux logiques argumentatives s’opposent. D’un côté, la Une et un seul article font le résumé d’une ferveur populaire immense, de l’autre trois articles dressent un bilan beaucoup plus mitigé.

titre : « L’adieu d’un peuple. »

sous-titre : « Atmosphère survoltée pour l’enterrement de Yasser Arafat vendredi à Ramallah. » 

La Une 134 de l’édition du 13 novembre 2004 est à l’opposé de celle du 12 novembre 2004 : au vide symbolisé par la Une de la veille, s’oppose la foule de la photo présentée ici en première page. L’image ne prend pas toute la page et offre une composition intéressante : alors que le 12 novembre 2004, le keffieh et le fauteuil vide occupaient le centre de la page, l’image est ici volontairement décadrée. La photo montre le cercueil, couvert du drapeau palestinien, que plusieurs soldats essaient de protéger de la foule. Le cercueil de Y. Arafat est certes au premier plan mais en bas de la page, laissant le reste du cadre à l’image de la foule. Le visuel se construit sur une focalisation attirant le regard non pas sur les couleurs palestiniennes, recouvrant le cercueil d’Arafat mais sur la foule et le titre de Une, « L’adieu d’un peuple », dont le blanc ressort sur le fond sombre de la photo. L’angle de prise de vue en plongée accentue la distance entre l’événement et le lecteur de Libération, en lui permettant d’avoir une vision générale de la scène. Cette prise de vue le place en observateur omniscient, au dessus de l’événement, « en position de méta-spectateur 135  ». La légende confirme le visuel : « Le cercueil du leader palestinien porté par la foule, vendredi ».

titre : « Arafat enterré dans le chaos et la ferveur. »

sous-titre : « Une marée humaine venue rendre un dernier hommage au chef palestinien a bousculé l’organisation des funérailles, à Ramallah. »

Le titre informationnel nominalisé permet d’aller à l’information principale. Le sous-titre raisonne en écho des termes « chaos » et « ferveur », puisque le journal parle de « marée humaine ». Le sous-titre marque une opposition, récurrente tout au long de l’édition, entre le désordre de la foule et le caractère organisé des funérailles au Caire.

Tout est émotion dans l’article ; les descriptions traduisent la démesure et la taille de l’article, qui occupe les pages 3 et 4, semble être en rapport avec la grandeur de l’événement. Le rythmede la phrase est saccadé, les virgules sont omniprésentes et les phrases courtes. Ce trait stylistique renforce l’impression d’un regard journalistique qui ne peut se poser trop longtemps au même endroit tant la scène est riche : « La foule, hypnotisée, vient s’agglutiner toujours un peu plus. Les pères hissent leurs enfants sur les épaules. On s’évanouit, on crie, on pleure. Certains prennent une photo de l’instant historique avec leur portable ».

L’instant, en effet, est historique. Ce sont des scènes d’émeute, de presque-transe : « Le cercueil […] est littéralement happé par la foule. » L’enterrement est écourté, la foule en délire précipite la mise en terre ; un chauffeur de taxi témoigne : « Abou Amar nous appartient. C’est comme ça que nous faisons avec les martyrs ». Y. Arafat est célébré par son peuple comme un « martyr », comme un résistant et non comme un chef d’Etat.

Cette impression de « jamais vu » retranscrit la ferveur de l’hommage, accentuée par les marqueurs temporels qui donnent à l’événement un peu plus d’ampleur encore. Les uns caractérisent l’immensité de la foule présente et le peu de cas laissé au protocole : «  Au bout d’un demi-heure (souligné par nous), la délégation qui revient du Caire […] réussit à s’extraire d’un des deux appareils ».  Les autres donnent une dimension supplémentaire à l’événement : « Elle a marché deux heures pour contourner les check-points […] : ‘  Je peux bien lui offrir un jour de ma vie. Il nous a donné quarante ans de la sienne. ’ », « […] il vient de Jénine et a mis une journée entière pour déjouer les barrages israéliens ».

A la ferveur populaire décrite dans l’article répondent les trois photos sur la page de gauche du journal. Un portrait de Souha Arafat et de sa fille, la photo en légère plongée de policiers palestiniens agenouillés, et l’image de l’hélicoptère transportant le cercueil de Y. Arafat noyé dans la foule, illustrent et complètent la scène.

titre : « Triste photo de famille officielle au Caire. »

sous-titre : « La brève cérémonie a révélé le peu d’empressement des chefs d’Etat arabes envers le Raïs. »

Le titre informationnel nominalisé, le visuel et la taille de l’article contrastent fortement avec le précédent texte. C. Guibal résume bien l’antagonisme entre les deux cérémonies, en décrivant l’hommage rendu au Caire comme  «  l’antithèse absolue du chaos qui entourera l’inhumation du Raïs quelques heures plus tard, à Ramallah ».

Les termes du sous-titre « brèves cérémonies » dissonent avec le long hommage rendu à Y. Arafat à Ramallah. Le contraste est saisissant avec la photo présentant en ordre serré, le visage grave, mais ne traduisant pas d’émotions incontrôlables, des dignitaires du monde arabe. Il n’est plus question de ferveur mais d’une « piètre photo de familles», révélatrice des « rapports difficiles et ambigus entretenus par le Raïs palestinien avec l’Occident comme avec ses pairs arabes ».

Libération met en opposition frontale deux points de vue, montrant le double visage de Y. Arafat. Cela est confirmé par l’interview accordée par Souad Amiry, ex-ministre, romancière, qui concède que « Yasser Arafat était un père qui ne voulait pas que ses enfants grandissent et le quittent ».Elle souligne l’ambiguïté du leader palestinien à l’égard de son propre peuple. Mais c’est là le point de vue d’un homme politique, et son statut renforce un peu plus encore l’opposition entre l’émotion de la rue et la retenue du monde politique.

titre : « Fin de mythe. »

L’éditorial de Patrick Sabatier, couronnant un numéro construit sur le mode dichotomique, concède que  « malgré ses nombreux échecs, le Raïs restait un mythe, pour son peuple et dans le monde arabe […] la fin d’Arafat n’a cependant pas été accueillie comme la fin du monde ». La ligne argumentative de Libération pourrait donc se résumer dans l’intitulé de l’éditorial : « Fin de mythe ».

Le Monde consacre deux éditions largement documentées aux préparatifs puis aux funérailles de Y. Arafat. Voici la composition de l’édition du 12 novembre 2004 136  :

Le 12 novembre 2004,la Unedu Monde affiche une mise en page radicalement différente de celle de Libération ;le visuel omniprésent dans Libération est réduit ici à un quart de page et présente un cliché montrant le visage de Y. Arafat en gros plan, souriant. Alors que Libération axe sa rhétorique visuelle sur l’espace vide de la page et surtout sur l’absence du visage du leader palestinien dans ses Unes du 12 et du 13 novembre 2004, Le Monde procède à l’inverse en ne montrant que le visage d’Arafat. Dans Libération, le signe iconique est allégorique ; dans Le Monde, il est essentiellement référentiel.

titre : « La mort de Yasser Arafat ouvre une nouvelle ère au Proche-Orient. »

Le titre informationnel de la Une du 12 novembre 2004 s’oppose aussi à celui de Libération (« Et maintenant ? ») ; nous sommes dans des logiques énonciatives très différentes. L’émotion, suggérée dans les deux Unes de Libération par le visuel et le texte court, est remplacée ici par l’information avec un portrait figuratif de Y. Arafat et une large part laissée au texte. Le Monde ne modifie pas sa Une pour la circonstance, c'est-à-dire qu’il conserve la même maquette.

Le sommaire de la Une consacrée à Arafat résume les points principaux de l’actualité : la date du décès, la date et le lieu de l’enterrement, la nomination de M. Abbas à la tête de l’OLP, les réactions dans le monde, et une citation de Sharon. Un texte à gauche du visuel développe les points principaux. Les deux articles en dessous du visuel caractérisent la composition del’édition du journal, dans la mesure où ils présentent les réactions des Palestiniens face à celles des hommes politiques.

En pages internes, le rubriquage « International-Arafat » situe spatialement et discursivement le niveau de l’information par le terme « international » ; le patronyme « Arafat » rétrécit le champ de l’actualité traité. Quatorze articles, dont un éditorial, sont consacrés au sujet ; nous souhaitons mettre ici en évidence les traits principaux de cette édition. Premier constat : l’émotion, dans les articles ou dans la mise en page, est beaucoup moins présente que dans les éditions de Libération. Les articles du Monde appartiennent davantage au domaine du commentaire politique distancié qu’à la représentation d’une émotion. La première preuve de ce parti-pris discursif est d’ordre quantitatif : sur quatorze articles, seuls deux font directement référence aux réactions du peuple palestinien. Les pages internes du journal sont la continuation de l’orientation discursive affichée en Une.

Un second constat vient de l’observation attentive des titres et des contenus des articles : Le Monde adopte une logique diégétique qui est celle de l’entonnoir. C'est-à-dire que la ligne narrative du journal débute avec le peuple palestinien et s’achève avec le monde entier. Nous avons schématisé ce procédé médiatique :

processus de paix israélo-palestinien, mais également les stratégies européennes et américaines sur le Proche-Orient.

Le Monde divise donc sa ligne éditoriale en deux parties principales : la mort d’Arafat dans son aspect émotionnel, et les considérations politiques inhérentes à cet événement. Le fait que Le Monde soit un journal du soir 137 et que, à cause de cela, il ne dispose pas des témoignages récoltés par Libération le jour de l’annonce du décès d’Arafat, a peut-être pu jouer dans l’orientation très politique et analytique de cette édition. Cette hypothèse est à confirmer avec l’analyse de l’édition du 13 novembre 2004 qui peut, elle, largement revenir sur les témoignages.

Les réactions du peuple palestinien sont décrites dans deux articles du Monde :

titre : « En route dans un taxi collectif vers la Mouqata’a. »

Le titre anaphorique renvoie au lieu de l’enterrement énoncé plus haut dans le sommaire de la Une. L’article évoque la petite histoire dans l’Histoire ; la journaliste part du récit d’un Palestinien qui, apprenant la mort d’Arafat, cherche par tous les moyens à se rendre à la Mouqata’a. Le marqueur temporel « dès que », « dès qu’il a appris la nouvelle » marque la spontanéité du geste de ce palestinien et de tout les Palestiniens à partir vers Ramallah. Les signes de l’émotion et de la ferveur de l’affection qu’il porte au Président palestinien priment dans le texte : « Il était le père de notre révolution (souligné par nous). Sa mort laisse un grand vide qui ne sera jamais rempli ». En dehors du caractère anecdotique, cet article donne du Raïs l’image d’un homme adulé par ses compatriotes.

titre : « Dans les territoires : « Personne ne peut prévoir l’avenir, il maîtrisait tout. »

sous-titre : « Les Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie se sont réveillés jeudi 11 novembre en apprenant la mort de leur Président. »

Le titre citation et l’ancrage spatial avec le groupe nominal « dans les territoires » précisent immédiatement le lieu de l’énonciation. L’ancrage est double, situé dans le corps de l’article avec les deux incises marquées en gras, « A Gaza », « En Cisjordanie ». Le lead, « Gaza, se réveille dans un nuage de fumée noire » renvoie directement à la fumée noire qui sort des fenêtres du Vatican lorsqu’un Pape décède. Par ce parallèle implicite, le journal confère à la figure du leader palestinien une dimension sacrée, quasi-religieuse. Ce sentiment est renforcé par les témoignages des Gazaouites : «  On a le cœur brisé. Il était le père, le frère. […] C’était le guide et le chef suprême (souligné par nous), une sorte d’enseignant.  » Le Monde multiplie les témoignages de sympathie mais ceux-ci se transforment en réactions beaucoup plus modérées, lorsque que ce sont les Palestiniens de Cisjordanie qui donnent leur sentiment. Cet article en deux temps contraste fortement avec les articles de Libération, où tout n’était qu’émotion, cris et larmes. En Cisjordanie, on est « triste parce qu’il le faut ». En offrant ces témoignages de réactions mitigées, Le Monde donne un aperçu beaucoup plus nuancé de l’image du Raïs dans les territoires palestiniens. Ce parti-pris éditorial est appuyé par une photo accompagnant l’article montrant deux femmes, le visage sombre, mais les pleurs et les scènes de douleur sont absents du visuel.

Ce sont ensuite les démonstrations officielles de sympathie et les condoléances des politiques internationaux qui sont mis à l’honneur dans les pages du Monde. Les deux articles reprenant les principales déclarations des officiels ont une maquette identique ; ce sont deux colonnes avec des mises en exergue stipulant l’origine géographique ou politique des déclarations.

titre article 1 : « Deuil dans le monde arabo-musulman. »

titre article 2 : « Hommage unanime et vœux pour la paix. »

Les deux titres sont une référence anaphorique à l’événement – la mort de Y. Arafat. Les déclarations font référence soit à l’homme politique, « un leader historique » - propos de la présidence de l’Union européenne, au combattant « Arafat était un symbole de la détermination héroïque » - propos du Roi du Maroc Mohamed VI, « Abou Amar où es-tu ? » - propos de réfugiés palestiniens du Liban, aux sentiments face à l’événement « une grande perte », « profondément ému » - propos de Kofi Annan. Ces différents témoignages saluent majoritairement le personnage politique ; une minorité de témoignages s’attarde sur la nouvelle situation politique qu’ouvre la mort du leader palestinien (Etats-Unis et Tony Blair). Cet ensemble de propos rapportés argumente non pas directement en faveur de Y. Arafat car la forme des deux articles ressemble davantage à un carnet de condoléances qu’à un hommage nourri par l’émotion, mais il est un plaidoyer indirect pour le règlement de la situation proche-orientale.

Shimon Pérès dresse le portrait de l’homme politique que fut Y. Arafat : « Le Raïs, son talent, ses mauvais choix ». Cet article est à la fois la mise en cause d’un leader qui « n’a pas tourné le dos au terrorisme et à la haine » et la reconnaissance d’une audace politique qui « a ouvert la porte à une solution historique avec Israël ».

L’éditorial « Après Arafat » et un article analysant les relations conflictuelles entre le chef de l’Autorité palestinienne et l’Egypte viennent compléter un tableau qui ne laisse guère de place à l’émotion mais dresse le constat d’un bilan politique mitigé.

La Une 138 de l’édition du Monde du 13 novembre 2004 poursuit la ligne discursive, engagée dans le numéro précédent. Elle ne consacre plus qu’un tiers de page à la disparition de Y. Arafat et se concentre à l’après-Arafat, sujet mis en exergue dans le titre et dans le rubriquage des pages internes.

Il n’y a pas de photo de Y. Arafat en première page, mais un dessin de Plantu, représentant des Palestiniens courant vers une tour étiquetée « Reprise des négociations » et portant le cercueil d’Arafat symbolisé par le drapeau palestinien, devenu pour la circonstance un bélier. Dans la tour, un américain – chapeau haut de forme aux couleurs américaines, et un soldat israélien coiffé d’un casque avec l’étoile de David. Une colombe – la paix – semble suivre le cortège palestinien. L’intérêt de ce dessin ne vient pas de l’interprétation que le lecteur pourrait en faire - elle peut être plurielle - mais réside dans la stratégie discursive qu’il confirme : le Monde privilégie la question politique à l’émotion.

Le sommaire de la Une reprend les points principaux traités en pages intérieures ; leur agencement interne est une preuve supplémentaire dans le choix du quotidien de traiter l’information politique avant le deuil et l’émotion du peuple palestinien. En effet, la page 2 propose deux articles dont l’un évoque la question de la succession de Y. Arafat avec les futures élections présidentielles, « Vote palestinien et reprise du dialogue : les enjeux de l'après-Arafat ». L’autre texte est en lien direct avec la politique israélienne et ses rapports avec la nouvelle direction palestinienne, « Les militaires israéliens demandent à Ariel de faire des concessions ». Cette logique d’actualité sur l’après-Arafat se poursuit en page 3, avec deux autres articles, « Les Européens proposent leurs services pour faire du scrutin un ‘catalyseur’ et réanimer le plan de paix » et « Les Etats-Unis seraient prêts à faciliter la tenue d’élections palestiniennes ». Le futur suffrage palestinien et ses conséquences sont donc l’épicentre discursif du Monde dans l’édition du 13 novembre 2004 ; le contenu et l’ordonnancement des articles dans les pages internes du journal l’attestent.

La retranscription de l’émotion et de la ferveur populaire suscitées par l’événement n’intervient qu’en page 4 du journal, à l’exception d’un court article en page 2. Le Monde, comme Libération dessine le parcours géographique de l’émotion, transitant par différents lieux : Gaza, Ramallah et Jérusalem. Le Monde étant un journal du soir, l’édition du 13 novembre 2004 ne peut décrire les scènes populaires au moment de l’enterrement qui a lieu le 12 novembre, c’est donc l’édition du 14 novembre 2004 qui les relate. Nous avons souhaité ici mettre en parallèle les articles des deux éditions, qui traitent de la réaction du peuple palestinien, à travers deux traits principaux - le traitement de l’émotion et l’omniprésence du symbole, selon un même parcours : Ramallah, Gaza, Jérusalem. A Ramallah :

titre : « Le dernier retour à Ramallah, pour reposer sur la terre de Jérusalem. »

Cet article publié le 12 novembre 2004 ne dépeint pas l’émotion mais décrit une certaine torpeur avec les expressions « des dizaines de famille avancent dans le calme » et l’indifférence « des familles presque indifférentes ». L’article n’évoque pas l’émotion violente et dite par les témoignages de Palestiniens mais montre les signes matériels du deuil : « les écoles fermées », « les portes de fer closes des boutiques », « des voitures bardées des portraits du chef défunt ».

titre : « A Ramallah, le sobre tombeau de Yasser Arafat est devenu le nouveau symbole. » (14/11/2004)

Stéphanie Le Bars écrit un article très descriptif, il y a peu de discours cité. Les mots décrivent une émotion qui reste très collective ; le lecteur n’est pas confronté comme dans Libération à la représentation de l’émotion individuelle des Palestiniens. Il est question de «  foule compacte (souligné par nous) », de « tristesse générale  », de « pleurs qui ont pu déborder les visages  », l’émotion semble être contenue jusqu’au moment de l’arrivée du cercueil où « la foule s’est précipitée vers l’appareil », créant « les scènes de ferveur populaire les plus intenses ». Nulle place n’est faite aux hurlements, aux cris de douleurs, aux propos désespérés ; seul le visuel montrant le cercueil happé par la foule indique la ferveur de l’assemblée.

A Gaza :

titre : « A Gaza, personne n’admet que le Raïs soit enterré à Ramallah. » (13/11/04)

chapô : « Dans son testament, Y. Arafat avait demandé des « funérailles à Jérusalem ». La tentation de forcer les barrages israéliens pour marcher sur la capitale cisjordanienne est forte. On a envie de toucher le « Vieux », de le voir une dernière fois. »

Le chapô et le titre informationnel renvoient à la question symbolique de la terre et à son caractère sacré. Le mythe du Raïs ne semble pouvoir trouver sa complétude que dans un enterrement à Jérusalem, symbole de la terre sacrée. Comme dans les articles précédents, les indices de l’émotion transparaissent davantage dans les descriptions du journaliste que dans les propos des Gazaouites.

titre : « Privée du Raïs, Gaza a malgré tout rendu un hommage solennel à son chef. »

Cet article prolonge la thématique du symbole développée dans l’édition du 13 novembre 2004. Ce sont des symboles qui rendent hommage à la figure emblématique du Raïs : des militaires qui « ont découpé la silhouette et le visage d’Arafat sur un poster, ont collé cela sur du carton et ont installé le mannequin dans la Mercedes […]. Ils se sont promenés ainsi avec leur icône le visage souriant, faisant le tour d’honneur de la ville ». L’allégorie matérialisée par l’icône de Y. Arafat célébrant le symbole du leader politique est une sorte de mise en abyme, montrant l’attachement du peuple palestinien à son Raïs.

Les funérailles de Y. Arafat ne sont pas envisagées selon la même logique argumentative par les deux quotidiens français ; Le Monde centre sa ligne éditoriale sur l’après-Arafat donc sur des considérations politiques et Libération privilégie la monstration de l’attachement d’un peuple à son leader défunt. En matière de typologie argumentative, Le Monde est davantage dans l’argumentation par l’illustration, c'est-à-dire qu’il part du principe que le peuple palestinien aime Y. Arafat (c’est ce qu’on nomme la règle). Les descriptions qu’il fait de l’enterrement renforcent l’énoncé général (la règle) mais ne la créent pas. De ce fait, il peut traiter de sujets annexes qui sont la conséquence de la mort de Y. Arafat. Libération est davantage dans la logique de la démonstration, c’est pourquoi les exemples sont davantage axés sur le pathos, la preuve par l’émotion du peuple palestinien. Le discours du journal forge la règle : parce que les références à la tristesse, à la ferveur et à l’émotion exaltée sont appuyées dans les articles, le quotidien peut affirmer l’amour du peuple palestinien pour Y. Arafat.

Notes
132.

Nous avons enlevé les guillemets des citations dans le tableau dans un souci de lisibilité. Nous procèderons de la sorte pour les autres tableaux des chapitres 8 et 9.

133.

Voir annexe 6-1, p. 491.

134.

Voir annexe 6-2, p. 493.

135.

Garcin-Marrou Isabelle, «L’affaire Dutroux, de l’émotion à la mobilisation», Emotions dans les medias, Mots, 75, juillet 2004, p.93.

136.

Nous précisons que nous avons eu accès à l’édition du 12/11/04 sur cédérom et que ceci ne nous a pas permis d’avoir la maquette précise des pages internes du journal.

137.

Y. Arafat ayant été déclaré mort dans la nuit du 11/11/2004, l’édition du Monde datée du 12/11/2004 a été imprimée la veille. Le laps de temps entre l’annonce et la mise sous presse est donc relativement court.

138.

Voir annexe 6-3, p. 495.