1-1-3 Les dossiers spéciaux du Monde et de Libération : « Les mille et une vies de Yasser Arafat »

En guise de conclusion à cette subdivision, nous souhaitons faire l’analyse thématique de la titraille des deux dossiers consacrés par Libération et Le Monde à Y. Arafat. Les deux quotidiens proposent un dossier spécial, paraissant à un jour d’intervalle, le 5 et le 6 novembre 2004. La publication de ces papiers coïncide avec l’aggravation de l’état de santé de Y. Arafat. Les deux dossiers ont un titre anaphorique, proche dans la syntaxe et la terminologie.

titre : « Les milles et une vies de Yasser Arafat » (Libération, 05/11 et 12/11/04)

titre : « Les vies de Yasser Arafat » (Le Monde, 06/11/04)

Les deux titres sont anaphoriques, même si le titre de Libération, par l’allusion qu’il fait au recueil de contes persans Les mille et une nuits, pourrait être rangé dans la catégorie des titres de référence. La connotation « orientale » induite par l’analogie entre le titre de l’article et l’œuvre littéraire, renvoie la vie de Y. Arafat à une épopée, un conte.

La syntaxe des deux titres est identique puisqu’elle se compose d’un groupe nominal pluriel – « les milles et une vies » ou « les vies » - suggérant les multiples facettes du leader palestinien, et d’un complément de nom précisant le sujet du dossier – « de Yasser Arafat ».

Libération publie à nouveau ce dossier le 12 novembre 2004, en réduisant cependant sa longueur. Cette répétition a une valeur argumentative certaine ; c’est une façon d’insister sur la complexité du personnage.

La composition des deux dossiers est différente quantitativement et formellement. Le Monde produit un opuscule de sept pages, indépendant du reste du journal, divisé en sept articles de longueurs inégales, agrémentés de photos illustrant chacun d’eux, et de bandes récapitulatives et chronologiques sur le côté des pages. Libération présente un seul article de quatre pages, les mises en exergue ayant valeur d’intertitres. Plusieurs visuels illustrent les différents points du texte.

Nous avons comparé le contenu des articles et leur intitulé, et schématisé le parcours narratif réalisé par les deux dossiers. Cette comparaison devrait nous donner un indice supplémentaire de l’orientation argumentative des deux journaux. Les titres en gras correspondent aux mises en exergue dans les dossiers de Libération et du Monde ; nous avons indiqué entre parenthèses à quelle thématique réfère ces titres dans les textes.

Libération Le Monde

* A défaut d’un pays une identité * L’incarnation d’un rêve palestinien

(l’identité palestinienne) (le symbole et l’identité)

* Marquée par la vallée du Nil * Des accords d’Oslo à la remise en cause

(les relations avec les pays arabes) (conversion ratée du dirigeant en chef d’Etat)

* Le Fatah et un nom de guerre * Le résistant

(le combattant)  (l’hommage à l’homme et au politique)

* Chef de l’OLP et Septembre noir * Dans le regard israélien : le terroriste

(le chef : un fusil et une branche (les actions violentes : « un assassin »)

d’olivier)

* Yasser le libanais * Tumultueuses amitiés arabes

(le milicien et l’homme d’affaires) (les relations avec les pays arabes : l’empêcheur de tourner en rond)

* La guerre des pierres * De l’entité sioniste à l’acceptation d’Israël

(le vieux et la nouvelle génération) (la seule victoire d’Arafat : la révolte des pierres et mobilisation populaire)

* Diviser pour mieux régner * L’intuitif

(la politique interne : l’autocrate) (être en harmonie avec son peuple : entre lutte armée et diplomatie)

* Camp David, la paix « impossible » * L’histoire avec notre sang

(le maître du jeu politique palestinien) (l’orateur charismatique)

Ce schéma respecte l’ordre de la titraille dans les deux dossiers ; nous remarquons un certain nombre de coïncidences spatiales et discursives entre les thématiques développées autour de la personnalité de Y. Arafat : le résistant-milicien n’hésitant pas à prôner et produire des actions violentes, l’intuitif soucieux de préserver l’admiration de son peuple, le chef spirituel qui a donné une identité aux Palestiniens, ses relations crispées aves les pays arabes, son incapacité à se muer en homme d’Etat et en diplomate crédible face à Israël et aux Etats-Unis.

Libération et le Monde dressent le portrait d’un combattant, devenu homme politique puis chef d’Etat, très populaire auprès du peuple palestinien, controversé dans la classe politique palestinienne, et largement décrédibilisé sur le plan international par ses atermoiements politiques. Les deux quotidiens présentent donc Y. Arafat comme un Janus, capable de tenir « d’une main, un fusil et de l’autre un rameau d’olivier 139 ».

Nous n’avons pas consacré d’études spécifiques au traitement médiatique de la rumeur de l’empoisonnement de Y. Arafat car les articles sont plutôt d’ordre informatif et n’apparaissent donc pas comme symptomatiques d’un discours de preuves.

Nous observons cependant que le parti-pris discursif délibératif des deux journaux est assez proche, en dépit des dominantes observées en termes de pathos et d’éthos politique. Libération produirait un discours de preuves axé sur l’émotion alors que Le Monde ancrerait la représentation de la disparition d’Arafat dans la question politique de sa succession et les conséquences géopolitique au Proche-Orient. Libération mettrait l’homme et le combattant – le shebab - en avant, Le Monde insisterait sur la figure du leader politique.

Par ailleurs, les deux quotidiens favorisent l’argument d’autorité par le recours à l’expertise : l’historien palestinien Elias Sanbar, l’ancien ambassadeur de France à Paris Yossi Beilin, Robert Malley, Shimon Péres sont ainsi plusieurs fois mobilisés.

Notes
139.

Propos tenus par Y. Arafat en 1974, lors de son discours à l’assemblée générale de l’ONU.