1-1-2 Les funérailles 

Nous avons arrêté notre analyse des funérailles de Y. Arafat aux éditions du 12 et du 13 novembre 2004. Nous n’avons malheureusement pas pu avoir accès aux éditions originales de ces deux numéros, et n’avons donc pas eu connaissance de la maquette de ceux-ci (rubriques, paginations), ni eu accès aux photos. Nous avons dressé comme précédemment un tableau récapitulant les articles de chacune des deux éditions.

Le 12 novembre 2004, L’Orient le Jour propose onze articlesayant trait aux funérailles et à la mort de Y. Arafat. L’édition se divise en quatre thématiques principales, dont l’orientation est comparable à celle du Monde : les réactions à l’annonce de la mort du leader palestinien dans les territoires palestiniens et israéliens, les réactions « internationales », la question de la succession de Y. Arafat et enfin les causes de sa mort.

Le titre de Une « Les Palestiniens orphelins » renvoie à l’actualité, la maladie et la mort du leader palestinien. Ce titre a valeur de constat et annonce la ligne éditoriale du journal, qui recueille les réactions dans le monde suite à l’annonce de la mort de Y. Arafat. L’Orient le Jour, comme les autres quotidiens, classe spatialement la représentation de l’événement. Un article, « Décédé à Paris, Arafat a entamé son ultime voyage vers Ramallah », a valeur de discours liminaire dans la mesure où il introduit et précède les discours qui vont suivre, détaillant l’hommage rendu à Y. Arafat à Paris puis commentant la succession à venir.

Le quotidien partage son propos en deux temps : le premier relate les réactions dans les territoires palestiniens et parmi les réfugiés palestiniens au Liban ; le second vise les réactions officielles à la disparition de Y. Arafat. Trois articles renvoient au premier temps de la narration :

titre : « A Ramallah, les Palestiniens pleurent la mort d’un “père” ; à Gaza, c’est le chaos dans les rues. »

L’Orient le Jour décrit l’émotion, l’observe souvent, « Un vieil homme qui s’évanouit devant la Mouqata’a, des femmes qui s’étreignent en larmes », « Certains pleurent. D’autres tirent en l’air. Des hommes, des femmes et des enfants marchent aveuglément dans la rue, en hurlant et en pleurant ». L’article développe donc très largement le registre de l’émotion par les descriptions mais également par les témoignages ; ceux-ci viennent appuyer ce qui est patent : « Je suis sous le choc, nous sommes tous sous le choc ». Le discours du quotidien libanais se différencie cependant de celui des journaux français par l’abondance des indices de la présence du narrateur qui qualifie à plusieurs reprises la figure du leader palestinien soit par le commentaire : « les Palestiniens de Ramallah accusaient hier le choc de la mort de leur dirigeant historique (souligné par nous), mais pleuraient davantage encore la disparition d’un “ père  », soit par lediscours cité «  C’est un père  », «  Je me sens orpheline . Les citations renvoient toutes presque systématiquement à la figure paternaliste que semblait incarner Y. Arafat pour les Palestiniens. La figure symbolique n’est pas loin puisque le quotidien présente un jeune homme une branche d’olivier et un fusil dans la main, récitant des extraits du discours prononcé à l’ONU par Y. Arafat.

titre : « Pour les réfugiés palestiniens, les choses ne seront plus jamais comme avant. »

L’article suivant poursuit dans le registre de l’émotion mais la repère parmi les réfugiés palestiniens au Liban. Le sous-titre énonce le niveau de l’émotion « Des manifestations matinales et une atmosphère lourde de désespoir (souligné par nous) ». Le quotidien laisse la parole aux apatrides, renvoyant en miroir les mêmes scènes qu’en Palestine : «  La même scène partout, des ruelles vides, des banderoles noires, des versets coraniques diffusés à fond la caisse, quelques voitures décorées des rubans noirs […], des magasins fermés, des hommes et des femmes aux yeux bouffis et le regard vide ». Le rythme saccadé de la syntaxe renforce l’effet d’accumulation qui confère aux scènes libanaises l’impression d’un désordre émotionnel.

titre : « Pas de larmes pour Arafat dans la Jérusalem juive. »

Ces scènes de désespoir contrastent fortement avec les réactions dans les quartiers juifs de Jérusalem où « nul ne pleure la mort d’Arafat ». Certains se disent même «  ravi s d’apprendre qu’il est mort, ce tricheur qui nous fait croire à la paix mais a continué à être un chef terroriste  ». Cet article constitue l’antithèse émotionnelle des deux précédents. Le titre informationnel nominalisé contraste fortement avec la titraille des deux précédents articles. En proposant ainsi le contre-point de l’émotion des territoires palestiniens, le quotidien indique l’image stéréotypée du leader palestinien qui est présente en Israël : «  Il n’est pas le démon comme on le montre en Israël, mais il ne s’est certainement pas comporté à notre égard et à celui de son peuple comme un ange  ». Le témoignage de Yuri Avnery, homme politique de la gauche israélienne, renforce clairement la dénonciation du stéréotype : «  Certes Arafat fut longtemps notre ennemi. Mais le gouvernement d’Ariel Sharon l’a transformé en monstre  ».

Le second temps discursif des réactions face à la mort de Y. Arafat contraste avec l’omniprésence de l’émotion dans les territoires palestiniens. Le quotidien produit trois articles : « Tristesse dans le monde arabo-musulman qui exhorte les Palestiniens à l’union » et « Le drapeau de l’ONU en berne à Genève. Aman “ profondément ému” ». A la douleur d’un peuple succède l’hommage politique, souligné par les déclarations des leaders arabes qui mettent en avant «  le grand dirigeant  » (Chefs des Fronts démocratiques et populaires de la Palestine), un «  résistant palestinien éminent  » (Ministre syrien de l’Information). Mais ces articles soulèvent implicitement la question de la succession d’Arafat qui est traitée ouvertement ensuite dans deux articles par le quotidien libanais.

L’après-Arafat est l’un des thèmes majeurs dont les journaux s’emparent dès le début de l’agonie du dirigeant palestinien. Deux articles donnent les points de vue israélien et arabe. En procédant ainsi, en donnant la parole aux deux parties, le quotidien libanais se pose en arbitre du discours politique sur l’après-Arafat.

titre : « La disparition de Arafat peut marquer un “tournant historique”, affirme Sharon. »

sous-titre  : « L’Etat hébreu espère relancer le processus de paix avec une nouvelle direction “ responsable”. »

Le titre informationnel renseigne le lecteur sur la position de l’Etat hébreu face à la mort d’Arafat et à sa succession. Le discours cité prend une large place dans l’article. Il illustre la règle argumentative sous-jacente à l’article, la dénonciation des détracteurs de Y. Arafat, le discours citant développe une énonciation centrée sur le caractère péremptoire des affirmations des politiques israéliens par l’emploi de verbes introducteurs, tels que « affirmer réaffirmer, considérer » et souligne le ton des déclarations, « Ariel Sharon a donné le ton », « Yossed Lapid a adopté un ton beaucoup plus pugnace ». L’article se clôt sur les propos de Yosef Lapid, Ministre israélien de la Justice : « […] Arafat était non seulement le chef du terrorisme contre Israël mais aussi le père géniteur du terrorisme qui sévit dans le monde actuellement, y compris Al-Qaëda ». Le statut du locuteur renforce leur nature polémique dans la mesure où ils sont prononcés par un représentant de l’Etat hébreu et ont donc valeur d’autorité. L’article vise à produire ici un discours de contre-autorité, en mettant en avant les déclarations israéliennes.

titre : « Les Arabes redoutent les conséquences du “grand vide”.»

sous-titre  : « La balle est dans le camp israélien. »

Cet article est remarquable par la figure de Y. Arafat qu’il dessine ; le journaliste utilise le discours citant et se sert de l’argument d’autorité, personnifié par le témoignage d’experts (un analyste politique, le rédacteur en chef d’un journal, etc.) qui accolent au visage politique de Y. Arafat des termes comme « charisme », « aura », « talent ». L’article place Y. Arafat sur une sorte de piédestal discursif, mettant en avant le caractère irremplaçable du leader palestinien. Cette position est soulignée par le terme « symbole », qui sous-entend « qu’on peut toujours remplir le vide laissé par un dirigeant, mais il n’est pas facile de remplir le vide laissé par le leadership qu’assumait Arafat et qui était son talent ». Le nœud de la représentation médiatique du leader politique et de la lutte sémantique, survenue au moment de son agonie entre officiels palestiniens et médecins français, réside dans cette phrase. Faire de Y. Arafat un symbole implique de faire abstraction de son caractère d’humain (et donc de sa maladie) pour ériger la figure d’un leader atemporel (au-delà de sa mort), méta-politique (au-delà des partis politiques palestiniens) et historique (car il a résisté militairement et politiquement à l’Etat d’Israël).

Sept articles sur les funérailles de Y. Arafat composent l’édition du 13 novembre 2004. L’Orient le jour consacre donc moins d’articles que les quotidiens français à cet événement. La narration se décompose en deux moments, le premier revient comme dans l’édition précédente sur la géographie de l’émotion et le second s’intéresse au commentaire sur la figure du leader politique.

Deux articles consacrent l’immense émotion régnant autour de l’inhumation de Y. Arafat en Palestine.

titre : « Arafat inhumé à la Mouqata’a. »

sous-titre : « Fous de douleurs, des dizaines de milliers de Palestiniens ont rendu un dernier hommage au raïs à Ramallah. »

Le titre informationnel nominalisé situe géographiquement l’événement alors que le sous-titre place l’article dans le registre de l’émotion avec l’expression « fous de douleurs » et quantifie l’hommage rendu par la population palestinienne, « des dizaines de milliers de Palestiniens ». L’article laisse peu de place aux témoignages, les descriptions suffisant à décrire la douleur et le deuil : « une ferveur touchant parfois l’hystérie », « la cohue a pris, à certains moments, des allures indescriptibles », « d’autres se sont évanouies dans la bousculade », « un habitant de Ramallah hurlait ». La force évocatrice des scènes décrites par le journaliste plongent le lecteur dans une atmosphère de chaos et de ferveur populaire, qui était déjà sous-jacente dans le titre de Une « Arafat rendu à son peuple » et dans certaines expressions : « l’ampleur de cette vague d’émotion », « une véritable marée humaine ».

titre : « Unis dans la douleur, les Palestiniens du Liban s’accrochent au droit de retour. »

sous-titre : « Les réfugiés des camps organisent des funérailles symboliques à Yasser Arafat dans la douleur. »

La titraille, à dominante informationnelle, renseigne sur la façon dont l’événement est vécu au Liban. L’intérêt de l’article réside dans son contenu. Il y est certes question de « tristesse », de « détresse », de « tragédie » mais les commentaires sur l’après-Arafat dominent. A l’émotion visible et visuelle mais muette des territoires palestiniens succède une émotion bavarde. La part du discours rapporté est majoritaire dans cet article, la distance géographique et émotionnelle d’avec l’événement autorise les réfugiés palestiniens à prendre la parole.

Les deux articles contribuent à dessiner la figure de Y. Arafat, celle d’un symbole, d’un leader paternaliste et protecteur. Trois autres articles complètent le tableau en faisant de Y. Arafat un leader historique aux côtés de Yitzhak Rabin, de Gamal Abdel Nasser et d’Hussein de Jordanie. Le récit des coulisses des accords d’Oslo en 1993, « L’accord avec Rabin à Washington : une poignée de main, “ pas de bise !”», renvoie à l’anecdote mais rappelle que le leader palestinien a participé à l’Histoire. Par ailleurs, rapprocher dans un article, « Rabin, Hussein, Arafat, obsèques symboles de trois figures du Proche-Orient », trois leaders politiques reconnus pour leur rôle primordial au Proche-Orient, permet d’attribuer par glissement discursif leur qualité de « leader historique » à Y. Arafat. L’argument d’autorité est posé par la géographie du titre, plaçant côte à côte les trois hommes et par l’événement des « obsèques » ; ceux-ci, par la ferveur populaire et l’hommage politique rendu au Caire, sont la preuve pour le journal de la position du leader palestinien dans l’espace politique et dans l’Histoire.

L’éditorial « Nasser, Yasser… » use du même procédé rhétorique, comparant le dirigeant égyptien au leader palestinien. La comparaison permet au journaliste de s’affranchir du discours de preuve et de privilégier le commentaire : « Jamais depuis Nasser, la disparition d’un chef d’Etat n’a été ressentie avec tant de douleur et de désarroi par les siens ». Tout en soulignant les maladresses d’Arafat, il applaudit le leader palestinien qui, comme Nasser, a « joué la guerre pour parvenir à la paix ». L’éditorial qui tient lieu d’oraison funèbre contribue à renforcer le caractère symbolique de la figure du Raïs qui, « des épreuves les plus humiliantes, […] aura une fois de plus tiré une improbable grandeur ».

Le traitement médiatique du quotidien libanais dresse donc le portrait d’un leader adulé par le peuple palestinien, maltraité par ses adversaires, et renvoie l’homme politique à la figure symbolique d’un chef d’Etat palestinien (sans Etat) irremplaçable. Le discours hagiographique réservé à la personne de Y. Arafat place le quotidien libanais à l’exact opposé du Jerusalem Post.

Par ailleurs, le thème de l’empoisonnement occupe une place beaucoup plus importante dans le quotidien libanais que dans les autres journaux puisque, pendant plus d’un mois (du 17 au 21 décembre 2004), il y consacre huit articles. Sans entrer dans le détail de l’analyse de cesarticles, leur quantité est déjà un élément significatif de l’écho donné par le quotidien à cette rumeur. Traiter de ce type d’information ne signifie pas qu’on l’accrédite, mais montre au moins que le journal la trouve suffisamment plausible pour lui accorder huit articles.