3–3-1 L’IRA, le Sinn Féin et le DUP : tableau récapitulatif

Nous avons recensé dans un tableau les différentes occurrences qualifiant les protagonistes du récit journalistique, l’IRA, le Sinn Féin et le DUP. Cela permet de mettre en évidence les dénominations les plus communes et, parfois, les plus stigmatisantes.

Libération adopte une posture énonciative tout à fait particulière puisqu’à aucun moment le journal n’associe l’IRA au terme de terroriste. La terminologie utilisée est descriptive, contrairement à certains termes employés par le journal, pour qualifier le DUP ou I. Paisley. En effet, les termes « protestants durs », « extrémistes », « ultra » reviennent assez régulièrement dans les discours de Libération. G. Adams et le Sinn Féin sont quant à eux représentés par leur qualité politique, « la branche politique de l’IRA » ou symbolique « le dirigeant symbolique ». Libération prendrait ainsi clairement position non pas forcément en faveur de l’IRA, mais contre le DUP. Ce parti-pris discursif n’a rien de très étonnant dans la mesure où l’orientation politique des partis républicains est plutôt à gauche et le DUP, par ses positions politiques en matière économique et sociale s’apparente davantage à un parti de droite traditionnaliste. Par ailleurs, Libération regroupe le Sinn Féin et l’IRA sous l’appellation « mouvement républicain ».

Le Monde n’associe pas non plus directement le terme de terroriste au sigle IRA, mais produit néanmoins une série d’articles qui analysent les activités terroristes de ces groupes. Dans l’article « IRA, ETA, FLNC : l’agonie des illusions », Le Monde évoque, sous couvert du discours direct, l’histoire d’un ancien membre de l’IRA, Jim Mc Veigh qui déclare : « Beaucoup de gens comme moi ont rejoint l’IRA simplement pour défendre nos foyers. Nous étions des pères de famille ordinaires, qui allions à l’église au moins une fois par semaine… », (« Belfast-Ouest, son ghetto, ses fresques, ses tombes, ses touristiques », 10/08/05). Produire un article de cette facture (le récit de la vie d’un ancien de l’IRA reconverti en guide touristique) donne une vision presque « romanesque 196  » du groupe paramilitaire, comme si l’annonce du désarmement banalisait maintenant leurs actes. Cette hypothèse est sous-tendue par le fait que Le Monde n’évoque qu’à deux reprises, les 29 et 30/07/05, le nombre de victimes du conflit nord-irlandais depuis 35 ans : « Une violence qui a fait 3 600 morts en trente-cinq ans, dont la moitié imputable à l’IRA. », (« L’IRA annonce l’abandon définitif de la lutte armée. », 30/07/05). Evoquer la qualification de l’IRA, c’est évoquer par ricochet celle du Sinn Féin, dans la mesure où les deux entités sont très fréquemment liées dans le discours des journaux hexagonaux, par l’expression « le Sinn Féin, aile politique de l’IRA ». Les quotidiens français emploient donc des termes relativement dénotés pour évoquer le leader politique du Sinn Féin. Un seul exemple vient contredire ce constat ; Le Monde retranscrit les propos d’Allen Quinton, dont la mère est une victime de l’IRA : « J’ai vu Gerry Adams à la télé après la déclaration de l’IRA. J’ai zappé. […] C’est comme si Hitler était revenu. », (« A Belfast, les Catholiques rêvent d’un nouveau départ. », 02/08/05). Par la référence à Hitler et la comparaison avec G. Adams, cette citation du Monde vise à provoquer un double effet. Le premier est de souligner le ressentiment des victimes de l’IRA et de montrer les résultats de la violence terroriste. Le second par la force symbolique de la comparaison renvoie le lecteur à la réalité sociale de l’Ulster : celle d’un pays tiraillé par des divisions identitaires radicalisées et stigmatisantes.

Nous retrouvons dans Le Monde les mêmes stigmates énonciatifs que dans Libération. La figure de I. Paisley est fréquemment associée à des qualificatifs trahissant son impétuosité, « le bouillant révérend », son intransigeance, « éternel Docteur No » et son scepticisme quant à la réalité de l’événement, « Son chef, le révérend I. Paisley, doute de la bonne foi de l’IRA », (« Londres et Dublin multiplient les gestes pour faciliter le désarmement de l’IRA. », 31/07/05). Le Monde met néanmoins davantage en avant le parti que dirige I. Paisley ; ce procédé permet d’atténuer le caractère contesté du leader du DUP en soulignant l’importance politique du parti unioniste en Ulster, « la principale formation politique protestante nord-irlandaise », en avançant, donc, l’argument électoral comme moyen d’énoncer une parole qui compte en Irlande du Nord.

The Times partage son énonciation selon deux orientations : il associe presque systématiquement le champ lexical de la violence et de la criminalité à l’IRA,etinsiste sur le fait que le groupe paramilitaire constitue un véritable réseau du crime. Le terme de terrorisme est directement accolé au nom de l’IRA, ce qui n’apparaît pas dans les deux quotidiens français : « a terrorist organisation » (« une organisation terroriste »). Le discours à charge ne s’inscrit pas seulement dans la condamnation de l’action terroriste mais il dénonce aussi l’ampleur et les objectifs de l’organisation interne du mouvement.

G. Adams et le Sinn Féin sont généralement cités par leur nom propre. G. Adams est très fréquemment mis en avant, le nombre d’occurrence le concernant dépasse celle du Sinn Féin, ce qui est une manière d’essentialiser la figure du leader politique : « G. Adams, la plus influente figure politique du mouvement républicain  ». Le Sinn Féin est caractérisé à deux reprises par sa capacité et son obsession à communiquer, « l’obsession du Sin Féin avec la présentation  », à faire valoir et à publiciser son agir politique. Le Sinn Féin et l’IRA sont associés à deux reprises sous l’expression « Sinn Féin and the IRA », mais la seconde occurrence s’insère dans un paragraphe s’intéressant à la nature du lien entre les deux entités : « Les relations entre le Sinn Féin et l’IRA ont changé fondamentalement. Sinn Féin était autrefois l'aile politique d'IRA; au cours de la décennie passée, IRA est devenu la branche paramilitaire du Sinn Féin 197 », («The IRA disarms, Sinn Féin sweeps the polls. And Gerry Adams is a loser.», (« L’IRA désarme, le Sinn Féin balaie les sondages. Et G. Adams est un perdant. », 01/08/05). Néanmoins, loin de dédouaner le parti républicain de ses relations avec le groupe terroriste, le texte décrit l’influence grandissante du Sinn Féin dans la vie politique nord-irlandaise. Ce renversement syntaxique et politique est une façon de dénoncer la stratégie du Sinn Féin qui se sert de l’IRA comme moyen de pression. En associant ainsi les deux entités, The Times décrédibilise très fortement l’agir politique du Sinn Féin. Cet article ne se situe certes pas dans la rubrique généraliste du quotidien, « Home news », mais dans une rubrique située en fin de journal « Features », consacrée aux commentaires sur l’actualité. La présence de ce type d’articles mettant explicitement en avant la figure énonciative du journaliste, et donc du journal, est révélatrice des stratégies discursives du quotidien. En pages générales, The Times propose le récit factuel des événements et réserve la fin du journal à des écrits se rapprochant de ceux du journal d’opinion, soit dans les rubriques « Features » ou « Comments », soit par le courrier des lecteurs.

Le DUP et I. Paisley, en dehors de la dénomination générique, sont caractérisés à plusieurs reprises dans les articles par l’inflexibilité de leur ligne politique. Néanmoins, The Times reste beaucoup plus circonspect dans le discours tenu sur le leader unioniste.

The Belfast Telegraph partage son énonciation en deux orientations principales, la première concerne l’IRA et la seconde les principaux partis politiques d’Ulster, le Sinn Féin et le DUP. Le quotidien nord-irlandais, comme son confrère anglais, n’hésite pas à employer le discours rapporté pour qualifier l’IRA et le DUP. L’utilisation du discours rapporté autorise une latitude discursive intéressante dans la mesure où cette technique permet au journal d’insister sur certains aspects, sous couvert d’objectivité et d’exhaustivité, et de proposer, sans s’impliquer directement, des esquisses discursives engagées. Ce procédé est moins vérifiable dans le cas de la qualification de l’IRA ; la nature terroriste de ses activités autorisant le quotidien à une plus grande liberté de jugement.The Belfast Telegraph condamne donc fermement l’IRA, notamment par une figure énonciative associée aux superlatifs : « le plus compétent des groupes criminels, le plus rusé et le plus dangereux », « une des machines à tuer les plus impitoyables et implacables du monde ». La figure du DUP, et par glissement celle de son leader politique lorsqu’elle dépasse la simple dénomination générique (« M. Paisley », « the DUP »), apparaît comme étroitement liée à son leader. Le quotidien évoque le DUP comme le parti de I. Paisley, « le Révérend Ian Paisley et ses Démocrates unionistes » ; une nouvelle fois, le collectif politique s’efface derrière la figure individuelle d’un ethos fort, en l’occurrence I. Paisley. Le quotidien est par ailleurs le seul journal à donner la parole à des instances politiques autres que celle du Sinn Féin, critiquant ouvertement la position intransigeante et sceptique du DUP ; offrir ainsi une tribune à M. Durkan - leader du SDLP - et à P. Hain - secrétaire d’Etat en charge de l’Ulster – est une façon pour The Belfast Telegraph de tenir une attitude critique à l’égard du DUP : « Il est clair que l’UUP et le DUP préfèrent travailler avec des bandits armés qu’avec la police » et « il(P. Hain) a accusé les Unionistes de devenir les compagnons de voyage de la brutalité et du gangstérisme ». La seconde citation est issuedu discours rapporté au style indirect ; cela crée une distance énonciative entre l’énoncé et son énonciateur. Mais l’attaque de P. Hain à l’encontre des Unionistes est néanmoins reprise dans le journal. En ce sens, elle constitue une marque supplémentaire de l’engagement discursif du quotidien.

The Belfast Telegraph n’emploie pas la même technique discursive pour qualifier le Sinn Féin et son leader, puisque nous n’avons relevé aucune trace de discours rapporté (direct ou indirect) relatif à un jugement sur le Sinn Féin ou sur G. Adams. Le quotidien s’efforce de proposer une représentation du parti républicain, sinon objective, du moins distanciée par rapport aux acteurs politiques de l’événement. Nous avons cependant relevé trois articles qui semblent infirmer ce traitement « neutre » de la figure politique et qui associent dans leur discours le Sinn Féin à l’IRA - sous l’appellation « Sinn Fein / IRA », comme le fait le DUP sur son site. Un de ces textes est rédigé par un membre du parti unioniste, le second est un courrier des lecteurs : « Ignoring unionist wishes will be undoing of Blair. », (« Ignorer les souhaits des Unionistes provoquera la perte de Blair. », 04/10/05), et « Has the IRA been promised firearm certificate for unlawfully held handguns ? », (« L’IRA a-t-il promis des certificats de port d’armes à feu à ceux qui détiennent illégalement des pistolets ? », 12/10/05). Laisser ainsi la parole aux Unionistes - alors qu’aucun espace équivalent n’a été réservé aux Républicains – et inclure dans le courrier des lecteurs une lettre condamnant l’IRA et le Sinn Féin, révèlent un parti-pris éditorial, certes implicite mais avéré. Le journal ne parle pas en son nom, mais les paroles tierces qu’il met en scène sont des indices de la présence du jugement du journal. Cette hypothèse est confirmée par le dernier article, émanent d’un journaliste écrivant pour la rubrique « Features », « If you believe all the IRA guns and rackets have gone, you’re very naive. », (« Si vous croyez que toutes les armes de l’IRA et le racket ont disparu, vous êtes vraiment naïf. », 01/10/05) ; le journaliste formule différemment la relation entre l’IRA et le Sinn Féin, puisqu’il emploie l’expression « the Sinn Féin and the IRA ». La conjonction de coordination « et » euphémise la relation entre les deux entités, là où le slash dans le terme « Sinn Féin / IRA », rapproche spatialement et sémantiquement jusqu’à les confondre les deux groupes.

The Belfast Telegraph se situe donc dans une position méta-discursive à l’égard du Sinn Féin et du DUP ; il rapproche même lexicalement les deux partis dans l’expression, « les deux extrêmes de la politique en Ulster » ce qui, en qualifiant les deux entités, stigmatise dans le même temps leur radicalité.

Notes
196.

Ce qualificatif apparaît dans l’article du Monde.

197.

« the relationship between Sinn Féin and the IRA has changed fondamentally. Sinn Féin was once the political wing of the IRA ; in the course of the past decade, the IRA has become the paramilitary branch of Sinn Féin ».