Nous souhaitons présenter ici les grandes lignes discursives des quatre quotidiens au moment du désarmement de l’IRA. Le récit de l’événement se divise en deux temps : la déclaration de l’IRA (27-31/07/05) et l’annonce de l’effectivité du désarment de l’IRA (27/09 au 01/10/05). Ces deux moments sont différemment traités selon les journaux. Ces différences de traitement sont d’abord imputables à la situation géographique des journaux vis-à-vis de l’événement. En effet, Le Monde et Libération ont des approches discursives logiquement distinctes des deux quotidiens britanniques, dans la mesure où leur espace de rédaction et de diffusion ne chevauchent pas les espaces publiques touchés par l’événement.
Libération relate uniquement la première partie du désarmement de l’IRA, à savoir la déclaration d’intention du groupe paramilitaire. Il se prononce assez peu sur l’initiative del’IRA, préférant laisser la parole aux experts, comme Roger Faligot 198 , et aux personnalités politiques situées géographiquement en dehors de l’espace public nord-irlandais. Ainsi le quotidien relaie-t-il les déclarations de Bertie Ahern, Premier Ministre irlandais, de Bill Clinton et de José Luis Zapatero. Ces personnalités ont néanmoins un lien politique et symbolique plus ou moins direct avec l’événement. B. Ahern, en tant que Premier Ministre irlandais, est engagé dans le processus de paix nord-irlandais ; B. Clinton a joué un rôle important dans les négociations du Good Friday Agreement et aurait, selon The Times, largement influencé la décision de l’IRA à un moment délicat pour la Grande-Bretagne. En effet, nous devons rappeler que la déclaration de l’IRA intervient peu de temps après les attentats de Londres (7 et 21 juillet 2005). Enfin, le Premier Ministre espagnol est confronté avec l’ETA au problème du terrorisme indépendantiste au même titre que la Grande-Bretagne.
Libération évoque très succinctement le moment de l’officialisation du désarmement de l’IRA le 27 septembre 2005, « L’armée républicaine a bien déposé les armes ». Le journal consacre cependant une brève à un incident survenu en octobre 2005 qui relate la comparaison faite par le Père John Reid, prêtre catholique ayant participé à la revue du désarmement de l’IRA, entre les Unionistes et les Nazis : « Des excuses pour les Unionistes irlandais », (14/10/2005). Ce choix éditorial montre que pour le quotidien français le désarmement de l’IRA est un fait acquis. Il ne s’attarde pas sur un processus plus complexe de représentation du conflit nord-irlandais ; il préfère évoquer un événement second qui semble davantage en mesure d’interpeller son auditoire, du fait de la force symbolique de la comparaison faite par J. Reid, entre les Unionistes et les Nazis. Se focaliser sur cet événement est une façon, pour le journal, de recadrer le conflit nord-irlandais dans des schémas interprétatifs plus éloquents pour le lectorat français.
Le Monde adopte une position discursive différente de Libération dans la mesure où il relate les deux moments du désarmement de l’IRA, mettant en évidence à chaque fois le scepticisme et l’incrédulité de I. Paisley et du DUP quant à la réalité du désarmement. Le Monde est le seul quotidien français à évoquer dans deux articles la « défiance et (le) mépris » de I. Paisley à cet égard, « En proie au doute et à la colère, la communauté protestante se sent trahie par Londres » (28/08/2005) et « L’armée républicaine irlandaise a rendu les armes » (27/09/2005). Dès le mois de juillet, le quotidien met d’ailleurs en avant la nécessité pour le DUP d’avoir des preuves tangibles – par des photographies – de la réalité du désarmement de l’IRA. I. Paisley devient dans les pages du Monde, « l’éternel Dr NO ». Le quotidien, en relayant cet épisode, contribue à donner du leader politique unioniste une image négative, à laquelle il n’oppose pas une une image favorable de G. Adams. Il compense ce parti-pris discursif patent par un traitement distancié de la première partie de l’événement. Nous l’avons souligné précédemment, Le Monde s’entoure d’experts - R. Faligot à nouveau - mais appuie surtout son discours sur une analyse et un commentaire de l’événementrecontextualiséhistoriquement et politiquement, mettant en perspective le désarmement de l’IRA à la lumière des attentats du 11 septembre 2001 et de la situation actuelle des autres groupes terroristes (ETA, FLNC, etc.). Le Monde, à la différence de Libération, ne relate pas l’incident entre le Père Reid et les Unionistes.
The Times narre longuement (trente-sept articles) les deux épisodes en prenant soin d’équilibrer les points de vue, mais surtout en condamnant très fermement les violences paramilitaires, unionistes et républicaines. Il évoque également l’incident entre le Père Reid et les Unionistes dans deux articles, publiés le 13 et le 14 octobre 2005 : « Unionists “like Nazis”, says Priest » (« Les Unionistes sont “comme les Nazis” dit le Prêtre ») et « Priest apologizes for Nazi remark about UInionists » (« Le Prêtre s’excuse pour sa remarque nazie au sujet des Unionistes »). En deux articles, le quotidien ouvre et clôt l’incident.
La première partie de la narration du Times sur le désarmement de l’IRA est largement factuelle et produit des titres informatifs du type « IRA ready to disarm. » (« L’IRA prêt à désarmer. »). Le quotidien revient sur trente ans de lutte armée, en détaillant les actions et le nombre de victimes. The Times adopte une posture extradiégétique en proposant un commentaire de l’événement et de son rapport au Good Friday Agreement, « Beginning at the end. The IRA statement, if implemented, can revive the process. », (« Le commencement à la fin. La déclaration de l’IRA, si elle est mise en œuvre, peut ranimer le processus », 29/07/2005). The Times adopte une position discursive assez proche de celle du Monde et cherche à rationnaliser l’événement en le reliant à des éléments de comparaison externes, comme la situation sud-africaine, en s’intéressant à l’avenir des troupes anglaises en Ulster : « Arms and the Truth. Demilitarisation has its logic, a reconcilation indeed does not », (« Les armes et la Vérité. La démilitarisation a sa logique, une réconciliation n’en a pas en effet », 02/08/2005)
Enfin, si The Times publie le double d’articles reflétant un fort scepticisme quant à l’effectivité du désarmement de l’IRA, il oriente néanmoins la narration de la seconde partie de l’événement vers des considérations politiques et sociales quant à l’avenir de l’Irlande du Nord. Il évoque sans s’y appesantir l’incrédulité et l’inflexibilité du DUP, pour se consacrer à la valeur testimoniale de la parole des deux témoins civils du désarmement (un prêtre catholique et un pasteur protestant). Au regard de la défiance unioniste, il questionne sans la remettre en cause la légitimité et le crédit des témoins du désarmement, et critique la position unioniste, notamment dans un article « Dealing with reality. Unionists must offer a credible response to the decommissioning », (« Faire avec la réalité. Les Unionistes doivent offrir une réponse crédible au désarmement », 27/09/2005) :
« La réponse du révérend I. Paisley et de son parti au désarmement de l’IRA aurait pu être une satisfaction calme ou un triomphalisme bruyant. […] Mais ça ne semble pas être dans l’instinct du DUP. Il a insinué que soit le désarmement n’a pas eu lieu (et des hommes comme le Général de Chastelain and Mr Good sont des menteurs ou des fous), ou qu’il était seulement partiel, ou qu’il a eu lieu mais d’une manière non satisfaisante à cause de l’absence de preuves photographiques. Ce ne sont pas des positions crédibles 199 ».
The Times adopte une position discursive qui se veut relativement distanciée par l’usage du commentaire et la présentation d’éléments factuels mais celui-ci présente parfois les indices d’un jugement, à peine dissimulé, des deux protagonistes nord-irlandais.
La position discursive du Belfast Telegraph est encore différente de celle du Times. C’est un quotidien nord-irlandais, il est donc au cœur des événements et, en ce sens, il possèderait une distance narrative, potentiellement contrainte et réduite par des logiques géographiques et politiques fortes. Cela peut expliquer sa propension à se concentrer sur le détail des faits et à donner plus que The Times la parole aux leaders politiques, mais aussi et surtout à la population nord-irlandaise. Ce procédé a pour effet de laisser une large tribune à la condamnation des violences paramilitaires dont, notamment, celles de l’IRA. Néanmoins, l’équilibre discursif de la réprobation de ce type de violences se répartit de façon égale entre les groupes paramilitaires unionistes et catholiques. Le journal semble ainsi vouloir traduire un « ras-le-bol général » de la population en Ulster.
The Belfast Telegraph s’attarde donc davantage sur la façon dont est perçue et vécue l’annonce du désarmement de l’IRA dans la société civile. Il délivre moins d’analyses politiques que The Times, ce qui pourrait traduire une plus grande difficulté à tenir une position métadiscursive sur l’événement. Il publie à Belfast et, en ce sens, il est au cœur de l’actualité ; il offre à ces lecteurs un cliché discursif pris de l’intérieur. Le point de vue géographique semble donc s’accorder ici avec le point de vue narratif.
Ensuite, The Belfast Telegraph s’attarde longuement sur la remise en cause des témoins du désarmement par I. Paisley, puisque plus de dix articles lui sont consacrés. Cet événement dans l’événement est décomposable en trois moments : le 26 septembre 2005, le journal narre par le menu le désarmement de l’IRA. Dans l’édition du 27 septembre 2005, The Belfast Telegraph expose, d’une part, la remise en cause des preuves verbales apportées par les témoins du désarmement et souligne de fait la décrédibilisation de leur parole ; d’autre part, il invoque le statut des témoins pour justifier de leur crédibilité. L’épisode se poursuit les jours suivants, jusqu’au moment où le DUP demande à parler en personne aux deux témoins civils. Il se clôt sur une lettre d’un lecteur, questionnant non plus la fiabilité des témoins mais leurs expériences en matière de désarmement : « Ignoring Unionists wishes will be undoing of Blair ». Produire ce type de document en guise de conclusion à un épisode hautement polémique est une manière pour le journal de déplacer la responsabilité du discours sur une instance énonciative autre que la sienne. Enfin, The Belfast Telegraph ne narre pas l’incident entre le Père J. Reid et les Unionistes.
The Belfast Telegraph a donc une approche de l’événement différente du Times, du fait notamment de sa proximité géographique. Ce n’est pas le seul critère à prendre en compte, mais il est un point important dans la représentation du désarmement de l’IRA. The Times et Le Monde ont une ligne discursive assez proche, qui est celle d’un commentaire plus distancié. Mais là aussi, l’espace public de diffusion du journal entre en compte et infère sur la qualification de l’événement et des acteurs de l’événement. Enfin, les deux quotidiens français s’entourent d’experts et recontextualisent la représentation du désarmement de l’IRA dans le cadre plus large des mouvements terroristes séparatistes.
Présenter une analyse synthétique de la figure médiatique des deux principaux partis et leaders politiques nord-irlandais nous a permis de dégager des orientations discursives qui, pour être générales, n’en sont pas moins révélatrices des représentations à l’œuvre dans le conflit nord-irlandais. La figure du leader politique est omniprésente dans les journaux, portraiturant non pas le personnage dans son entier, mais un trait caractéristique de sa personnalité. Ainsi, I. Paisley est-il généralement représenté comme un leader intransigeant et G. Adams comme un dirigeant opportuniste. Ces caricatures discursives correspondent à une volonté éditoriale de proposer aux lecteurs des schémas suffisamment simples pour être compris par le public étranger au conflit, et entendables par une population nord-irlandaise et anglaise, dont l’identité est essentiellement construite depuis trente ans sur l’exagération identitaire et l’ostracisme.
« The response of Rev Ian Paisley and his party to IRA decommissioning could have been one of quiet satisfaction or noisy triumphalism. […] That does not appear to DUP’s instinct. It has implied that either the IRA decommissioning has not occur (and men such General de Chastelain and Mr Good are liars or fools), or that it was only partial, or that it happened but in an unsatisfactory way because the lack of no photographic evidence. These are not credible positions».