1-1-2 The Times, le différentiel énonciatif : « Catholic » - « Republican »/ « Protestants » - « Unionist », « Loyalist »

Le quotidien anglais consacre trente-huit articles à l’événement ce qui, en comparaison de ses confrères étrangers, est considérable mais cependant logique puisque les affrontements sont survenus sur le sol britannique. Néanmoins, nous avons mentionné dans la seconde partie de notre thèse, que la presse anglaise a une attitude particulière à l’égard du conflit nord-irlandais, faite à la fois d’indifférence pour des violences trentenaires et de posture morale, condamnant toute forme de violence. Nous retrouvons cette même ambivalence discursive dans le traitement de l’épisode Holy Cross School. En effet, The Times condamne avec virulence les violences sectaires mais, même s’il accorde une place non négligeable aux événements, il publie trois fois moins d’articles que The Belfast Telegraph. Certes, les attentats du 11 septembre 2001 ont perturbé la donne médiatique nationale et internationale, mais il y a aussi dans cette différence l’indice d’un parti-pris éditorial. Ainsi, The Times publie près de la moitié des articles dans un temps très court, entre le 03/09 et le 11/09/2001, soit une moyenne de 1,6 articles par jour. Cette concentration discursive pourrait s’expliquer par ladiminution du nombre d’incidents, mais il n’en est rien puisque ceux-ci se poursuivent avec la même intensité pendant plusieurs semaines. Nous pensons plutôt que la baisse de la fréquence des articles est due à l’effet conjugué de la routinisation de l’événement et des attentats du11 septembre 2001.

Par ailleurs, le quotidien britannique adopte une posture énonciative originale puisque, à la différence des quotidiens français, il dissocie la société civile de sa composante politique et paramilitaire. C'est-à-dire que le journal nomme systématiquement la population nord-irlandaise par l’opposition entre les deux communautés religieuses : « les deux communautés, Protestants et Catholiques », qu’il associe tout aussi invariablement dans son discours la figure de la victime aux Catholiques, « leurs victimes catholiques ». Le quotidien dissocie par contre très distinctement l’être communautaire et confessionnel, du militant : « les problèmes entre les résidents loyalistes et les parents nationalistes 204  » ; il oppose ainsi de manière symétrique deux idéologies (loyaliste et nationaliste), mais juxtapose une fonction sociale (parents) à une détermination géographique (résidents). C’est une façon pour le journal de traduire lexicalement l’origine du problème Holy Cross School, en opposant de façon asymétrique des données sociales et géographiques. Il y a incompréhension et violence, car ce sont deux communautés qui s’affrontent ; mais lors de l’affrontement (la traversée d’une avenue protestante), le statut des protagonistes n’est pas le même. La violence semble donc être pour le journal tout autant physique et morale (le jet de projectiles et les insultes) que symbolique (des revendications qui ne se situent pas a priori au même niveau) : ce sont des parents et des enfants catholiques qui traversent Ardoyne Road, et ce sont des résidents protestants qui leur jettent des pierres. Chacun des deux camps tente d’ailleurs de réduire ce fossé revendicatif (les uns demandant de pouvoir amener leurs enfants à l’école, les autres réclamant qu’on ne viole pas leur territoire) en tentant de ramener l’autre sur son propre terrain : « Les résidents prétendent que les nationalistes en prenant leurs enfants à l'école utilisaient cet itinéraire pour intimider les Protestants 205  ». Nous retrouvons dans le discours cité l’opposition asymétriques Protestants / nationalistes, autrement dit société civile/ militants politiques.

La dénomination « nationalist parents » (« parents nationalistes ») reste cependant assez rare dans le discours cité et est inexistante dans le discours citant, le quotidien lui préférant un lexique plus neutre : « nationalists », « republicans » ou « Catholics ». D’une façon générale, The Times utilise le terme « Catholic » soit comme substantif, soit comme qualificatif dans les expressions « catholic parents »  parents catholiques  »), « catholic children » (« enfants catholiques »).

Il n’use pas de la même logique énonciative pour qualifier le camp protestant puisqu’il utilise très régulièrement les termes « Loyalists » et « loyalist protesters » (« manifestants loyalistes »), lorsqu’il souhaite désigner les responsables des violences perpétrées contre les écoliers. Procéder ainsi permet au journal d’opérer une différenciation claire entre la communauté protestante nord-irlandaise et anglaise, et les fauteurs de trouble. Par ailleurs, l’expression « protestant residents » (« résidents protestants ») est rarement directement associée aux descriptions d’actes violents ; nous avons cependant relevé une occurrence dans un article, « Holy Cross gets gift of peace for Nativity », (« Holy Cross reçoit un cadeau de paix pour la fête de la Nativité. », 15/12/2001) : « Des voisins protestants ont hurlé et crié après les filles 206 . ». Celle-ci est cependant le fait du discours rapporté (indirect), restituant les propos d’une résidente catholique.

Le quotidien différencie très clairement les catégories « protestant » et « loyalist » lorsque des violences éclatent parallèlement à l’épisode Holy Cross School : « […] quand deux Protestants ont été sérieusement blessés durant un accrochage entre loyalistes et nationalistes 207  ». C’est le cas également lorsqu’il utilise le discours indirect pour rapporter les propos d’un Protestant, dans l’article « New riots grip Holly Cross. » (« De nouvelles émeutes saisissent Holly Cross. », 10/01/2002) : « Des Protestants locaux ont dit qu'ils protestaient après de nombreuses attaques de Catholiques sur des Loyalistes 208  ». Cependant l’énonciation laisse ici l’indice du discours cité protestant, par l’association entre les termes « attaques » et « catholiques », amalgamant militants républicains et communauté catholique.

Ensuite, lorsque The Times réfère à une opposition entre les deux communautés, il utilise les termes génériques « Protestants » et « Catholics » et prend une position métadiscursive, éloignée des événements : « Seule une unité de police était sur la scène pour empêcher la confrontation entre Catholiques et Protestants 209  », (« Smiles return for Holy Cross pupils », « Les sourires reviennent parmi les élèves de Holy Cross »). Quand son discours met en scène des groupes militants, il emploie généralement les termes républicains et loyalistes : « […] si les républicains accusent les loyalistes de sauvagerie 210 », (« No end to our children. », « Pas de fin pour nos enfants. », 09/09/2001).

Enfin, The Times emploie indifféremment les mots « loyalist », « protestant », « catholic» pour spécifier le territoire sur lequel se déroulent les événements : « catholic road », « loyalist Glenbryn » « protestant area », « loyalist street », etc. Cependant, il n’use jamais du terme « republican » pour désigner le(s) territoire(s) des affrontements. Ceci peut s’expliquer par le fait que le nœud du problème et de la revendication se situe dans le militantisme loyaliste ; le territoire y est représenté à la fois comme le lieu et l’objet des incidents. Nous reviendrons sur ces différents aspects dans une section ultérieure.

Dans l’article « School of tears and terror. » (« L’école des larmes et de la terreur. », 09/09/2001), The Times file la métaphore guerrière : « des barricades », « des troubles », « des coups de feu et des bombes  », « la cible », « des barricades, des tirs croisés », « des bruits sourds d’explosion 211  ». Par ces termes, issus du témoignage d’une jeune femme catholique, le journal n’évoque pas les violences d’Holly Cross School, mais des affrontements survenus en 1969. Le procédé stylistique du flash back permet au journal d’établir un parallèle entre deux événements du même ordre et de souligner leur caractère pérenne, ainsi que l’intensité et la violence des manifestations loyalistes. Le journal appuie son discours contre ces violences, en décrivant abondamment les actes commis par les Loyalistes : « hurler, cracher, et bombarder avec des bouteilles de lait », « criaient des obscénités », « un torrent d’insultes et de projectiles 212  ». The Times utilise également le discours cité pour accentuer sa condamnation : « Ils ne sont pas humains, ce sont des animaux 213  », (« Crying shame of bomb on the school of terror. », (« La bombe scandaleuse lancée sur l’école de la terreur », 06/09/2001). Le journal publie par ailleurs un papier en Une 214 , « Ulster sliding down ‘path to barbarism’. » (« L’Ulster glisse vers “le chemin de la barbarie”. », 06/09/2001), dans lequel le journaliste condamne les violences sectaires en les qualifiant à quatre reprises, de « pas vers la barbarie  » (« path to barbarism »)». Le titre guillemette l’expression un « pas vers la barbarie », car il s’agit des propos de John Reid, secrétaire d’Etat pour l’Irlande du Nord, qui sont développés à plusieurs reprises dans le texte. Le journal se sert ici du discours rapporté d’un officiel, pour rendre explicite ce qui est latent dans les articles précédents et appuyer son argumentaire contre les violences par la citation d’une parole d’autorité. Ainsi, dans « Children in crossfire : a grim blockade does not reflect Ulster as a whole.», (« Des enfants dans les tirs croisés : un blocus sinistre ne reflète pas l’Ulster dans son ensemble. », 05/09/2001), le journaliste confirme la condamnation du journal : « C’est une attitude déloyale et irresponsable 215  ».

Ce procédé rhétorique est sous-tendu par l’utilisation d’un vocable s’appuyant sur la figure victimaire des écoliers. The Times, comme Libération, emploie pour qualifier l’impuissance des victimes des violences un lexique fondé sur l’émotion et la terreur des enfants : « déconcertés et effrayés », « traumatisés », « sanglotant de façon incontrôlée », « ils couraient dans la panique 216  » Le journal souligne cet aspect par le choix réitéré dans plusieurs articles de la description de ces scènes et d’un lexique identique ; l'abondance d'éléments visuels, des verbes d'état et de qualificatifs (« mais leurs visages ne sont plus déformés par la terreur »), de repères spatiaux et temporels (« La dispute s’est étendu dans les rues d’Ardoyne la nuit dernière 217  »). La description permet de stopper le temps narratif et de procéder à une focalisation sur la nature des violences. En procédant ainsi, le quotidien fait pénétrer le lecteur au cœur des violences ; la présence de photos dans certains articles atteste de ce que la description a suggéré.

The Times déploie donc une palette énonciative beaucoup plus large que les quotidiens français ; il précise notamment le statut des acteurs et la nature de leurs actions par une taxinomie lexicale ad-hoc, dissociant très distinctement les fauteurs de trouble de la totalité de la communauté protestante et représentant les enfants comme figure centrale du drame.

Notes
204.

« The two communities, Protestants and Catholics », « their catholic victims », « the problems between loyalist residents and nationalist parents ».

205.

« The residents claim that nationalists taking their children to the school were using the route to intimidate Protestants ».

206.

« Protestant neighbours screamed and shouted at the girls ».

207.

« […] when two Protestants were seriously injured during clashes between loyalists and nationalists ».

208.

« local protestants said that they were protesting after a number attacks on loyalists by Catholics ».

209.

« Just one police unit was at the scene to prevent confrontation between Catholics and Protestants ».

210.

« […] if republicans accuses loyalists of savagery ».

211.

« barricades », « rioting », « shooting and bombing », target », « crossfire, barricades », « thuds and crump sounds ».

212.

« screamed at, spat at and pelted with milk bottles », « yelled obscenities », « a torrent of abuse and missiles ».

213.

« They’re not human they’re animals ».

214.

Voir annexe 6-4, p. 497 (Une Times du 06/09/2001).

215.

« It is a foul, unacceptable, behaviour ».

216.

« bewildered and scared », « traumatised », « sobbing incontrolly », « they ran in panic ».

217.

« but their face are no longer buckled with terror », « The dispute spread to the streets of the Ardoyne last night ».