1-1-3 Le cas particulier du Belfast Telegraph

The Belfast Telegraph est au même titre que The Times un quotidien britannique ; ils n’appartiennent cependant pas aux mêmes espaces publics, ou plutôt ils appartiennent à l’espace public britannique de façon différente. The Belfast Telegraph est un journal britannique mais c’est aussi un quotidien nord-irlandais, que nous pourrions rapprocher des quotidiens régionaux français. Néanmoins, la spécificité politique (un gouvernement et une assemblée autonomes), sociale (deux communautés) et la prégnance à tous les niveaux de la société d’un conflit trentenaire confèrent au Belfast Telegraph un statut particulier, à mi-chemin entre quotidien national et régional. Cette particularité peut expliquer l’ambivalence discursive du journal, qui oscille en permanence entre une position méta-discursive moralisatrice et une propension à dissimuler son propre discours derrière l’omniprésence du discours citant. Ceci aboutit à une ligne éditoriale complexe, partagée en trois lignes discursives principales : celle du factuel par la narration « brute » de l’événement, celle du commentaire par l’analyse des conséquences sociales, économiques et éducatives, et enfin celle du témoignage par le discours rapporté protestant et catholique.

D’une manière générale, The Belfast Telegraph use de la même typologie que The Times pour qualifier les acteurs de l’événement. Il oppose les deux communautés par les termes « protestant » et « catholic  » : « catholic parents » (« parents catholiques »), « catholic girls » (« filles catholiques »), « protestant woman » (« femme protestante »), « a young protestant » (« un jeune protestant »), « Protestant and Catholic ». Il distingue également les différents acteurs par leur statut au moment de l’action ; dans le discours du journal, la nature de l’action (violente ou non) dicte la qualification de l’acteur. Ainsi, les manifestants (ou les opposants catholiques aux manifestants) les plus virulents sont rarement qualifiés par l’appellation communautaire « catholic »/ « protestant », mais sont rassemblés sous le terme « loyalist » ou « nationalist »: « Un dialogue a été nécessaire entre les nationalistes et les loyalistes », « intimidation nationaliste », « les manifestants loyalistes  ». Nous n’avons relevé cependant que très peu de syntagmes nominaux composés du terme « republican » du type « le territoire loyaliste et républicain 218  ». Il est employé dans une acceptation relativement neutre, ce qui n’est pas du tout le cas du terme « loyalist ».

En effet, alors que The Times met régulièrement sur un pied d’égalité les deux instances énonciatives, The Belfast Telegraph adopte une stratégie discursive totalement opposée. Il dissocie complètement les occurrences « loyalist protesters » et « nationalists» lorsqu’il décrit les événements. Il crée comme son confrère anglais une dissymétrie lexicale qui a un retentissement symbolique fort, puisqu’il oppose presque systématiquement les termes « loyalist protesters » (« des manifestants loyalistes ») et « catholic parents » / « catholic children ». Les premiers articles précisent l’identité « catholique » des parents et des enfants, mais ensuite le quotidien use très fréquemment des occurrences « parents » et « children » sans leur associer l’épithète « catholic » : « les écolières criaient hystériquement et saisissaient les mains de leurs parents alors que les manifestants loyalistes leur lançaient des pierres et des briques 219  », (« Bombing children ‘denies belief’. », « Bombarder des enfants “défie l’entendement”.», 05/09/2001). Ce procédé permet de resserrer la narration, de la rendre plus dynamique, et part surtout du principe qu’après les premiers jours, la figure des écoliers et des parents est suffisamment connue des lecteurs.

La répétition de ce type d’occurrences dissymétriques trahit cependant un parti-pris discursif implicite du journal, qui dénonce ainsi l’iniquité des forces en présence : « En notant que l'impasse entre des loyalistes et les parents a commencé en juin 220  », (« NIO accused of ‘sitting on hands’. », « Le Ministère de l’Irlande du Nord est accusé “d’être assis sur les mains”. », 10/09/2001). Il fait s’affronter régulièrement dans un même article, les groupes nominaux « mère et enfants ») et « manifestants  221 ». Le journal semble donc condamner très fortement l’action menée par la communauté protestante de Glenbryn.

Cette particularité énonciative n’est pas le seul trait distinctif du quotidien nord-irlandais puisqu’il stigmatise plus encore l’agir violent loyaliste en évoquant, à travers le discours rapporté, les propos d’une femme qui déclare : « Je suis juste une Protestante ordinaire 222  », « Assault ‘is proof of Glenbryn Concern’. », « L'assaut “est la preuve du problème de Glenbryn”. », 26/09/2001). Nous retrouvons le même type d’occurrence dans un courrier des lecteurs, « Bullying tacticts will not stop course of destiny. », (« L'intimidation tactique n'arrêtera pas le cours du destin. », 05/09/2001).

Le quotidien use enfin d’un vocabulaire parfois généralisant pour qualifier les deux communautés, ce qui est une façon de se placer dans une position méta par rapport aux sujets de l’énonciation : « between both sides » (« entre les deux bords »).

The Belfast Telegraph désigne le territoire et le lieu des affrontements selon le même procédé lexical que The Times ; cela consiste à associer un déterminant catégorisant l’appartenance communautaire et idéologique (« catholic », « protestant », « loyalist ») à une zone géographique : « le territoire loyaliste et républicain », « la manifestation de la rue d’Ardoyne », «  le parc protestant de Glenbryn et l’avenue Catholic Alliance 223  ».

Ces indices énonciatifs sont relayés par l’emploi de termes qui décrivent la violence des actes loyalistes : « hurlaient des injures », « s’exposaient au feu d’insultes des manifestants loyalistes », « un feu de haine et d’agressivité », « raillant et terrifiant les enfants », « les scènes dégoûtantes de violence, d’angoisse et de souffrance», « criant des insultes et lançant des projectiles 224  », etc. Parallèlement à cela, The Belfast Telegraph, comme les trois autres quotidiens, décrit les enfants comme subissant et cela dramatise encore la situation : « les enfants avaient l’air terrifié  » ; « tellement bouleversé », « pleurant », « ont été dispersés et ont commencé à pleurer », « ont pétrifié les enfants  », « les enfants hurlaient de terreur 225  ». Le registre de l’émotion est très présent lors des descriptions des scènes de violence ; le champ lexical des violences urbaines - voire de la guerre, complète la narration et décrit un véritable « champ de bataille » : « rues où des débris sont répandus », « la coque d’une voiture cramée », « une explosion », « guerres de religion », « une bombe jetée sur les forces de sécurité  », « les lignes de police », « une pluie de missiles 226  ».

Le quotidien met en avant l’inégalité des acteurs présents lors des violences survenues sur le chemin d’Holy Cross School, et dénonce l’incongruité et le caractère inacceptable des affrontements, qui opposent des parents et leurs enfants à aux manifestants loyalistes. La symétrie énonciative entre Catholiques et Protestants n’est pas adaptée lorsque le journal fait le récit de ces violences. La caractérisation religieuse y est secondaire puisqu’elle ne renvoie pas directement à une opposition de religion, mais bien davantage à une opposition entre communautés, distinguées par leur dimension religieuse. The Belfast Telegraph réfère à la religion uniquement lorsqu’il critique durement ces violences mais il n’utilise jamais l’argument religieux comme un élément rationnel : « réminiscence des guerres de religion », « bigoterie flagrante », « bigoterie religieuse 227  ».

Notes
218.

« Dialogue was needed between nationalists and loyalists », « natiolist intimidation », « loyalist protesters », « loyalist and republican terrirory».

219.

«scoolgirls cried hysterically and clutched their parents’ hands as loyalist protesters hurled stones and bricks at them ».

220.

« Noting that the stand-off between loyalists and the parents began in June ».

221.

« mother and children », « protesters ».

222.

« I am just an ordinary Protestant ».

223.

« loyalist and republican territory », « the Ardoyne road protest », « protestant Glenbryn Park and Catholic Alliance Avenue ».

224.

« hurled abuse  », « ran the gauntlet of abuse from loyalist protesters », « a gauntlet of hate and aggression », « taunting and terrifying children », « the disgusting scenes of violence, anguish and hurt », « shouting abuse and throwing missiles ».

225.

« the children looked terrified », « so distressed », « crying », « scattered and began weeping », « petrified children », « children screamed in terror ».

226.

« a battlefield» : « debris-strewn streets », « the shell of burnt-out car », « a blast bomb », « wars of religion », « a bomb hurled at security forces », « police lines », « a hail of missiles».

227.

« reminiscent of wars of religion », « blatant bigotry », « religious bigotry ».