1-2-1 L’opposition juifs religieux / reste de la population israélienne (militaires et civils laïcs) : une société israélienne bipolaire

Au moment du démantèlement des implantations de Gaza, les quatre quotidiens mettent en évidence l’opposition entre la population laïque et religieuse israélienne. Celle-ci se réalise à plusieurs niveaux et est représentée différemment selon les quotidiens. Les uns privilégient la confrontation entre colons religieux, civils et militaires laïcs (Le Monde et Libération) ; L’Orient le Jour insiste sur les extrémistes religieux (colons et non-colons), et The Jerusalem Post s’intéresse aux rapports entre colons, militaires religieux et laïcs.

Dès le 18 juin 2005, Libération précise son choix éditorial dans un article intitulé « Un juif n’expulse pas un autre juif ». Le titre de référence renvoie à la fois au caractère intangible et inébranlable de l’identité juive et aussi à la question de la trahison par un des siens. Ces deuxpoints seront récurrents durant les deux mois qui vont suivre. Le titre de cet article est à l’exacte symétrie d’un second article, de type informationnel, publié le 01/07/2005, « A Gaza, Tsahal expulse les extrémistes. ». Le texte revient sur l’expulsion d’extrémistes juifs réfugiés dans un hôtel de Gaza et met en évidence le fossé idéologique et politique entre les colons et les juifs extrémistes, et les israéliens laïcs et le gouvernement : « Colons, on en marre de vous ».Libération appuie essentiellement sa structure discursive, narrant l’opposition frontale entre deux parties de la société israélienne, sur le propos rapporté. Le vocabulaire employé par les opposants au retrait de Gaza souligne la fracture sociale et idéologique qu’il y a entre ces deux parties. L’étude du discours rapporté 239 montre que Libération laisse la parole aux colons et aux hommes politiques israéliens et palestiniens, mais ne fait jamais témoigner des citoyens israéliens laïcs. Le quotidien a donc choisi de privilégier la parole politique (et militaire) et la parole civile et « religieuse » des colons, comme source de la représentation du démantèlement des colonies. Les voix des colons, relayées par Libération, mobilisent des références historiques qui ont un impact symbolique fort et délégitiment l’agir militaire (et donc politique du gouvernement israélien) : «  déportation 240  », «  évacuation  », «  Hitler !  », «  criminels de guerre  », «  expulsé des Juifs  ».Il y a dans le discours cité émanant des colons une hypertrophie d’un Nous, fondé sur le statut religieux et social (colons religieux / citoyens laïcs), qui s’oppose à un Eux politique, fondé sur la fonction (les militaires) et l’action (l’expulsion). Nous retrouvons cet aspect dans certaines expressions : «  Les soldats vont craquer, ils ne peuvent pas chasser leurs frères  », «  Vous n’avez pas de cœur . […] Vous méritez la médaille militaire, vous avez expulsé des Juifs  », «  Pour eux, nous sommes l’ennemi  », «  Maudit soit celui qui chasse son frère ». La présence à plusieurs reprises de l’expression «  mon frère  » marque fortement la fracture entre les trois niveaux de l’identité israélienne : le premier niveau est basé sur la nationalité (israélienne), le second sur le rapport à la religion (religieux ou laïcs), le troisième sur le rapport au territoire (colons ou non-colons). En employant le terme « mon frère », les colons renvoient aux deux premiers niveaux de l’identité israélienne ; les liens qui unissent les colons à leurs compatriotes sont fondés à la fois sur la nation et la religion. En citant à plusieurs reprises le syntagme « mon frère », et en l’utilisant même pour titre d’un article, « Mon frère, c’est ça ta fierté de l’uniforme ? » (19/08/2005), Libération privilégie une couverture de l’événement basée sur la scission identitaire de la société israélienne.

Les colons sont présentés majoritairement par Libération comme étant colons, religieux et israéliens, alors que la figure identitaire des militaires est généralement construite sur le premier niveau de l’identité : ce sont des « soldats israéliens », des « troupes israéliennes », des « forces de l’ordre israéliennes » qui s’opposent à des « colons juifs », à des« extrémistes religieux », à de « nombreuses colonies peuplées d’extrémistes ».

Un article illustre la confrontation identitaire entre colons religieux et société laïque - représentée par le gouvernement - par l’utilisation des pronoms :

titre : « Ils sont tous contre nous. »

sous-titre : « Judith et Yéhochua, amers, abandonnent leur ferme horticole. »

Le titre anaphorique centralise la dichotomie de l’identité israélienne au moment de l’évacuation des implantations, le « ils » s’oppose au « nous ». La première personne du pluriel est un Nous exclusif, représentant la communauté des colons juifs. L’article se focalise sur cet embrayeur pronominal, qu’il renforce parfois d’un syntagme nominal «  nous, les religieux  ». « Ils » désignent une entité généralisante, composée à la fois du gouvernement israélien, des militaires et de la société civile israélienne : «  Pour tous , nous ne sommes que des numéros d’identité  », «  Israël a besoin de nous  ». Ce schisme identitaire est concentré dans une phrase du discours rapporté par le journal, citant un colon : «  Je me sens humilié que ce soit mon gouvernement qui me fasse ça  ». L’adjectif possessif « mon » renvoie en fait au « Nous » exclusif du titre, comme facteur explicatif de l’exclusion. C’est le non-respect de l’appartenance à un groupe représenté dans un Nous inclusif, qui provoque la scission du Nous communautaire israélien en un Nous  exclusif et un Vous, désigné comme une altérité de fait : «  Vous osez le chasser de chez lui  ! ».

Plusieurs titres, dont deux Une appuient par ailleurs le parti-pris éditorial du quotidien français : « Israël contre ses colons. » (19/07/2005), « Gaza : la fin des colons. » (19/08/2005). Ceux-ci mettent en évidence une scission dans la société israélienne entre l’Etat d’Israël et les colons : « Israël et ses colons sous le feu. » (08/06/2005) ou encore « Cancer du colon à Gaza. » (02/08/2005). Libération renforce son propos par des visuels qui montrent l’opposition, physique cette fois-ci, entre colons et armée israélienne. La composition de ces photos a toujours soit un axe vertical, soit horizontal, qui divise l’image en deux plans distincts 241 et matérialise le clivage entre colons et militaires. Les photos choisies par le quotidien juxtaposent donc une identité et un statut (colon israélien et militaire israélien), séparés par une ligne médiane (souvent une clôture de barbelés, des grilles ou un mur). Les visuels mettent généralement en symétrie deux « camps » - soldats et colons- se faisant face, reproduisant ainsi les lignes de bataille d’une guerre classique 242 . Ils montrent plus rarement la troupe israélienne opposée à un seul colon, symbolisant ainsi l’incohérence des forces en présence (par le nombre et leur statut civil / militaire) et la solitude ressentie par les colons face à l’Etat d’Israël 243 . Enfin, ce sont parfois des photos mettant en scène uniquement les troupes israéliennes, mais la séparation matérielle (une clôture de barbelés ou un mur) demeure dans le visuel, puisque l’autre moitié du cadre est « vide » (sans personnage situé sur le même plan). Il y a dans ces espaces inoccupés le symbole d’un néant à la fois physique et symbolique, qui serait à interpréter comme la conséquence de l’évacuation des implantations juives.

Plus que Libération, Le Monde construit son propos sur le récit et le commentaire. Les quelques visuels qu’il reproduit ne sont pas remarquables par les figures qu’ils dessinent, c’est pourquoi nous ne les analysons pas ici. Le quotidien concentre sa représentation de l’événement sur la division de la société israélienne autour de la question du maintien ou non des colonies. C’est essentiellement l’identité sociale et sa représentation politique qui sont privilégiées dans Le Monde. La fragilité de l’identité collective israélienne prédomine sur celle des colons dans les discours du Monde 244 . Ce sont « la société israélienne » et « la terre d’Israël » qui sont menacées ; les colons se reconnaissent de cette nation, et Le Monde relaie parfois leur parole :«  Nous appartenons à la nation, nous aimons la nation  ». L’emploi de l’embrayeur de personne « Nous » revendique un collectif (celui des colons) qui veut s’inclure dans la nation israélienne (un autre collectif) : «  Je suis un Juif d’Eretz Israël  » ; le « Nous » collectif (ou le « Je ») signale l’appartenance à l’Etat hébreu, il peut être envisagé comme un Nous + Vous inclusif. Toutefois, Le Monde met en évidence un autre type de Nous, exclusif celui-ci, au moment de l’évacuation des colonies lorsqu’il cite les propos de Rémond, israélien d’origine française : «  Ça va être pire que des gitans ! Le gouvernement nous jette comme la France nous a jeté d’Algérie  ! ». Le primo-énonciateur (Rémond) mobilise un double symbole, constitué de deux références socioculturelles, gitane et pied noir. L’énonciation est fondée sur la dépréciation du statut social de gitan (vivant dans des caravanes 245 ), et sur le rappel historique d’un épisode douloureux pour les pieds noirs, le départ d’Algérie. D’un côté, c’est le mode opératoire (l’expulsion par la force publique) qui est accusé ; de l’autre, c’est le statut des colons dans la société israélienne qui est remis en cause. Dans les deux cas, c’est un Nous exclusif qui s’oppose frontalement au gouvernement israélien.

Nous avons relevé une troisième catégorie de Nous dans le discours rapporté par Le Monde ; il s’agit d’un Nous militaire (représentant le gouvernement israélien). Il permet de souligner la fracture identitaire que constitue le fait de chasser de chez eux les habitants des implantations de Gaza : «  Nous sommes censés vaincre l’ennemi. Mais là, nous allons avoir en face de nous des gens de notre pays  ».L’énonciateur souligne la schizophrénie identitaire à laquelle sont obligés de s’astreindre les militaires au moment des évacuations ; la césure entre le Nous inclusif de la société israélienne et le Eux des colons est représentée dans la parole de Nadia, colon : «  C’est comme demander aux Juifs français de quitter Paris pour que les Arabes se sentent mieux  » ou encore de Leah Idels, autre colon : «  Il y a une cassure trop forte dans le peuple ; on ne serait pas accepté  ». Pour Le Monde, le point d’achoppement symbolique et identitaire est à saisir dans ces paroles ; le Eux qui, dans les discours d’altérité, est généralement attribué aux Palestiniens, s’est soudainement déplacé sur une partie du Nous israélien. C’est ce phénomène que tente de représenter Le Monde, en concentrant son discours sur l’éclatement d’un Nous collectif en trois Nous exclusifs les uns des autres : la société israélienne, les colons, et le gouvernement israélien (les militaires).

Avraham Burg, ancien président travailliste du Parlement israélien, souligne cette trichotomie dans une tribune du Monde : « Tous les courants de droite tentent vainement de réunir judaïsme, nationalisme territorial et démocratie », (« Désengagements. », 18/08/2005).

Enfin, dans le discours du Monde, les colons sont nommés « nationalistes extrémistes », « résidents des colonies », « colons radicaux venus des bastions ultras » et sont décrits comme représentant parfois « l’extrême droite israélienne ». Contrairement à Libération, ils sont souvent caractérisés par leur position idéologique sur l’échiquier politique israélien, ils sont « radicaux » mais pas nécessairement « extrémistes religieux ». Le discours du Monde, citant A. Sharon présentant « les colons juifs » comme « la crème de la société » (« Les militaires qui redoutent un regain ‘d’activité terroriste’, ont développé un large dispositif de sécurité. », 19/06/2005), souligne le décalage symbolique qu’il y a entre les actes de certains membres des implantations israéliennes et leur dénomination. Le discours politique tente de combler ici le fossé identitaire, souligné par le journal, entre les colons et les Israéliens « sédentaires » laïcs.

La société israélienne (hors les colons) est assez peu « parlée » dans le quotidien ; elle apparaît une fois au moment des manifestations contre le retrait, à travers le témoignage d’une habitante de Tel-Aviv qui déclare ne plus regarder la télévision car elle a « les larmes aux yeux quand elle les voit quitter leur maison » (« Les opposants au retrait de Gaza manifestent à Tel-Aviv. », 15/08/2007). La société israélienne (dans sa globalité) ne semble en fait trouver sa pleine consistance médiatique qu’au travers des sondages : « L’opinion publique israélienne reste majoritairement acquise au plan de retrait de Gaza […] mais ce soutien ne cesse de décroître au fur et à mesure que l’échéance approche. Les derniers sondages publiés par la presse israélienne font état de 50% à 53% d’avis favorable, contre 38% d’avis contraire, alors que le soutien frôlait les 70% en février» (« En Israël, les opposants au retrait de Gaza ne cessent de gagner du terrain. », 12/06/2005). Elle est montrée comme une entité fragmentée, mouvante et versatile. Shaul Golstein, membre du Conseil représentatif des colons souligne dans un article, dont le titre reprend la première phrase de la citation, « que la société israélienne ne sera plus la même après le retrait. […] Elle sera plus divisée. En un sens, ce sera une autre société ».

Le Monde concentre donc son récit sur la figure d’une société israélienne désunie idéologiquement et politiquement ; il reproduit davantage l’arrière-plan politique entourant le retrait de Gaza que Libération, et développe la représentation du malaise identitaire entre deux franges de cette société plus qu’il n’évoque leur caractère inconciliable.

Le quotidien libanais, L’Orient le Jour, inscrit la figure identitaire israélienne dans des schémas représentatifs très tranchés. Au moment du retrait de Gaza, le journal construit l’identité des colons à partir de leur rébellion face à l’autorité gouvernementale (représentée par les militaires). L’Orient le Jour établit les identités médiatiques des colons et des militaires israéliens sur un rapport de violences, de cris et de pleurs. Le discours du quotidien est plutôt factuel et laisse assez peu de place aux témoignages des habitants des implantations juives ; c’est avant tout l’agir (violent) qui est représenté dans la première partie du retrait de Gaza. Ce parti-pris journalistique reproduit donc des identités souvent radicalisées, non seulement dans leurs actions mais également dans leurs qualifications. Les colons deviennent régulièrement dans les écrits du quotidien des « extrémistes », des « ultras » ou « ultranationalistes israéliens » ; ils sont apparentés parfois à des « gangs » ou alors assimilés au reste de la population israélienne « des colons ou autres civils israéliens ». Cette dernière dénomination est à souligner car elle se démarque totalement de la qualification duelle société civile laïque / colons religieux, mise en place par les deux quotidiens français. Dans le cas présent, le journal en faisant l’amalgame entre colons et civils israéliens, attribue indirectement à l’ensemble de la population israélienne l’agir violent au moment du retrait de Gaza. Ce procédé aurait pour effet de délégitimer partiellement la société israélienne. Néanmoins, le quotidien opère un changement discursif radical durant cet épisode, en reprenant à son compte la distinction qu’A. Sharon fait entre les « colons »et les « extrémistes religieux » dans un article publié le 27 juillet 2005, « Les colons relancent leur campagne contre le retrait de Gaza ».

Dans le quotidien libanais, les colons sont donc représentés par le faire beaucoup plus que par le dire ; dans le récit du journal, ce sont des « colons récalcitrants » qui commettent des « actes barbares » et ont des « comportements sauvages et antidémocratiques » (propos d’A. Sharon mentionnés dans l’article « Israël boucle les colonies pour la première fois depuis leur création. », 01/07/2005). Le fait de relayer ainsi une parole officielle appartenant au même camp que les personnes incriminées permet au journal d’affirmer et d’afficher sa position médiane vis-à-vis des acteurs engagés dans le retrait de Gaza.

Les soldats israéliens, qui sont présentés par L’Orient le Jour, comme la figure antagoniste des colons reçoivent la qualification générique d’« armée » ou de « troupes israéliennes » ou « forces de l’ordre ». Nous avons noté une seule exception à cette règle énonciative : lorsque le quotidien rapporte les propos d’Ahmed Qoreï, évoquant « les forces israéliennes d’occupation ». La figure du soldat israélien est représentée comme une identité perturbée, mettant en tension une fonction (expulser les colons de leur maison) et une identité (israélienne). Les soldats sont représentés dans des schémas inhabituels, directement liés au registre de la faiblesse humaine et à la contre-performance ; ils sont faillibles, « certains soldats et soldates ont craqué émotionnellement »(« Malgré les larmes et les cris, l’évacuation de Gaza se poursuit à un rythme soutenu. » (18/08/2005) et ils refusent les ordres, « La désobéissance des soldats, phénomène inquiétant pour les autorités israéliennes. » (29/06/2005) ou « La grogne des soldats israéliens menace le plan de retrait de Sharon. » (29/06/2005). Ils sont représentés par L’Orient le Jour comme l’élément perturbateur du retrait de Gaza, aux côtés des colons qui peuvent être considérés comme les opposants.

Ce sont donc deux identités (colons / militaires) en confrontation qui sont représentées au moment du retrait de Gaza ; mais celles-ci se définissent, dans le journal, également dans leur rapport étroit à l’altérité palestinienne, à la différence de Libération et du Monde. Nous reviendrons sur ce point ultérieurement, mais nous pouvons d’ores et déjà affirmer que L’Orient le Jour construit l’identité israélienne à partir d’une opposition à deux niveaux : interne (colons-militaires) et externe (Israéliens / Palestiniens).

Enfin le reste de la société israélienne, comme dans les représentations du Monde, ne semble trouver d’existence médiatique qu’à travers son opinion publique et les sondages. En effet, plusieurs articles font référence au pourcentage d’Israéliens favorables ou défavorables au retrait de Gaza : dans l’article, « L’opinion israélienne se désengage du plan de retrait de Gaza. » (04/06/2005), ce sont les résultats des sondages publiés par Maariv qui sont analysés. La société civile israélienne (hors les colons et ceux désignés par le journal comme « les extrémistes ») apparaît soit partisane du retrait de Gaza, «  Certains Israéliens se réjouissent de voir Gaza évacuée. » (18/08/2005), soit indifférente, « Evacuation ou pas, à Tel-Aviv on va à la plage. » (22/08/2005). Le quotidien, à travers le discours cité, évoque ici la polarisation de la société israélienne, entre laïcs et religieux : « La population de Tel-Aviv […] s’adonnait aux plaisirs de la plage et de la table à la terrasse des cafés, alors que les fidèles juifs […] vivaient dans le déchirement l’évacuation des colonies de Gaza ».

Le discours de L’Orient le Jour semble avoir des difficultés à fixer les positions actancielles des militaires et des colons israéliens ; les soldats sont représentés à la fois comme des éléments perturbateurs de l’ordre public lorsqu’ils se rangent aux côtés des colons et, à l’opposé, comme les garants de cet ordre. Ils ont donc une identité fluctuante qui est toujours montrée en opposition à un élément constitutif de la nation israélienne (les colons ou l’Etat). La société israélienne est donc décrite par le quotidien comme extrêmement polarisée et en crise ; les quelques photos publiées par L’Orient le Jour représentent d’ailleurs très fréquemment, comme dans Libération, des colons opposés à l’armée, mais proposent aussi des images inédites, montrant non seulement des soldats en pleurs mais aussi des soldats donnant l’accolade à des colons. Les visuels appuient donc logiquement les orientations discursives du journal.

The Jerusalem Post adopte une posture journalistique singulière, ce qui peut aisément s’expliquer par le fait qu’il appartient à l’espace public en crise. Il y a donc des divergences notables entre les quatre quotidiens, mais nous constatons cependant des traits discursifs récurrents tels que l’opposition colons / militaires 246 et l’importance du territoire symbolique et politique. Néanmoins, en dépit d’une thématique commune, c’est l’intensité du regard journalistique posé sur ces aspects qui fait du discours du Jerusalem Post une parole singulière.

En effet, au mois d’août 2005, The Jerusalem Post concentre pratiquement la totalité de son discours sur l’opposition entre les colons et les militaires, qu’il représente comme une relation complexe. La complexité de ce lien tient au fait que le statut des acteurs au moment du retrait de Gaza a changé ; le quotidien oppose une relation antérieure entre les deux parties fondée sur la fraternité du lien « frères / frères » (« brothers » / « brothers ») à la relation présente basée sur la fracture de ce lien « frères / ennemi » (« brothers / enemy »). Il y a donc un glissement symbolique fort dans un temps court, et c’est sur cet affaissement de l’identité nationale que le quotidien appuie l’essentiel de son discours. Le discours rapporté a une place prépondérante car il témoigne de cette cassure identitaire. Au moment du retrait de Gaza, la société israélienne est resserrée autour des figures des colons et des soldats de Tsahal ; le discours cité met non seulement en évidence l’opposition d’une fonction (soldat) et d’une identité de second degré (colon), mais reproduit également la permanence de la communauté nationale (identité de premier degré, colons et soldats israéliens). Cette particularité discursive crée une modalisation de la personne à deux niveaux : un Nous  national, caractérisé par l’expression « le courage de la nation » ou le terme « frères », et un Nous communautaire, « nous sommes des Juifs sionistes 247  », opposé à un Eux schizophrénique, oscillant en permanence entre la qualification de « Nazi », « ennemi » et « frères 248  ». Le discours cité des colons israéliens met donc en permanence en concurrence l’agir et la fonction militaire (évacuer les habitants des implantations) et l’être (israélien et juif). Nous avons constaté par ailleurs que la qualification des colons émanait essentiellement de la voix du journaliste et pouvait être considérée comme générique, « settlers », « residents », « activists 249  ». A l’inverse, l’armée, le gouvernement et les soldats sont très largement qualifiés par le discours cité des colons, produisant un lexique très radical. En effet, le discours rapporté associe à plusieurs reprises les soldats à des figures extrêmement négatives et péjoratives, « Abandonne ton cœur de Nazi », « Voici la Gestapo 250  », « Judenrat 251  ». Ces associations lexicales disqualifient complètement l’action militaire, en la renvoyant à des schémas de référence altéricides. La parole militaire est logiquement plus modérée - à cause du droit de réserve - plus et laisse s’exprimer la perplexité des troupes : « évacuant nos frères de leur maison », « ils ne veulent pas nous poser de problèmes, mais ils ne veulent pas coopérer avec nous non plus », « il n’y a aucun ennemi précis 252  ».

Le discours du journal (rapporté ou pas) met donc en équilibre et en confrontation ces deux identités, qui s’excluent et s’incluent en même temps. Nous avons relevé plusieurs cas marquant à la fois la figure de l’inclusion et de l’exclusion.

253

Nous constatons qu’un certain nombre d’occurrences constituent l’inclusion d’un Eux (l’armée) dans un Nous collectif national et non plus communautaire (Nous + Vous). Par ailleurs, l’énonciation dans The Jerusalem Post relie très fortement la question de l’identité aux embrayeurs de personnes et aux marques de l’appartenance collective. Il y a tout d’abord une opposition récurrente entre les pronoms « ils» (« they ») et «  nous » (« we », « us »), et l’adjectif possessif « nos  » (« our »), «  ils nous jettent aux loups » (« 500 Gaza settlers to live in tents. », « 500 colons de la Bande de Gaza pour vivre dans des tentes. », 03/08/2005), «  Ce qui était important c’est d’en appeler aux soldats comme s'ils étaient nos frères et pas nos ennemis 254  » (« Settlers urged to lock the gates. », « Les colons sont encouragés à fermer les portes. »,15/08/2005). Il y a dans cette seconde phrase une double symétrie, pronominale - adjectivale (« ils » / « nos »), et sémantique (« frères » / « ennemis »), qui renforce la symbolique de l’opposition entre les deux entités. The Jerusalem Post bâtit également le discours sur un autre type de construction syntaxique, illustrant cette fois-ci la permanence et la prégnance de l’identité nationale face à la partition territoriale : «  Il n’est pas possible que le gouvernement nous expulse de nos maisons et partage aussi notre communauté  » (« Dazzled Gaza evacuees face uncertain future together. », « Les évacués de la Bande de Gaza effarés font face à l'avenir incertain ensemble. », 22/08/2005), «  En résumant le dégagement et son achèvement rapide, Uri Bar-Lev a dit que c'était une victoire […] pour le peuple entier » (« Uri Bar-Lev : this evacuation was “my hardest operation”. », « Uri Bar-Lev : cette évacuation était “la plus difficile desopérations”. », 22/08/2005), « […] oublier que les soldats et la police maintenant envoyés pour les déloger étaient leurs compatriotes Israéliens , ces gens-même qui ont risqué leur vie pour protéger les colonies 255  », (« The internal fallout from Gaza. », « Les retombées internes de la Bande de Gaza. », 21/08/2005). L’identité collective israélienne est donc mise en avant dans ces différents exemples ; il est intéressant de noter que ceux-ci sont issus d’articles publiés dans un temps très restreint (21-22/08/2005), au moment de la fin de l’évacuation des colons. Il y aurait donc dans le discours du journal une corrélation étroite entre le temps de l’événement et son énonciation, une sorte de conscience identitaire faisant qu’au moment où le retrait de Gaza devient une réalité forte et dramatique, le quotidien surexpose la figure collective israélienne. Ce phénomène discursif peut être pensé comme le mécanisme compensatoire d’une identité défaillante car en crise.

L’identité israélienne est donc représentée dans les quatre journaux comme une entité complexe et divisée au moment du retrait de Gaza. Les deux quotidiens français relaient très largement cette désunion entre les deux franges de la société israélienne. L’Orient le Jour focalise son discours sur la figure des extrémistes juifs, qu’il associe régulièrement aux colons israéliens ; The Jerusalem Post s’attarde quant à lui sur l’acte fratricide que constitue l’évacuation des implantations israéliennes de Gaza.

Notes
239.

Voir tableau Libération / Gaza annexe 8-2, p. 513.

240.

Les caractères gras signalent qu’il s’agit de discours rapporté.

241.

Voir annexe 7-3, p. 505 (« L’heure de l’évacuation pourrait sonner plus tôt », 22/06/2005).

242.

Voir annexe 6-5, p. 499 (« Gaza : 24 heures pour partir », 16/08/2005).

243.

Voir annexe 7-4, p. 507 (« Retrait de Gaza : nuit de veille pour les soldats de Tsahal », 17/08/2005).

244.

Voir tableau annexe 8-3, p. 515.

245.

Le gouvernement israélien a prévu de reloger temporairement les colons dans des caravanvillas.

246.

Voir tableau annexe 8-4, p. 517.

247.

« courage of nation », « brothers », « we are zionist jews »

248.

« Nazi », « enemy », « brothers ».

249.

« settlers », « residents », « activists ».

250.

« Lose your Nazi Heart », « Here come the Gestapo ».

251.

« Les Judenrats (conseil juif en allemand ), étaient des corps administratifs formés dans les ghettos juifs, sous l'ordre des autorités nazies. Ils concernèrent les ghettos de Pologne puis ceux des pays soviétiques », [ref. du 27/08/2007], consulté depuis : http://fr.wikipedia.org/wiki/Judenrat .

252.

« evacuating our brothers from their homes », « they don’t want to make any trouble with us, but they don’t want to cooperate with us either », « there is no clear enemy ».

253.

« the courage of the nation », « brother in arms », « my left hand doesn’t fight my right hand », « view their evictors as brothers rather than enemies », « disengagement is ‘disengage one brother from another».

254.

«  they are throwing us to the wolves », « What was important to reach out to the soldiers as if they were our brothers and not our enemies ».

255.

« It cannot be that the government expels us from our homes and also divides up our community  », « Summing up disengagement and its quick completion, Bar-Lev said it was a victory […] for the entire Israeli people», « […] to forget that the soldiers and police now sent to remove them were their fellow Israelis , the self-same people who have risked their lives to protect the settlements ».