1-2-2 Sionisme idéologique versus sacralité d’un territoire biblique 

Les quatre quotidiens mettent en avant le caractère sacré du territoire pour les nations palestinienne et israélienne ; selon leurs choix éditoriaux, ils relient la sacralité du territoire davantage à une question religieuse, identitaire ou politique. Néanmoins, à chaque fois, le journal dessine les contours d’un territoire israélien dans lequel sacré et religion sont montrés comme constitutifs de la valeur symbolique de la terre. Par ailleurs, selon les journaux, la narration est modulée autour de la prééminence du territoire israélien (perspectives des colons et du gouvernement israélien) ou palestinien. Par exemple, L’Orient le Jour met l’accent sur le territoire palestinien et The Jerusalem Post principalemen sur le territoire israélien.

Libération lie très explicitement le religieux à la valeur sacrée de la terre. La question stratégique de l’impact des colonies sur la politique extérieure d’Israël et ses relations avec la Palestine est traitée de façon secondaire. Dans la mesure où le journal a choisi de citer essentiellement la parole des colons, il privilégie l’argument religieux à l’argument politique. Le sionisme politique est donc largement effacé dans le discours de Libération.

Nous avons relevé trois orientations discursives dans le traitement journalistique réservé à la question croisée du religieux et de la terre sacrée. Une nouvelle fois, Libération use abondamment du discours cité. La première associe très étroitement, jusque dans les termes employés, Dieu au territoire des colonies de Gaza. La seconde, relayée par les propos des colons, insiste sur le châtiment divin, comme élément de délégitimation de l’action gouvernementale. La troisième s’intéresse à la question des lieux de culte et envisage la question de leur destruction. Les tableaux ci-dessous schématisent ces trois orientations dans le quotidien.

La terre apparaît comme objet d’une double possession, celle de Dieu « un cadeau de Dieu », « Israël biblique » et par procuration celle de la nation israélienne « la terre d’Israël ». Le territoire est présenté comme le lien entre le divin et l’humain ; Libération représente le caractère sacré de la terre comme la résultante de ce lien. Le titre d’un article illustre d’ailleurs le rapport étroit entre la terre et le divin : « Mon Dieu, aide-nous à conserver cette terre ! » (11/07/2005).

L’utilisation du discours rapporté permet à Libération de prendre une certaine distance vis-à-vis de cette conception de la terre au Proche-Orient et surtout de la faire ressortir du blocmonolithique du discours citant et du commentaire. Cette mise en exergue spatiale et énonciative ne trouve guère d’écho dans le commentaire du journal, à l’exception d’un article rédigé par l’écrivain Marek Halter.

- titre : « Gaza : en attendant les réalistes. »

sous-titre : « Pour que la paix puisse se réaliser, il faudrait mettre Dieu hors jeu politiquement. »

En laissant la parole à un discours tiers, le journal semble se défaire du devoir d’explication de l’événement sur une autre instance énonciative. En l’incluant cependant dans son édition du 12 août 2005, Libération assume son rôle de médiation, mais il installe un point de vue de l’événement à travers un discours qui n’est pas le sien. Le sous-titre de l’article concentre la dichotomie discursive, latente dans les représentations du quotidien français, oscillant entre le divin et le politique. M. Halter souligne l’omniprésence de Dieu dans la question de la terre de Gaza ; cette phrase apparaît comme la confirmation du choix éditorial du journal, qui décline la décolonisation de Gaza comme une question religieuse : « Nous ne prenons pas suffisamment en considération, dans nos analyses politiques, la place du Dieu unique dans l’histoire de cette région ».

Cependant, Libération envisage assez peu la place du divin et du sacré de la terre, sous l’angle palestinien. Le territoire « palestinien » apparaît dans le discours de Libération comme une terre plus politique que religieuse : « Les terres, les maisons et les bâtiments publics […] devraient revenir “en priorité aux familles des ‘martyrs’, de prisonniers, aux spoliés et sans-abri à la suite des destructions israéliennes », (« Gaza : après l’évacuation, le recyclage des colonies. », 22/08/2005).

Libération représente donc la terre israélienne comme une terre sacréecar divine, et relègue au second plan la question politique.

Le Monde envisage la question du sacré de la terre et du territoire sous un angle double, à la fois religieux et politique. L’aspect politique est traité par le biais de l’analyse et la question religieuse est davantage le fait du témoignage. Nous avons dressé un tableau recensant les éléments religieux et politiques dans la relation de la terre au sacré.

Le discours citant du Monde associe l’argumentaire des colons refusant l’évacuation de Gaza au statut divin de la terre. La parole des colons israéliens oppose le caractère immuable de la terre biblique à une entité géographique et politique mouvante, agie par le gouvernement israélien ; mais le quotidien livre finalement assez peu le discours des colons, préférant l’analyse de spécialistes du Proche-Orient comme Dkor Etkes, observateur du mouvement de décolonisation pour l’association israélienne La paix maintenant.En procédant ainsi, Le Monde tente de rationnaliser un aspect du démantèlement qui ne l’est pas originellement : « La majorité des colons de Gaza et de Cisjordanie n’étaient pas des colons purement idéologiques au départ, ils le sont devenus avec le temps. La géographie fait la psychologie », (« L’enjeu est déjà ce qui se passera demain en Cisjordanie. », 12/08/2005). En relayant les propos de D. Etkes, Le Monde renverse la mécanique qui donne au territoire divin son statut de sacré : c’est en fait la « psychologie » de l’homme qui fait le caractère divin de la terre. Cela étant, les indices du statut divin de la terre sont assez peu nombreux dans les représentations du Monde.

Dans un article intitulé « Désengagements. » (18/08/2005), Avraham Burg 256 associe très étroitement la question du territoire au sionisme politique. La question religieuse est pour lui un prétexte à cette idéologie. Elle serait constituée de « trois récits, mi-réalité, mi-fiction, [qui] ont nourri l’attitude israélienne : l’idole sécuritaire, la sanctification de l’implantation et la supériorité de la religion juive ». L’intérêt de ce genre d’articles est qu’il fournit au Monde un éventail explicatif de la crise israélienne ante et post - démantèlement, capable d’étayer des représentations médiatiques et les schémas actanciels qu’il peine à mettre en place. Le territoire est ainsi fortement lié au sionisme, comme l’indique également le rabbin Motti Elon - partisan du camp des colons - dans un article intitulé «  10000 protestataires sont bloqués à l’entrée de Gaza. » (15/08/2005): « Le retrait de Gaza est un retrait du sionisme ». Selon Le Monde, la terre est sacrée notamment parce qu’elle est profondément politique.

Contrairement à Libération, Le Monde laisse donc une large part à la question politique soulevée par le retrait de Gaza, notamment à travers trois articles : « Le plan d’A. Sharon a divisé le pays et provoqué une onde de choc dans la classe politique. » (16/08/2005), « Une décision inattendue et vingt-et-un mois de crise. » (16/08/2005), « M. Sharon dit comprendre ‘l’angoisse’ des colons évacués et menace les Palestiniens. » (17/08/2005). La scission politique est mise sur le devant de la scène médiatique. Le démantèlement des implantations israéliennes est représenté par Le Monde comme un problème idéologique et politique.

Le Monde représente donc le retrait de Gaza comme une décision gouvernementale qui a des répercussions sur l’équilibre interne d’Israël et il en analyse les conséquences sociales et économiques. Le journal donne à voir à ses lecteurs l’image d’une terre sacrée, plus par les enjeux politiques qu’elle induit que par son rapport aux écrits bibliques et à la religion juive.

L’Orient le Jour représente assez peu la sacralité du territoire israélien. La terre biblique n’est mentionnée qu’à deux reprises : « Certes pour les ultranationalistes israéliens, ce retrait est une trahison des droits bibliques du peuples juif », mais immédiatement après le journal associe le sacré de la terre à l’idéologie sioniste, « Beaucoup, au sein de l’Etat hébreu, restent également attachés à la philosophie des frontières qui a présidé à sa fondation. ». Cet article, intitulé « Certains Israéliens se réjouissent de voir Gaza évacuée. » (18/08/2005), fonde principalement la division de la société israélienne sur le statut du territoire. Cette dichotomie renvoie à la centralité de la terre dans la constitution de la nation israélienne ; L’Orient le jour illustre cette dualité entre une terre divine et une terre politique dans un article publié le 23 août 2005 :

- titre : « Les laïcs israéliens l’emportent face au sionisme religieux. »

Le titre informationnel concentre l’opposition entre les deux franges de la société israélienne, et associe l’idéologie sioniste à la religion juive, ce que les autres quotidiens n’avaient pas fait de manière aussi explicite. En effet, Le Monde et Libération avaient mentionné un sionisme beaucoup plus politique que religieux, faisant de la terre un enjeu politique fort. Le quotidien commente ainsi le retrait de Gaza : « Pour les religieux israéliens, le désengagement de la bande de Gaza est un des événements les plus traumatisants depuis la création de l’Etat, il y a 57 ans et signe la fin d’une époque : celle de l’espoir du Grand Israël. […] La perte de Gaza est vécue comme une catastrophe nationale équivalente à la destruction du second temple de Jérusalem ». Pour L’orient le jour, le sionisme est religieux et le territoire un de ses éléments fondateurs.

Nous n’avons pas mentionné dans l’analyse du Monde et de Libération le détail de la dénomination du territoire car elle ne nous paraissait pas significative des stratégies discursives de chacun des deux journaux. Contrairement aux quotidiens français, L’Orient le Jour emploie un lexique particulier : en effet, au-delà de termes récurrents employés par les différents journaux tels que « territoire », « terre d’Israël », « colonies de Gaza », « implantations juives », L’Orient le Jour use d’un vocabulaire qui renverse sa position énonciative ou en tout cas ébranle le statut méta de la narration : « l’évacuation du territoire palestinien », « le retrait du territoire occupé », « les territoires libérés », « les vingt-et-une colonies du territoire palestinien ». Le territoire devient « palestinien », « occupé » puis « libéré » ; le primo-énonciateur (ici, le journal) effectue un transfert de l’énonciation vers une position qui tend à être homodiégétique dans certains articles.

Enfin, le territoire dans L’Orient le Jour est présenté comme une entité politique concentrant les stratégies du gouvernement israélien, notamment dans le titre de certains articles, « Sharon exclut toute concession sur la Cisjordanie, Jérusalem et le retour des réfugiés. » (11/08/2005), « Après le retrait de Gaza, la violence et la colonisation reprennent en Cisjordanie » (25/08/2005), « Israël étoffe les colonies de Cisjordanie en quittant Gaza. » (27/08/2005) ou encore « La dernière folie ségrégationniste d’Israël. Des routes séparées en Cisjordanie. » (20/10/2005).

Dans les représentations du quotidien libanais, le territoire apparaît donc comme un enjeu de politique externe fort pour l’Etat israélien ; le caractère sacré de la terre (côté israélien) est oblitéré par le territoire politique.

The Jerusalem Post concentre son discours essentiellement sur une figure alternative qui est celle du sionisme religieux. Le sionisme politique, qui n’est d’ailleurs pas exclusif de celui-ci, est cependant systématiquement confronté au sionisme religieux, comme le montre le tableau ci-dessous.

Il y a une opposition frontale entre le sionisme religieux, qui apparaît de façon explicite dans les articles et le sionisme politique qui n’est jamais nommé comme tel, qui est donc implicite. Le discours se rapportant au sionisme religieux met très fréquemment en avant l’incapacité du politique à entendre les revendications des colons juifs : « la classe politique ne sait pas comment traiter les rabbins de Sionisme religieux 257  » ou encore « Privé du soutien de l’Etat, les fondations théologiques de la doctrine sioniste religieuse ont été sous-estimées ». L’analyse des articles laisse néanmoins apparaître un sionisme « œcuménique », construit autour de la figure centrale de la nation et du territoire israélien, « les Juifs sionistes qui sont venus pour peupler Israël », « le rêve du Grand Israël 258  ».

Cependant, le sionisme religieux demeure la figure centrale du Jerusalem Post que ce soit dans l’évocation d’une terre sacrée car religieuse, ou dans celle des colons qui lient leur être et leur agir à la religion. La terre est donc étroitement liée dans les représentations du quotidien à la religion juive ; elle tire son caractère sacré du commandement divin de vivre dans la Palestine biblique : «  Nous vivons ici parce que la Torah commande que nous vivions ici et ce sera un épouvantable Hillul Hashem [un blasphème] si nous sommes forcés de partir  » (« Praying for a miracle. » « Prier pour un miracle », 05/08/2005), ou encore « Beaucoup de personnes pieuses ont vraiment cru que les colonies de la bande de Gaza était une mission d’ordre divin 259  » (« The internal fall out from Gaza. », « La chute interne de Gaza », 21/08/2005). Dans les propos des colons, l’évacuation est délégitimée principalement par le fait qu’elle va à l’encontre de cette autorité divine : «  Personne, pas même un gouvernement, n'a l'autorité pour abandonner volontairement un territoire promis au peuple d'Israël 260  », (« Religious zionism’s crumbling partnership », « Le partenariat brisé du sionisme religieux », 12/08/2005). Il y a donc dans la parole des colons l’affrontement entre deux types d’injonction, l’une divine et transcendante, et l’autre politique et immanente. The Jerusalem Post oriente une partie de ses représentations sur cette opposition, faisant du caractère divin de la terre l’épicentre du conflit interne en Israël. Les indices du divin dans le discours du journal se situent essentiellement au niveau du discours rapporté, notamment dans les expressions «  Dieu a pitié de nous.   », «  la volonté de Dieu  », «  confiance en Dieu  », mais aussi à travers la récurrence du terme « miracle », dans le discours citant, « d’autres priaient toujours pour un miracle onzième-heures », et le discours cité, «  Nous croyons qu'il y aura un miracle et que le retrait n'arrivera pas 261 .  » (« Outside the PM’s Office, stillpraying for a miracle. », « A l’extérieur du bureau du Premier Ministre, ils priaient toujours pour un miracle. », 16/08/2005).

Le religieux est donc omniprésent dans les articles publiés par The Jerusalem Post et constitue la figure centrale autour de laquelle gravite la question de la terre et de l’évacuation du territoire de Gaza. Le quotidien israélien ne réduit cependant pas la terre à son essence divine, mais il associe la terre sacrée, car biblique, à la représentation identitaire des colons au moment du retrait de Gaza.

Nous constatons que les représentations médiatiques du territoire israélo-palestinien au moment du retrait de Gaza sont caractérisées par deux logiques discursives différentes : Le Monde et L’Orient le Jour font de la terre un enjeu politique avant tout, alors que Libération et The Jerusalem Post associent le caractère sacré de la terre au droit divin.

Notes
256.

Avraham Burg est l’ex-Président du Parlement israélien (1999-2003), ancien député du parti travailliste à la Knesset, et a également été Président de l’Agence juive.

257.

« The political establishment doesn’t know how to handle the religious Zionism rabbis», « Denuded of state sponsorship, the thological foundations of religious-Zionist doctrine have been underminded ».

258.

«  Zionist jews who came to settle Israël », « the dream of greater Israel ».

259.

« We live here because the Torah command us to live here and it will be a terrible Hillul Hashem [desacration of God’s name] if we are forced to leave », « Many God-fearing people truly believed that settlement in Gaza was a Divinely-ordered mission ».

260.

« Nobody, not even a government, has the authority to vouluntarily relinquish territory that was promised to the people of Israël ».

261.

«  God have mercy on us.  », «  God’s wil  », «  trusting in God  », « Others were still praying for an eleventh-hour miracle », « We believe there will be a miracle and that the pullout will not happen ».