2-2-2 L’UUP et le SDLP

Nous avons précédemment observé que les deux partis nord-irlandais présentaient une rhétorique visuelle assez proche, faisant d’eux des partis modérés arborant une mise en page se rapprochant du marketing politique.

L’UUP est sans conteste le parti qui affiche le plus explicitement sa détermination à parler au nom d’une communauté rassemblant les Unionistes mais aussi l’ensemble de la population nord-irlandaise – catholique et protestante. Ce principe est exposé dès le slogan de la page d’accueil « For all of us », et revient de façon récurrente dans les différents textes politiques présents sur le site. Sur le site de l’UUP, l’identité s’exprime à partir de la notion de communauté, représentée par le parti lui-même comme le foyer idéologique de sa politique. Celle-ci se décline en quatre moments énonciatifs : une communauté de parti – l’UUP, une communauté politique et sociale – les unionistes protestants –, une communauté régionale – incluant l’ensemble de la population nord-irlandaise, et enfin une communauté nationale rattachée au territoire du Royaume-Uni. Il y a entre ces différents groupes des rapportsd’exclusion et d’inclusion discursifs identitaires et politiques, qu’il nous semble intéressant de préciser.

Le premier degré de l’énonciation est présent dans deux documents, « A Northern Ireland for everyone » (« Une Irlande du Nord pour chacun ») et dans le Manifeste 2007 du parti. Ces textes, qui sont des discours politiques de facture très classique, opposent l’énonciateur - l’UUP, désigné dans les deux cas par le pronom « we » - à une altérité englobant le DUP et le Sinn Féin - désignés par un agir politique individualiste et donc pénalisant pour la société nord-irlandaise : « Le DUP et Sinn Féin sont plus intéressés par la polarisation de notre société plutôt que trouver les façons de nous unifier 282  ». L’UUP confronte ce qu’il nomme une « politique normale » à une politique fondée sur « une bataille constante entre nous et eux 283  » qu’il attribue aux Sinn Féin et au DUP. L’utilisation par l’UUP d’un argument ad hominem à partir d’une modalisation du discours fondée sur la dualité Nous / Eux est particulièrement intéressante dans la mesure où elle provoque un « chiasme »  idéologique et politique :

Cette figure de construction basée sur le schéma AB / BA s’appuie sur la critique d’une altérité seconde forte (AB) et crée un premier niveau d’altérité, opposant l’UUP aux trois autres partis (BA). L’UUP différencie par ce procédé un discours d’opposition modéré fondé sur le bon sens politique (BA) et une rhétorique fondée sur une politique passéiste (AB), « une politique du passé, tribale et dissidente 284  ».

Par le terme « communauté » (« community »), l’UUP désigne le second et le troisième degré de l’énonciation ; le pluriel différencie la communauté nord-irlandaise (« communities »), incluant les protestants et les Catholiques, de la communauté unioniste (« community »). La communauté au singulier renvoie donc aux Unionistes, alors que le pluriel réfère systématiquement à une communauté œcuménique. Elle est déterminée par plusieurs occurrences qui ont une valeur quasiment performative, dans le sens où leur énoncé fonctionne comme un faire politique : elle est présente dans les titres de documents « A Northern Ireland for All of Us (souligné par nous) », les tournures phrastiques, « Il est temps maintenant de se concentrer sur les problèmes quotidiens qui nous affectent tous  », « un endroit meilleur pour nous tous  » ou encore « Les Unionistes d’Ulster se consacrent à bâtir des communautés plus fortes, plus sûres, plus justes, dans lesquelles tous les enfants peuvent s’épanouir[…] Nous ne pouvons supporter de voir nos voisins ou nos communautés abandonnés au désespoir 285  ». Il y dans le manifeste politique de l’UUP un glissement de l’énonciation, puisque d’une communauté unioniste singulière – basée sur un Nous exclusif – le discours progresse jusqu’à un Nous inclusif et globalisant, concentré dans l’expression « le peuple d’Irlande du Nord » (« the people of Northern Ireland »).

Cette dernière occurrence conduit au dernier degré de l’énonciation, qui est directement lié au terme « Irlande du Nord » (« Northern Ireland »). La communauté devient le territoire (géographique, politique et social) et inversement ; elle est surtout incluse dans un autre territoire, le Royaume-Uni : « Les Unionistes d'Ulster sont fiers de la place de l'Irlande du Nord dans un Royaume-Uni pluraliste, moderne et varié. Nous croyons en une Irlande du Nord diverse culturellement dans laquelle les droits de tous sont garantis à l’intérieur de l'Union 286  ». L’UUP présente le dernier degré de la communauté comme la condition d’un mieux social, économique et politique. Le territoire n’est explicite que dans les deux derniers niveaux de l’énonciation, il est régional (« Northern Ireland ») et national (« United Kingdom »).

L’identité de l’UUP se construit à partir d’une communauté évolutive, qui place l’embrayeur de personne « nous » (« we ») à différents niveaux de l’argumentation ; la modalisation du discours politique de l’UUP est donc subordonnée à un Nous pluriel. Cette pluralité énonciative est encore compliquée par un Nous méta, celui du primo-énonciateur (l’UUP). Celui-ci est un Nous programmatique et presque moralisateur,  placé non pas en dehors de la communauté nord-irlandaise mais directement lié au terme « Unionistes d’Ulster » (« Ulster Unionists »). Ce Nous semble être dans une position spectatorielle à l’égard de la situation en Irlande du Nord : «  Les Unionistes d’Ulster se consacrent à bâtir des communautés plus fortes, plus sûres, plus justes […]. Nous croyons qu'en construisant des communautés plus fortes nous pouvons faire de la société une place meilleur pour tous 287  ».

Le discours de l’UUP fonctionne donc à la fois sur une stratégie d’exclusion d’un discours d’altérité (Sinn Féin et DUP) et d’inclusion par l’intermédiaire d’un Nous régional nord-irlandais.

Le discours politique du SDLP est la continuation de l’identité visuelle affirmée dans les pages-écran du site : la revendication d’une identité irlandaise et pas seulement nord-irlandaise, le souhait d’une Irlande égalitaire et le refus d’une société polarisée. Le site du SDLP appuie son argumentaire sur des éléments classiques de la rhétorique - argumentation, contre-argumentation - et ne se sert pas des potentialités du multimédia. L’ethos politique occupe une place prépondérante dans le dire du SDLP. Une fois encore, internet permet auparti de développer complètement et simultanément son propos, de le rendre accessible dans une unité de temps et de lieu inédite, de le thématiser autour de grands axes tels que le leader politique, les femmes, l’économie ou la ségrégation. Le dispositif internet permet au SDLP de concentrer en ligne une richesse discursive qui est dispersée hors-ligne ; mais il n’y a pas sur ce site d’emphase politique et identitaire par le biais du multimédia. Internet est utilisé ici comme une chambre d’échos, un vecteur d’idées politiques mais non comme le catalyseur d’une identité.

Le SDLP développe sur son site deux identités se complétant l’une et l’autre : la première est l’identité sociale et culturelle irlandaise, elle est reliée directement au territoire, « une Irlande unie  » (« A United Ireland »), et à la langue « la langue Irlandaise » (« Irish Language »). La seconde est une identité politique, républicaine qu’il oppose au Sinn Féin et au DUP.

Le premier niveau de l’identité empiète largement sur l’identité politique dans la mesure où le SDLP expose un agir politique fondé sur l’objectif premier d’une Irlande réunie. Le territoire - politique, géographique, social et culturel - est un élément central de la rhétorique du parti républicain. Nous le retrouvons dans la majorité des documents publiés par le SDLP : « History », « A United Ireland and the Agreement » (« Une Irlande unie et l’Accord [du Vendredi Saint]) et dans le manifeste du parti. L’écrit relaie donc le visuel de la page d’accueil, où déjà plusieurs points d’ancragepermettaient de sérier les orientations discursives et idéologiques du parti : les couleurs de la page (rouge, orange et vert) symbolisant le drapeau irlandais, la rubrique « North/south make senses » mise en exergue. Le territoire est déterminé par la communauté irlandaise ou anglaise puisque le SDLP oppose l’expression « United Ireland » à « United Kingdom ». Le document « A United Ireland and the Agreement » précise cette différence et stipule que le territoire futur doit être le fruit d’un choix de la part de toute la population nord-irlandaise ; l’agir et le dire politique du SDLP se définissent donc autour d’un territoire unique et réuni : « Le SDLP cherche l'accord des partis de toute l'île que l'Accord supporte indépendamment du fait que nous soyons dans le Royaume-Uni ou dans l'Irlande Unie 288  ». Par ailleurs, le SDLP différencie dans ce même document, ce qu’il nomme « Agreed Ireland » (« Une Irlande de “l’Accord” ») et « United Ireland » ; il oppose ainsi un territoire issu des accords purement politiques sans réelle volonté de la société civile à un territoire identitaire collectif, fruit de l’approbation de toute la population : « Le but du SDLP a non seulement été de garantir une Irlande consentie, mais aussi d’aller plus loin et de réaliser une Irlande Unie 289  ».

Le SDLP attache également le territoire à une double identité, fondée sur la langue et la communauté d’appartenance ; l’Irlande unie devra tenir compte de la pluralité des communautés,« L'Irlande offre un foyer non seulement à ceux qui sont irlandais, mais aussi à ceux qui sont britanniques 290  ». Le SDLP évoque dans un chapitre du manifeste l’importance de la langue comme caractérisation d’une identité, « Delivering for the Irish Language » (« Sauver la langue irlandaise »).

Le second niveau d’identité concerne davantage l’identité politique du parti ; elle est construite en rapport aux autres partis, et plus particulièrement en opposition au Sinn Féin et au DUP. En fait, le SDLP se définit par un dire politique caractérisé par une forte altérité ; nous la retrouvons dans le contenu de nombreux textes mais aussi dans la nature des documents proposés. Ainsi, plusieurs textes rassemblés dans la rubrique « Political Documents » présentent des intitulés montrant un dire politique libéré des contingences médiatiques traditionnelless : « 12 things they don’t want to know » (« 12 choses qu’ils ne veulent pas savoir »), « DUP Myths exposed » (« Les mythes du DUP exposés ») et « 10 Dos and Don’ts to get politics working again » («10 choses à faire et ne pas faire pour retrouvrer une politique qui fonctionne »). C’est précisément dans ces productions discursives qu’internet prend tout son sens politique ; le dispositif qu’il engendre permet de créer des îlots énonciatifs extrêmement polémiques qui ne pourraient avoir cours dans la presse écrite ou audiovisuelle. Un site internet offre des conditions de production et de conservation de l’information inédites :

- une temporalité non tributaire de l’événement,

un lieu unique de diffusion et donc de consultation,

un espace de stockage des données presque illimité.

C’est la concentration de ces trois paramètres, associée à l’hypertextualité et au multimédia, qui fait d’internet l’endroit idéal de l’argumentation et de la contre-argumentation politique et donc de l’emphase identitaire.

La rubrique « Political Documents » est le prétexte à la mise en scène d’une altérité explicite, contre laquelle se définit l’agir du SDLP ; la figure politique du SDLP s’oppose radicalement au Sinn et au DUP – qu’il associe presque systématiquement dans son discours : « Ni le DUP ni le Sinn Féin n’ont montré d’enthousiasme pour une société partagée » (« 10 Dos and Don’ts to get politics working again »),« Le DUP et Sinn Féin veulent que leurs propres ambitions deviennent l’agenda populaire dans cette élection 291  » (« Manifesto 2007 »). L’agir du SDLP s’affirme donc comme une politique de correction à un état préalable insatisfaisant.

Le dire du SDLP se conjugue à partir d’un constat d’échec et construit une énonciation axée sur un double Nous : un Nous politique et exclusif (celui du SDLP) et un Nous collectif (les deux communautés), matérialisé notamment dans les expressions « peuple d’Irlande », « toute notre population », « tous les enfants de la nation 292  ».

La modalisation du Nous se réalise donc autour de trois marqueurs de personnes (« Manifesto 2007 ») :

293

Le Nous s’affirme également dans un rapport d’altérité politique classique, Nous / Ils : «  Le DUP doit encore nous donner une réponse détaillée à cela. C'est pourquoi nous nous demandons s' ils sont sérieux dans ces négociations 294  ».

Le SDLP lie étroitement le territoire politique et identitaire ; il exprime une identité fondée sur la réunion de deux communautés et de deux terres. L’Irlande unie est le moteur de l’agir et du dire politique du SDLP, qui produit par ailleurs un discours d’altérité plus marqué que l’UUP.

Afin d’asseoir leurs discours politiques et leurs stratégies d’altérité, les deux sites nord-irlandais - l’UUP et le SDLP - n’emploient pas le multimédia et ne mettent donc pas au profit de l’idéologie toutes les possibilités d’internet. Ils en usent davantage comme d’une caisse de résonnance des stratégies discursives mises en place dans la vie militante non-connectée ; dans la version actuelle des sites, ils ne l’envisagent pas comme le moyen de développer des discours d’altérité en ligne ou d’optimiser la diffusion d’une idéologie au format podcast ou en flux RSS. Dans les deux cas, l’hypertexte facilite l’accès de l’internaute à une base documentaire caractérisée par des thématiques qui ressortent du marketing politique classique - économie, société, environnement - et du discours d’opposition traditionnel.

Kadima, le Likud, le SDLP et l’UUP dessinent sur leur site respectif des identités qui fonctionnent certes sur une opposition politique, mais cette altérité reste modérée. Elle est pragmatique, stratégique mais ne nous relève pas de logiques altéricides radicales.

Notes
282.

« The DUP and Sinn Féin are more interested in polarising our society rather than finding ways of uniting us ».

283.

« normal politics », « a constant battle between them-and-us ».

284.

« the tribal, divisive politics of the past ».

285.

« A Northern Ireland for All of Us  », « It’s now time to concentrate on the everyday issues which affect all of us  », « a better place for all of us  », « Ulster Unionists are committed to building stronger, safer, fairer, communities where all children ca,n flourish […] we cannot stand by and watch any of our communities or our neighbourhoods be abandonned to despair  »

286.

« Ulster UNionists are proud of Northern Ireland’s place in the diverse, pluralist, modern, United Kingdom. We believe in culturally diverse Northern Ireland in which the rights of all secured within the Union ».

287.

« Ulster Unionists are committed to building stronger, safer, fairer communities […]. We believe that by building stronger communities we can make society a better place for all of us ».

288.

« The SDLP is seeking the agreement of all the island’s parties that the Agreement endures regardless of wether we are in the United Kingdom or United Ireland ».

289.

« the SDLP’s goal has not only been to secure an Agreed Ireland, but also to go further and achieve a United Ireland ».

290.

« Ireland offers an inclusive home not only to those who are Irish, but also to those who are British ».

291.

« Neither the DUP or Sinn Féin has shown much real enthousiasm for a shared society », « The DUP and Sinn Féin want their ambitions for themselves to become the people’s agenda in this election ».

292.

« people of Ireland », « all our people », « all the children of the nation ».

293.

«  The SDLP has held nothing back. We only want to move forward », «  You need non stop progress », « In a united Ireland we will still need to find a way of sharing our society as equals every bit as much as we do today ».

294.

«  The DUP have yet to give us a detailed response to it. That’s why we wonder if they are serious in these negociations ».