CONCLUSION GÉNÉRALE

Parvenus au terme de notre étude et avant de rappeler les résultats auxquels nous sommes arrivés, nous devons mentionner quelques-unes de ses limites. Elles sont de deux ordres : l’un structurel, l’autre conjoncturel.

En premier lieu, les analyses que nous avons réalisées et les résultats que nous avons obtenus ont été très fortement conditionnés par la nature des dispositifs interrogés et par leurs origines. Ce premier point est étroitement lié à la diversité des supports de notre corpus, et au choix des titres de quotidiens et des sites internet. En effet, nous avons sélectionné notre corpus dans la perspective d’une sélection « équilibrée » des points de vue dans les deux conflits. Nous souhaitions pour chacun d’eux interroger les discours des principaux protagonistes médiatiques et politiques. Il nous fallait pour cela nous confronter à des quotidiens en arabe et en hébreu mais nous avons rapidement écarté cette possibilité pour les raisons linguistiques évoquées en introduction. Face à cette première impossibilité, nous avons dû repenser notre corpus de presse écrite de façon à proposer non pas un point de vue symétrique, mais une sélection de discours suffisamment stable pour pouvoir être analysée correctement. Ensuite, les difficultés de consultation de quotidiens étrangers a conduit à une seconde impossibilité, partielle cette fois-ci : l’impossibilité d’une analyse exhaustive de toute la matière du discours de presse. En effet, les archivesdu Jerusalem Post et du Belfast Telegraph ont été consultées sur des cd-rom, sur lesquels ne figurent pas les photographies.

Ces empêchements nous ont contraints à procéder à des analyses partielles dans certains cas ; cela ne nous a donc pas permis de vérifier de façon totalement affirmée la validité des résultats auxquels nous sommes parvenus.

En second lieu, nous travaillons sur l’actualité conflictuelle, et celle-ci est extrêmement versatile. Nous avons donc dû à plusieurs reprises revisiter notre corpus, amender notre réflexion des nouveaux développements de l’actualité, et reconsidérer la validité de certains choix. L’Irlande du Nord est entrée dans une période post-conflictuelle, alors que la Palestine et Israël sont toujours en conflit. La Palestine a connu depuis 2005 de profonds changements politiques et elle est à présent divisée en deux. Les sites internet de certains partis politiques sont extrêmement dépendants de ces soubresauts conjoncturels et de ces moments d’intense conflictualité.

Ces contraintes ont certes handicapé notre analyse, mais elles l’ont en même temps enrichi puisque nous les avons saisies comme un méta-discours sur l’événement conflictuel. En effet, ne plus pouvoir accéder au site du Fatah, parce que l’hébergeur israélien n’en a pas renouvelé l’accès, est un indice important de la fiabilité du dispositif internet en temps de crise. Ces freins conditionnent non pas la nature des discours proposés sur ce média, mais questionnent fortement certaines croyances qui font d’internet le support et le vecteur par excellence de l’idéologie militante.

Ces difficultés et ces limites interrogent la validité d’un corpus mixte et la faisabilité de son analyse. Néanmoins, nous avons voulu saisir, en le sélectionnant, la diversité des discours produits par les acteurs dans les périodes de crise. La nouveauté de notre recherche semble précisément s’appuyer sur les logiques discursives des acteurs politiques sur internet et sur l’articulation de celles-ci avec celles des médias traditionnels.

Enfin, il nous faut garder à l’esprit que constater l’infaisabilité de certaines analyses ou leur imperfection participe du travail-même de la recherche, et que ces impossibilités sont en soi un élément de la réflexion entreprise ici.

Les résultats auxquels nous sommes parvenus doivent être pensés comme la conclusion partielle d’une recherche qui devra s’enrichir d’analyses monographiques afin de vérifier, d’une part, la validité des résultats obtenus et, d’autre part, d’enrichir de nouvelles hypothèses la réflexion entamée ici.

Nous voulons présenter les réponses apportées à nos hypothèses de départ en reprenant le parcours de notre réflexion organisé en neuf chapitres. Procéder ainsi nous permet de penser les résultats dans la dynamique de notre travail.

La première partie nous a permis de poser les bases de notre réflexion, en définissant certaines notions centrales, en précisant les logiques d’acteurs dans l’espace public, (médias, Etat et acteurs politiques), et enfin de déterminer précisément le dispositif internet et la nature des discours proposés sur celui-ci.

Le chapitre 1 a permis de fixer la relation des acteurs politiques et de l’Etat au pouvoir, mais aussi de déterminer la place de l’idéologie et de la propagande inhérente à celle-ci. La notion de pouvoir conditionne la nature des rapports entre les acteurs politiques et l’Etat, mais aussi celle des instances médiatiques avec eux. Nous avons mis en évidence la complexité de ces rapports et de la notion de pouvoir, qui peut se comprendre à la fois comme l’enjeu symbolique d’une domination. Elle est aussi la concrétisation de l’autorité de l’Etat sur les autres acteurs et sur la société civile dans l’espace public, notamment par le monopole et l’usage de la violence légitime.

Les médias sont au centre de ces enjeux de pouvoir, dans la mesure où, en tant que vecteur de l’information et de la représentation symbolique du pouvoir dans l’espace public, ils sont un des moyens matériels de la diffusion d’une idéologie, aux côtés d’autres instances telles que l’école, la famille, etc. Ces constats nous ont ensuite conduit à repenser la propagande dans les démocraties modernes, et non plus seulement à l’envisager comme l’apanage des régimes totalitaires.

Ces différents éléments doivent être pensés en rapport à la société civile, et donc nécessairement dans le cadre des situations conflictuelles analysées, en rapport avec des identités et des territoires. La particularité des conflits israélo-palestinien et nord-irlandais nous oblige à préciser les notions du religieux et du sacré, car elles conditionnent fondamentalement la relation symbolique de ces sociétés à la question du territoire. Le territoire, enfin, s’affirme et est représenté dans les médias comme l’enjeu politique premier des deux conflits. Nous avons montré qu’il est, avant cela et au-delà de cela, un enjeu symbolique fort, et qu’il fixe les identités dans les différents espaces publics touchés par les violences conflictuelles.

Dans le chapitre 2, nous envisageons la nature du dispositif internet, et les formes discursives supportées par lui. Auparavant, il nous a fallu questionner l’évolution de la société au regard de la généralisation de la communication de masse et du développement des Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication. Face à un espace public élargi mais parcellisé, l’information et les moyens de sa diffusion ont subi un certain nombre de mutations. Ces changements sont également le fait du primat progressif du pouvoir économique sur le pouvoir politique. Face à cela, le discours des médias a évolué vers une information empreinte de technicité et de subjectivité. La narration journalistique a fait du sujet un élément central, laissant de côté le référent de l’événement. Cela a entraîné une information mettant de plus en plus en scène la sphère de l’intimité et centrant les représentations sur la subjectivité dans la représentation de l’événement.

Avec le développement d’internet, ce phénomène s’est renforcé puisque le dispositif a permis un accès facilité à la production d’une information individuelle et collective à la fois, généralement affranchie de la médiation journalistique. Avec internet, le sujet de l’énoncé peut désormais se poser en producteur de sa propre information et donc devenir le sujet de l’énonciation. Au-delà d’un nouvel accès à l’information et à sa production, le dispositif internet convoque de nouvelles logiques d’écriture et de lecture. L’écrit d’écran et l’hypertexte participent à redessiner l’espace informationnel et impliquent de la part de l’énonciateur (notamment l’acteur politique) de repenser les stratégies discursives traditionnelles.

Dans le cadre des situations conflictuelles étudiées, ceci pose la question d’une nouvelle forme d’engagement et de la spécificité du militantisme en ligne. En effet, si le chapitre 1 nous a permis de préciser les formes de diffusion de l’idéologie et les techniques de propagande dans ce que nous nommons la société non-connectée, le chapitre 2 montre que s’est développée sur internet une nouvelle forme de diffusion de l’idéologie militante.

La seconde partie de notre réflexion considère les relations entre médias, acteurs politiques et opinion publique dans l’espace public des conflits armés. Dans le chapitre 3, nous précisons la nature des conflits israélo-palestinien et nord-irlandais qui peuvent être considérés comme des conflits identitaires. Néanmoins, l’Irlande du Nord a connu la guerre civile, ce qui ne peut être le cas du conflit proche-oriental, puisque ce sont deux espaces publics qui s’affrontent. Le point de correspondance entre les deux conflits nous permet de poser la base comparative de notre objet d’étude.

L’un des modes opératoires des opposants à l’Etat dans ces conflits est la violence terroriste. Après avoir précisé la notion de terrorisme dans une acception générale, nous nous sommes intéressés au terrorisme dans notre étude de cas. Dans les deux conflits, l’acte terroriste produit a des visées politiques certaines mais le terrorisme kamikaze palestinien nous conduit à penser qu’il y a autre chose que du politique derrière cet acte. La qualification de fanatisme par les médias ajoute à ce terrorisme la dimension religieuse. Nous évoquons ici un premier niveau de violence, qui peut être généralement considéré comme une violence offensive. Pour répondre à celle-ci, les Etats et les gouvernements se dotent de moyens répressifs et produisent une contre-violence défensive, qualifiable dans certains cas et certaines périodes de terrorisme d’Etat.

Ce chapitre 3 nous conduit aux deux chapitres suivants. Le chapitre 4 pense les relations entre médias, Etat et espace public dans l’espace public en crise. Réfléchir à ces questions implique d’abord de revenir sur les fondements de l’espace public et sur l’épistémologie qui s’est intéressée à sa relation aux médias de masse et à l’opinion publique. Cela nous conduit à mettre en avant deux éléments essentiels dans la représentation médiatique, l’agenda setting et la théorie de la spirale du silence développée par Elisabeth Noëlle-Neuman

1 . Le discours des médias est contraint une première fois par des logiques de « dicibilité » de l’information. Il l’est ensuite une seconde fois par un phénomène émergent, qui est celui du développement d’un discours parallèle sur internet. En effet, les nouvelles modalités discursives à l’œuvre sur internet conduisent les médias et les acteurs politiques à repenser leur rapport à l’espace public. La conception des médias comme lien social n’est pas du tout dépassée, loin de là, mais elle doit être repensée à la faveur d’un espace public devenu profondément médiatique et médiatisé. Dans ces nouveaux espaces de discussion et d’information, l’opinion publique renouvelle ses modes d’expression et engage des modes de consultation dans lesquelles elle se met elle-même en scène.

Face à ces phénomènes émergents, la place des médias traditionnels et leur rôle de tiers doivent être reprécisés dans le cas particulier des crises armées. Dans ces situations, les médias seraient toujours dans une attitude de balancement vis-à-vis de l’Etat, pris entre la diffusion du discours dominant produisant des représentations consensuelles et la revendication d’une autonomie de discours face à l’événement. Ces logiques se compliquent en temps de crise aïgue, car les temporalités de l’événement sont resserrées. Le moment de la violence terroriste provoquerait dans les médias la conscience d’une responsabilité sociale et discursive vis-à-vis de la société civile et de l’action de l’Etat, qui les inciterait à suivre le discours de l’Etat. Ce Consensus orthodoxe laisse certes peu de place à une autonomie des médias dans les moments de violence intense, mais cette attitude de suivisme serait largement questionnée une fois le temps « chaud » de l’événement violent passé.

Cela nous engage néanmoins à penser que les médias jouissent d’une certaine autonomie dans l’espace public en crise mais que celle-ci est fortement oblitérée dans les moments les plus extrêmes de la violence, pas seulement du fait de la censure étatique mais aussi du fait de l’auto-responsabilisation des médias.

Le chapitre 5 revient sur la relation entre médias, acteurs politiques et terroristes. Il oppose deux théories qui sont celle des penseurs de la Contre-Révolution et celle développée par Michel Wieviorka et Dominique Wolton 2 . La première envisage l’autonomie des médias comme un facteur de désordre qui risque de gêner l’action de l’Etat face aux violences terroristes notamment. Deux éléments principaux sont avancés par ces théoriciens : les médias sont les « victimes consentantes » des terroristes. Il faut donc contenir leur propension à faire la publicité des terroristes ou des opposants à l’Etat. Ensuite, l’action terroriste peut avoir un effet contagieux sur d’autres groupes, c’est pourquoi il est nécessaire de contraindre l’adversaire physiquement, par la répression militaire, mais aussi psychologiquement et symboliquement, par le gain de l’opinion publique à l’action de l’Etat. Trois éléments viennent relativiser la complicité entre médias et terroristes, ou en tout cas nous permettent de penser que les choses ne sont pas si artificiellement établies dans l’espace public en crise. M. Wieviorka et D. Wolton interrogent fortement la pensée contre-révolutionnaire en lui opposant le fait qu’informer et informer durablement sur le terrorisme coûte cher. Ce premier point induit le second qui avance que le temps médiatique et le temps du terrorisme ne se rejoignent pas forcément.

Le territoire de l’information questionne également les logiques médiatiques, dans la mesure où il peut être compris comme le rapport entre le lieu de l’événement et le lieu de sa représentation médiatique. Plus les médias sont éloignés de la scène des violences, plus leurs discours sont libérés des contingences énoncées précédemment, ce qui ne veut pas dire qu’ils sont plus autonomes face à l’événement terroriste. Ils sont plus autonomes vis-à-vis du pouvoir puisqu’ils n’appartiennent pas au même espace public que celui-ci, mais la latitude des représentations produites restent contrainte par un certain nombre de facteurs : le facteur économique, l’éloignement géographique, politique et identitaire vis-à-vis des auteurs des violences et de leurs victimes, etc. Ces différents éléments contraignent le discours médiatique d’une autre manière et ils impliquent des représentations discursives conditionnées par l’origine des violences (nationale ou internationale) et leur nature. Les attentats du 11 septembre 2001 ont par ailleurs créés une forme de schisme politique et médiatique dans les représentations de la violence terroriste dans la mesure où, désormais, il y un avant et un après 11 septembre 2001.

Ces deux chapitres tracent donc une réalité complexe ; les médias sont ambivalents face au terrorisme dans le cadre des situations conflictuelles. Ils ne tiennent pas de positions réellement affirmées et celles-ci varient selon des critères géographique, temporel et économique. Néanmoins les rapports entre médias, Etat, acteurs politiques et terroristes doivent tenir compte de la place prépondérante et grandissante de l’opinion publique. Pourquoi grandissante ? Parce que celle-ci s’exprime désormais autrement que par les suffrages ou les sondages d’opinion ; elle se diffuse également sur internet. Internet ne fait pas d’elle une opinion publique mieux incarnée ou plus forte, mais une opinion exprimée sans médiation autre que technique. Et c’est cette absence de médiation symbolique qui lui donne l’illusion d’être mieux ou plus exprimée.

Le chapitre 6 débute la troisième partie de notre réflexion, consacrée à l’étude de cas. Il introduit la question de la violence et de sa représentation, et permet de préciser le type des violences à l’œuvre dans les deux conflits. A travers l’examen des violences réelles et symboliques représentées dans les médias, nous mettons l’accent sur des modalités d’action qui ne sont pas le terrorisme mais qui font ou ont fait néanmoins partie intégrante des conflits étudiés. Les logiques de bouc émissaire, les cruautés et les traitements dégradants, la dépréciation identitaire sont ou ont été le quotidien de ces conflits. Les événements survenus à l’école Holly Cross en Irlande du Nord ou le lynchage par la foule palestinienne de deux soldats au début de la seconde Intifada sont les exemples d’une violence réelle, derrière laquelle se cache une violence symbolique endémique. Les médias peinent à représenter la seconde, c’est pourquoi leurs représentations se centrent en premier lieu sur les attentats. A cet égard, les journalistes développent une véritable rhétorique des chiffres. Chiffrer les victimes d’un attentat ou d’un conflit revient à figer l’événement et à le fixer dans un cadre d’interprétation compréhensible par tous.

Avec le chapitre 7 commence véritablement l’étude de cas. L’analyse des pages d’accueil des sites des partis politiques permet de distinguer leurs positions idéologiques, et surtout d’étudier les techniques d’écriture et les stratégies argumentatives déployées sur internet. Les arborescences que nous avons réalisées rendent concrète la réticularité de ces nouvelles formes de discours politiques en ligne, et dévoilent une idéologie et un discours en strates. L’hypertexte les organise dans une logique qui n’est plus seulement celle de la linéarité mais celle du réseau, de l’interxtualité et de la paratextualité.

Cette première analyse examine les modalités énonciatives et discursives développées par les partis politiques sur internet et pose ainsi les bases des chapitres suivants, qui étudient le langage politique en crise, à travers donc les discours tenus dans la presse écrite et sur internet.

Le chapitre 8 fait état de la représentation du leader politique dans les deux médias, et montre que manifestement et, assez logiquement, les discours développés par les deux types de support ne se chevauchent pas. Le dispositif énonciatif et le sujet de l’énonciation divergeant, ce résultat n’est que la confirmation d’une différence dispositive initiale. L’intérêt de l’analyse se situe là ; les deux médias placent l’auditoire (l’internaute ou le lecteur de presse) dans une position spectatorielle inédite et complexe. La complexité de la position de spectateur s’explique par la divergence du regard médiatique sur le leader politique : dans la presse écrite, le leader est figuré alors que sur internet il est davantage agi. Face à cette double médiation de la figure du leader politique, le spectateur peut avoir l’illusion de tenir une position de « presque-narrateur » omniscient. Pourquoi narrateur et pourquoi omniscient ? Narrateur parce que, devant deux types de représentations distinctes, la nature spectatorielle de sa position l’oblige devant deux types de représentations distinctes à produire sa propre représentation et donc sa propre narration de l’événement, un récit hybride en quelque sorte. Omniscient ensuite, car la diversité des points de vue (l’un médiatisé et l’autre médiaté) et la quantité d’information produite, peuvent lui donner le sentiment de l’omniscience. Pourquoi presque ? Parce que selon nous, ce schéma ne peut être valable que dans la mesure où le spectateur n’est pas lui-même acteur de l’événement.

Par ailleurs, le média électronique donne une consistance nouvelle au leader politique ; il lui permet de retrouver une présence parfois effacée dans les médias traditionnels et de corriger éventuellement certaines représentations.

Le chapitre 9 constitue le dernier moment de notre réflexion et s’arrête à la question de l’altérité à travers les thèmes prépondérants de l’identité, du territoire et du sacré dans les deux conflits. Il s’attache aux acteurs, mais ceux-ci sont envisagés en relation avec un élément tiers. Cela nous permet d’envisager les logiques discursives à l’œuvre dans les deux médias selon une orientation différente, qui complète et appuie les résultats énoncés dans le chapitre précédent. Deux éléments saillants ressortent de nos analyses : d’une part, la nature de la médiation confère au territoire des valeurs différentes. La médiation de la presse hypertrophie le caractère sacré du territoire et sa relation à l’identité, alors que la médiation électronique représente des identités qui ne sont pas exclusivement définies par le territoire et son caractère sacré, mais par des enjeux politiques, idéologiques et identitaires. En d’autres termes, la représentation d’un tiers fige les altérités dans des schémas simplifiés, faisant souvent de l’identité l’expression forcée d’une contre-identité. Internet une nouvelle fois permet de corriger des représentations souvent univoques.

Les altérités se définissent sur internet non pas en opposition mais en rapport à un système constitué d’idéologie, d’identité et de territoire.

Nous voulons dire, enfin, que les différents résultats obtenus permettent une conclusion transitoire et non provisoire, car celle-ci appellerait une conclusion définitive. Or il nous semble que l’étude des médias, et a fortiori d’un média aussi évolutif qu’internet, ne peut proposer qu’une réponse en transit, réponse qui à son tour deviendra une nouvelle question.

L’étude de cas a permis de confirmer un certain nombre d’hypothèses, mais elle laisse en suspens certaines questions. Internet autorise un accès plus direct aux acteurs politiques et à leurs discours, cela n’est pas un fait nouveau. Mais ce n’est pas en ces termes que nous devons nous poser la question de la nouveauté des discours proposés surinternet. L’alternative de départ qui nous amenait à nous demander si la multiplication des sites internet constituait un niveau de représentations supplémentaires ou si, au contraire, internet ne faisait que reproduire un discours déjà existant, ne nous semble plus pertinente telle quelle. Il ne s’agit pas de savoir si internet produit des représentations supplémentaires, car la réponse est évidemment affirmative  du point de vue de la quantité de ces représentations. En revanche, nous interroger sur les capacités d’internet à constituer un niveau supplémentaire de représentations nous semble pertinent et se fonde sur l’étude de la nature de l’informationproduite

Ensuite, penser internet sur le mode alternatif semble trop réducteur, au regard de ce que nous avons pu constater. Internet produit potentiellement des discours existants mais il le fait sous des formes nouvelles, et ces formes inédites incitent l’énonciateur (l’acteur politique par exemple) à proposer des stratégies discursives renouvelées et délivrées d’un certain nombre de contraintes. Les contraintes étaient structurelles ; sur internet, le discours des acteurs politiques est désormais affranchi de la médiation d’un tiers et n’est plus contraint par des logiques d’agenda setting. Les contraintes étaient conjoncturelles, sur internet, le dire politique n’est plus soumis à la censure traditionnelle en temps de crise. Enfin, les contraintes étaient discursives ; sur internet, l’écrit d’écran et l’hypertexte confèrent au dire et à l’agir politique une autre dimension, fondée sur la profondeur hypertextuelle et la communication multimédiatée.

Ces constats doivent être néanmoins nuancés. Tout d’abord, parce queles acteurs politiques restent dépendants des représentations produites par les médias traditionnels ; dans l’espace public, ils se définissent dans leur dire et leur agir politique en rapport à celles-ci, et ces représentations conditionnent partiellement les discours à l’œuvre sur internet. Ensuite, la censure sur internet est une réalité ; nous l’avons rencontrée. Elle s’exprime différemment puisqu’il ne s’agit plus de censurer le discours directement comme l’a fait le Broadcasting Ban en Grande-Bretagne ; il s’agit de le rendre techniquement inaccessible en bloquant le canal de diffusion (l’hébergeur du site). En elle-même, cette technique n’est pas nouvelle ; mais le fait qu’elle s’applique très facilement à un dispositif censé s’émanciper de toute autorité est intéressant. Internet n’est peut être pas soumis à l’autorité symbolique du pouvoir, mais il devient de fait soumis à une autorité technique (celle de l’hébergeur).

Ces affirmations nous permettent donc de répondre partiellement à notre problématique qui interrogeait la place d’internet et la nature des discours proposés sur ce média en temps de crise. Nous avons tenté de préciser cela en nous appuyant sur les théories et les recherches questionnant la place des médias traditionnels dans l’espace public et dans les moments de crise, car il nous semble que toute nouvelle étude doit savoir recourir à l’existant pour ensuite explorer de nouvelles pistes.

Les potentialités du dispositif internet et son « universalité » modifient-elles les discours et les formes de contre-discours dans les situations de conflits ? Nous pensons qu’elles les enrichissent de nouvelles possibilités discursives et donc, possiblement, de formes de censure et de propagande correspondantes. Et c’est précisément ce que nous avons voulu mettre en évidence dans notre étude. Les analyses du corpus de presse ont permis de faire ressortir le caractère souvent univoque des représentations des acteurs politiques dans les conflits, et c’est à partir de ce point que nous avons pu bâtir ensuite notre analyse sur internet. L’articulationdes représentations entre les deux médias constitue l’élément charnière de notre étude et la nouveauté des analyses produites.Dans les deux conflits, internet permet aux acteurs politiques de construire une altérité multidimensionnelle. La première dimension est celle du territoire ; il y a le territoire géographique (l’Irlande du Nord, la Palestine, Israël) qui devient sur la page-écran l’expression visuelle d’une appartenance nationale. Il y a ensuite le territoire discursif (« l’Irlande Unie », « le Royaume-Uni », « la terre d’Israël ») qui s’affirme dans les discours des acteurs politiques comme la continuation du premier et l’affirmation de l’identité. Il y a enfin le territoire virtuel de la page-écran que s’approprient les acteurs par l’organisation, la hiérarchisation de leurs discours, et la matérialisation de ceux-ci (hyperlien, hypertexte, multimédia). Les arborescences que nous avons réalisées sont la représentation visuelle de cela. La première dimension produit donc la représentation d’un territoire en conflit, qui se définit en réaction au territoire adverse.

La seconde dimension est étroitement liée à la première, puisqu’elle est celle de l’identité. Il s’agit certes d’une identité politique mais également d’une identité conflictuelle. Les discours produits par le DUP en Irlande du Nord montrent que, même dans une situation post-conflictuelle, une altérité forte continue à être exposée librement sur internet alors qu’elle est plus effacée dans les discours de presse. Cette seconde dimension se compose elle-aussi de plusieurs strates. Il y a en premier lieu l’identité politique ; c’est celle qui permet au leader politique de s’exprimer pleinement. Elle est présente dans le Manifeste des partis, dans les rubriques qui ont une visée programmatique (« Tackling the Tax Problem ») ou électoraliste (« SDLP Youth », « Les Jeunes », « Les Femmes », etc.). Il y a ensuite l’identité de communauté ; elle est au cœur des discours de l’altérité dans les conflits et se décline de manière ostentatoire dans les sites. Elle est modalisée par l’hypertrophie de la marque énonciative de l’altérité – Nous / Eux – par la prégnance du Nous communautaire, par des indices linguistiques (sites bilingues), iconiques (les drapeaux nationaux) et dans l’adresse URL (« .ie », « .co.il »).

Ces deux dimensions concourent à faire du leader politique une figure essentielle sur internet car, en devenant l’énonciateur principal du discours, il permet l’expression d’une altérité multidimensionnelle. Les sites internet des partis politiques semblent donc bien êtrele moyen de la représentation syncrétique des différentes formes de l’altérité dans les deux conflits.

Pour finir, notre accès aux différents acteurs du conflit est-il plus direct ? Techniquement oui, mais cela constitue-t-il un mieux communiquant ? Certains l’affirment, mais est-ce cela l’important lorsque l’on s’intéresse aux discours ? La question de ces accès plus directs aux acteurs politiques et à leurs discours ne doit pas nous faire oublier qu’ils sont au cœur d’une médiation technique et dispositive, même si celle-ci n’est pas une médiatisation. Cette médiation nouvelle donne l’impression que les discours et les acteurs politiques y sont présentés et non plus représentés. Cela est pourtant une illusion car, même sur internet, les acteurs politiques sont les metteurs en scène de leur représentation (réelle et symbolique) ; ils deviennent, au sens littéral, des dei ex machina : des dieux apparus au moyen d’une machine, qui proposent, hors les médias traditionnels, des clefs de compréhension et de « résolution » des conflits.

Notes
1.

Noëlle-Neumann Elisabeth, «La spirale du silence», Hermès, 4, 1991.

2.

Wieviorka Michel, Wolton Dominique, Terrorisme à la Une, Paris, Gallimard, 1987.