Cette étude de sociologie politique vise à identifier : « l’ensemble des acteurs qui interviennent de près ou de loin dans l’élaboration de l’action publique concernée, leurs ressources, leurs intérêts, leurs représentations du problème ; montrer dans quelle situation d’interdépendance, de co-existence les place cette distribution des pouvoirs et à quels modes d’action publique (types de concertation, consultation, décision) ils ont recours pour construire collectivement cette action publique ; [et] en observer les effets sur le contenu, la nature et les conséquences des politiques ainsi construites » 72 . L’objet de cette recherche, la « gouvernance métropolitaine », et le terrain d’enquête choisi, la communauté urbaine et les milieux économiques lyonnais, nous incitent alors à appréhender l’action publique urbaine comme le fruit d’interactions entre configurations mouvantes d’acteurs 73 . Ces configurations ne font pas système a priori, elles sont le résultat d’interactions entre différentes configurations d’acteurs publics et privés interdépendants qui se connaissent, se rencontrent ou au moins dont les actions sont indirectement liées. Le premier matériau que nous avons recueilli souligne, en outre, une tendance à la prédominance de certains « acteurs économiques » dans les dispositifs étudiés. Notre attention se portera ainsi à la fois sur la diversité des acteurs de l’action publique locale étudiée et sur les processus de sélection progressive de ces acteurs. Cela nous amènera à tenir compte tout à la fois de la stabilité et de l’instabilité des interactions entre acteurs de l’action publique locale ou, plus précisément, entre la communauté urbaine et son environnement. En d’autres termes, à tenir compte du fait que les acteurs lyonnais sont pris dans des relations d’interdépendances, que leurs actions sont notamment limitées par des institutions qu’ils participent à construire.
Notre démarche microsociologique nous incite, en outre, à adopter un point de vue déconstructiviste sur l’action publique urbaine : à tenir compte, cette fois, du fait que les politiques publiques ne visent pas uniquement la résolution de problèmes objectifs 74 . La mise en perspective historique, de faible amplitude mais néanmoins fondamentale, effectuée dans cette recherche conduira en effet à déconstruire la catégorie de politiques publiques que nous étudions 75 . Notre matériau de première main concerne une période relativement courte s’écoulant des années 1970 au début des années 2000. S’il concerne même avant tout les années 1990, il est en partie constitué de documents communautaires écrits archivés depuis la création de cette institution à la fin des années 1960. Revenir sur les étapes successives de la mise en place d’une action économique intercommunale à travers deux types de dispositifs visant à structurer une « gouvernance métropolitaine » permettra de déconstruire l’intervention économique intercommunale telle qu’elle s’est aujourd’hui institutionnalisée, pour mieux saisir les choix opérés par les acteurs locaux entre une série de possibles. Déconstruction historique donc, mais aussi déconstruction proprement sociologique notamment grâce à la prise en compte des appartenances des acteurs à des groupes sociaux historiquement constitués 76 . D’une part, d’après les milieux économiques lyonnais, « le développement économique » serait assuré par les chefs d’entreprise et, d’autre part, d’après ses agents et ses élus, « les politiques de développement économique locales » seraient mises en œuvre par la communauté urbaine de Lyon. Les catégories de politiques publiques, objet de définitions concurrentes, sont bien un objet construit 77 . Nous employons donc l’expression « développement économique » entre guillemets et en italique de manière à rappeler que la définition de cette catégorie est ici étudiée et non donnée a priori. C’est là une manière de souligner l’attention particulière accordée aux trajectoires individuelles et collectives des acteurs locaux, de manière à déconstruire les catégories d’action publique qu’ils utilisent. Nous analyserons donc à la fois la teneur des interactions entre ces acteurs locaux et les structures sociales qui les fondent 78 .
Nous considérerons enfin que les acteurs locaux sont dotés d’une rationalité limitée. Cette posture est fondamentale car elle autorise une recherche des « raisons » qui se trouvent au fondement des actions des acteurs locaux 79 . On peut faire l’hypothèse que l’objectif qui oriente les stratégies de ces acteurs est alors le plus souvent la quête de pouvoir 80 . Néanmoins, le pouvoir peut être appréhendé de différentes manières : comme la recherche d’une place intéressante aux yeux des acteurs qui leur permette notamment d’agir dans les systèmes d’acteurs observés 81 , mais aussi comme la recherche d’un ensemble de rétributions, notamment symboliques 82 . Une appréhension trop stratégiste des acteurs (c’est-à-dire focalisée sur la première de ces manières d’appréhender le pouvoir), peut en effet conduire à tenir insuffisamment compte de la dimension collective des individus. Notre regard sur l’action publique urbaine s’est au contraire notamment porté sur les mobilisations qu’elle entraîne et qui la rendent possible. Nous avons ainsi été amenée à prendre en compte les effets des groupes d’acteurs existants et de leurs relations sur les dispositifs étudiés, et vice versa. Nous avons ainsi eu recours à l’analyse des mobilisations collectives pour étudier des groupes d’individus qui se distinguent par un « répertoire d’action collective » commun 83 : par des représentations communes de soi, des institutions et des modes d’action collectifs définis collectivement par le biais de l’action.
Notre attention s’est ainsi tout particulièrement centrée sur les chefs d’entreprise locaux mobilisés dans le cadre de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et du ‘Pack’, ainsi que sur leurs interactions avec les élus et les agents communautaires. Nous étudierons notamment les facteurs de différenciation des « mondes » auxquels appartiennent ces acteurs en fonction de l’activité et de la taille de leur entreprise, mais aussi de leur appartenance familiale, de leurs réseaux de sociabilité, ou encore de leur proximité avec les institutions locales 84 . Ces facteurs de différenciation nous incitent à employer les expressions « milieux économiques » et « patronats » au pluriel : en référence à une activité commune, la direction d’entreprises, mais aussi à des domaines d’activité concurrents et à des réseaux de sociabilité divers, allant du club au syndicat patronal, et pouvant se cumuler. Nous éviterons aussi au maximum d’utiliser les termes « patrons » et « entrepreneurs » qui ont historiquement été employés par les instances patronales pour tenter de gommer les oppositions entre ces acteurs et les « ouvriers » 85 . Le terme « entrepreneur » risque, en outre, d’être mal compris dans le cadre d’un travail de science politique tant il est fréquemment utilisé pour désigner certains élus considérés comme des « entrepreneurs politiques ». Nous utilisons en revanche l’expression « chefs d’entreprise ». Cette dernière est, elle aussi, connotée 86 . Elle demeure néanmoins tout à la fois peu instrumentalisée par les instances patronales et très fréquemment utilisée par l’ensemble des acteurs rencontrés (qu’il s’agisse des agents de la communauté urbaine ou des chefs d’entreprise eux-mêmes). Quant à l’expression « acteurs économiques » abondamment employée au sein de la communauté urbaine, elle n’est ici reprise qu’en tenant compte de son manque de précision (c’est-à-dire toujours en italique et entre guillemets).
Le regard que nous porterons ainsi sur l’action publique urbaine nous permettra finalement de rendre compte de l’encastrement des politiques publiques dans le social en interrogeant à la fois ce que différents groupes d’acteurs locaux font aux politiques et ce que les politiques font à ces groupes d’acteurs locaux 87 .
Cf. Cécile ROBERT, La fabrique de l'action publique communautaire. Le programme PHARE (1989-1998), enjeux et usages d'une politique européenne incertaine, Thèse pour l'obtention du doctorat de science politique, IEP de Grenoble / Université Pierre Mendès France, décembre 2001, p.23.
Cf. Norbert ÉLIAS, La société des individus, Paris, Fayard, coll. "Agora-Pocket", 1971 (1ère édition allemande : 1987, Suhrkamp) et Norbert ÉLIAS, Qu'est-ce que la sociologie ?, Paris, Éditions de l'Aube, coll. "Pocket", 1991 (1ère édition allemande : 1970, Juventa Verlag).
Un auteur comme Charles LINDBLOM a même montré que ce sont souvent les arrangements institutionnels existants qui déterminent l’approche des problèmes et non l’analyse des problèmes qui précède la définition des solutions, cf. Charles LINDBLOM, The intelligence of democracy . Decision making through mutual adjustment, New York, Free Press, 1965.
La perspective socio-historique s’oppose en effet aux approches fonctionnalistes (cf. Renaud PAYRE et Gilles POLLET, "Analyse des politiques publiques et sciences historiques: quel(s) tournant(s) socio-historique(s) ?", Revue Française de Science Politique, vol.55, n°1, février 2005, pp.133-154).
Nous distinguons ici déconstruction historique et sociologique à l’image, par exemple, en ce qui concerne la déconstruction sociologique, des travaux d’Howard BECKER sur la construction des normes, cf. Howard BECKER, Outsiders. Études de sociologie de la déviance, Paris, Métaillé, 1985 (1ère édition américaine : 1963, The Free Press). Ceci nous permet de souligner l’importance que nous accordons à la seconde, même si certains socio-historiens ont bien montré, dans une perspective de sciences sociales, comment tout effort de déconstruction historique s’accompagne quasi-mécaniquement d’un effort de déconstruction sociologique (cf. par exemple Bruno DUMONS et Gilles POLLET, "Espaces politiques et gouvernements municipaux dans la France de la IIIème République. Éclairage sur la sociogenèse de l'État contemporain", Politix, vol.14, n°53, 2001, pp.15-32).
Cf. Vincent DUBOIS, "La sociologie de l'action publique. De la socio-histoire à l'observation des pratiques (et vice versa)", dans Pascale LABORIER et Danny TROM (dir.), Historicités de l'action publique, Paris, Presses Universitaires de France, coll. "CURAPP/GSPM", 2003, pp.347-364.
Bien que nous attachions une certaine importance aux interactions entre acteurs, notre posture diffère donc bien de celle des interactionnistes symboliques pour qui les interactions à un temps « T » entre individus peuvent être considérées comme la structure de base permettant de comprendre le social, cf. la critique adressée à cette perspective d’analyse dans Vincent DUBOIS, La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, Paris, Économica, coll. "Études Politiques", 1999, notamment l’introduction.
Ce premier élément de posture face aux acteurs est fondamental. Il autorise la recherche puisque les décisions des acteurs peuvent être saisies par un enquêteur. Il invite à adopter une démarche compréhensive qui vise à comprendre les raisons qui fondent les actions des acteurs à leurs propres yeux.
C’est notamment ce qu’ont montré une série de travaux de sociologie des organisations, cf. notamment Michel CROZIER et Erhard FRIEDBERG, L'acteur et le système, Paris, Seuil, coll. "Points", 1977.
Cf. Ibid.
Cf., par exemple, Daniel GAXIE, "Économie des partis et rétribution du militantisme", Revue Française de Science Politique, vol.27, n°1, février 1977, pp.123-154.
Cette expression utilisée par Charles TILLY (cf. entre autres Charles TILLY, "Les origines du répertoire de l'action collective en France et en Grande-Bretagne", Vingtième siècle : revue d'histoire, n°4, octobre 1984, pp.213-224) permet de souligner que les ressources dont disposent les groupes sociaux sont façonnées par l’histoire, qui influence la position de ces groupes et les représentations que ces groupes se font d’eux-mêmes et de leurs moyens d’agir, cf. Gilles POLLET, "Analyse des politiques publiques et perspectives théoriques", dans Alain FAURE, Gilles POLLET et Philippe WARIN (dir.), La construction du sens dans les politiques publiques. Débat autour de la notion de référentiel, Paris, L'Harmattan, 1995, pp.25-47.
Cette expression : les « mondes » économiques, permet de ne poser a priori ni l’homogénéité ni la fragmentation de ce groupe social et permet de rendre compte à la fois des sources de différenciation et des points de ralliement de ces acteurs, cf. ZALIO, "Territoires et activités économiques. Une approche par la sociologie des entrepreneurs", op. cit., pp.26/27.
Cf. Claire LEMERCIER, Un si discret pouvoir. Aux origines de la Chambre de commerce de Paris, 1803-1853, Paris, La Découverte, coll. "L'espace de l'histoire", 2003.
D’après le Petit Robert, le chef d’entreprise est celui qui exerce une autorité et une influence capitales au sein de l’entreprise.
Le rôle de représentant local des chefs d’entreprise locaux, est par exemple le fruit de nombreuses interactions qui montrent qu’une institution publique telle que la communauté urbaine de Lyon participe à façonner les groupes sociaux qui s’organisent, cf. les travaux qui montrent qu’au niveau national, l’État participe à façonner les groupes représentant des intérêts partiels, notamment : Michel OFFERLÉ, Sociologie des groupes d'intérêt, Paris, Montchrestien, coll. "Clefs Politique", 1998 (2ème édition).