Des matériaux hétérogènes

Bien qu’ayant choisi un terrain d’enquête circonscrit, compte tenu de la difficulté d’appréhender l’ensemble des acteurs intervenant de près ou de loin dans les dispositifs étudiés, nous n’avons pas recherché l’exhaustivité mais plutôt l’accumulation de signes et de traces 123 .

Quelques rencontres officielles nous ont ainsi permis de repérer à gros traits les acteurs investis dans ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et dans le ‘Pack’. Comme les ethnographes, nous avons ensuite procédé au choix de nos interlocuteurs au gré des rencontres, de manière à interviewer une série d’acteurs plus ou moins directement investis dans les deux dispositifs étudiés. Nous avons également systématiquement demandé à ces personnes de nous indiquer les acteurs, selon elles, importants à rencontrer, même si nous n’avons pas systématiquement suivi leurs indications.

L’intégration du chercheur en immersion n’est, cependant, jamais sans bornes. Ces dernières sont notamment fonction des milieux enquêtés. Le fait d’avoir deux milieux d’enquête distincts nous a contrainte à adopter deux attitudes différentes : en termes de présentation de soi et d’interactions avec les acteurs 124 , et donc aussi en termes de collecte des sources. En ce qui concerne la communauté urbaine, le repérage des personnes à interviewer est relativement simple et les contacts faciles à établir (tout le monde a, par exemple, la même forme d’adresse e-mail). Le fait que certaines personnes rencontrées à plusieurs reprises n’hésitent pas à nous parler des autres, nous offre enfin de nombreuses opportunités de croiser certaines des informations obtenues. En ce qui concerne les milieux économiques, comme nous l’avons évoqué précédemment, le repérage des acteurs de ce terrain est plus délicat et les contacts y sont plus difficiles à établir. En outre, les femmes sont exclues de la vaste majorité des clubs d’entrepreneurs lyonnais, dont l’adhésion annuelle s’élève par ailleurs en moyenne à 1 500 euros, alors que nous verrons qu’ils pourraient représenter un lieu privilégié pour établir des contacts et observer certaines interactions entre chefs d’entreprise. Néanmoins, s’il peut être délicat d’obtenir des informations précises sur l’opinion politique ou religieuse de certains dirigeants d’entreprises ou encore sur leur proximité avec les réseaux francs-maçons, cette difficulté ne s’avère pas plus marquée qu’avec certains fonctionnaires ou contractuels de la fonction publique territoriale 125 .

La nature et la richesse des matériaux varient quoi qu’il en soit fortement selon les dynamiques observées.

En ce qui concerne les entretiens, notre choix de procéder par immersion au sein de deux milieux d’enquête a eu plusieurs effets. Nous avons d’abord rencontré assez peu d’élus(7 au total). Deux d’entre eux ont néanmoins été rencontrés à plusieurs reprises de manière à étudier en profondeur leurs trajectoires et leurs rôles dans la « gouvernance métropolitaine ». Nous avons, par ailleurs, dû faire face à de nombreuses difficultés pour établir des contacts avec de « simples » chefs d’entreprise peu intégrés dans les instances patronales et peu en contact avec les institutions publiques locales (notamment avec la communauté urbaine de Lyon). Quand ils nous ont reçue, ces chefs d’entreprise nous ont le plus souvent accueillie au siège de leur entreprise pendant leur temps de travail, pour des échanges de ce fait relativement courts. Cela limite notre capacité à distinguer finalement les représentations et les pratiques des chefs d’entreprise locaux en fonction de leurs trajectoires et de celles de leurs entreprises.

En ce qui concerne les observations, bien qu’ayant passé beaucoup de temps à la DAEI (Direction des Affaires Économiques et Internationales) autour des rendez-vous obtenus pour réaliser des entretiens ou pour consulter des sources écrites, nous ne sommes jamais parvenue à obtenir l’autorisation d’effectuer une observation prolongée au sein même de ce service (sous forme de stage, par exemple), ni d’assister aux rencontres du « comité de gouvernance » et du « directoire » de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’. Les refus du directeur de la DAEI sont alors certainement à mettre, en partie au moins, sur le compte des relations parfois un peu tendues entre son service et la DPSA, à laquelle nous étions officiellement rattachée. Nous n’avons donc pas pu observer in vivo les interactions entre partenaires de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ au cours de leurs réunions.

En ce qui concerne enfin les sources écrites, elles sont très nombreuses dans le cas de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’, et quasi inexistantes dans le cas du ‘Pack’. En outre, nous n’avons pu qu’à de très rares occasions consulter les archives des instances patronales 126 . Les archives des chambres consulaires et des syndicats patronaux, dont nous avons eu un aperçu général en nous rendant dans ces structures, nous ont semblé nécessiter un investissement trop important en termes de demandes d’autorisation pour obtenir ces données 127 . Cela limite néanmoins la perspective historique de notre recherche, notamment en ce qui concerne la nature des coopérations entre milieux économiques et institutions publiques au sortir de la second guerre mondiale. Nous n’avons pas non plus consulté les archives municipales. Celles de Lyon auraient peut-être pu nous éclairer sur certains points précis. Néanmoins, notre recherche concernant la communauté urbaine, nous avons avant tout cherché à accéder à un maximum de documentation officielle et interne au sein de cette institution publique. En outre, les cartons concernant le mandat de Michel Noir n’ont été ouverts à la consultation publique qu’en 2005 quand notre travail de terrain commençait à toucher à sa fin.

Chaque fois que cela s’est avéré possible, différentes informations ont finalement été rassemblées grâce au croisement des trois types de sources collectés, de manière à améliorer notre compréhension des dispositifs étudiés. Nous avons d’abord porté notre attention sur les trajectoires des acteurs rencontrés ou croisés dans les archives : familiales et scolaires, professionnelles et associatives (partis politiques, clubs, associations professionnelles…). Ces informations sont en effet ici considérées comme éclairant les positions, dispositions et prises de position de ces acteurs. À ce titre, elles éclairent aussi les rôles qu’ils remplissent dans les configurations observées. Une partie des matériaux recueillis au cours des entretiens et des observations mais aussi dans les sources écrites nous a ensuite permis de saisir le contexte dans lequel gravitent ces acteurs et de saisir les différentes ressources dont ils disposent. Pour comprendre le ‘Pack’, son histoire, sa forme actuelle ainsi que le contenu et l’état d’avancement de ses projets, il est en effet fondamental de situer ce groupe par rapport aux instances patronales et aux institutions publiques locales, de situer ses membres par rapport aux milieux économiques locaux, mais aussi de décortiquer le déroulement de ses réunions. Les interactions qui s’y produisent peuvent alors notamment être décryptées grâce aux informations récoltées en entretien concernant les trajectoires individuelles de certains de ses membres 128 .

Notes
123.

Cette attention portée aux signes et traces éparses et parfois uniques des phénomènes sociopolitiques observés nous semble être le propre de tout travail qualitatif qui accepte de renoncer à un mode quantitatif d’administration de la preuve qui valorise avant tout la répétition des éléments retenus pour analyser des échantillons considérés comme représentatifs des phénomènes étudiés (cf. là encore : GINZBURG, "Signes, traces, pistes. Racines d'un paradigme de l'indice", op. cit.).

124.

La multiplication des terrains a ainsi nécessité une palette de degrés et de types de « déguisement » par distinction ou par imitation (cf. BONGRAND et LABORIER, "L'entretien dans l'analyse des politiques publiques : un impensé méthodologique?", op. cit., p.96).

125.

Nous devons ainsi reconnaître que, globalement, les chefs d’entreprise locaux rencontrés se sont montrés beaucoup plus enclins à répondre, parfois même longuement, à nos questions (notamment de présentation personnelle), que nous ne nous y attendions au départ. En fin de compte, les refus de certains de répondre à nos questions nous ont semblé bien davantage liés, d’une part, à la qualité de l’interaction entre enquêté et enquêteur et à la manière dont nous posions nos questions et, d’autre part, à la personnalité ainsi qu’à la trajectoire de l’interviewé, au type de poste occupé au moment de l’entretien et au rôle joué par l’enquêté au sein des configurations d’acteurs locaux observées.

126.

Les membres du Medef Rhône rencontrés, globalement réticents face à ce qu’ils semblaient percevoir comme une intrusion dans leurs archives, ne concédaient d’en ouvrir qu’une partie en échange d’un compte rendu des documents consultés à faire valider par un membre de cette instance patronale avant toute utilisation (une autre doctorante s’étant déjà pliée à ces conditions, nous nous sommes contentée de lire les notes officielles et officieuses qu’elle nous a fait passer, cf. Rachel LINOSSIER, La territorialisation de la régulation économique dans l'agglomération lyonnaise (1950-2005). Politiques, acteurs, territoires, Thèse d'aménagement, d'urbanisme et de géographie, IUL / Université Lumière Lyon II, février 2006). Les membres de la CCIL rencontrés acceptaient a priori sans problème une consultation des archives de cette institution si nous avions une idée précise de ce que nous recherchions. Or tous les documents que nous avons demandés avaient, selon eux, brûlé dans l’incendie ayant fait disparaître une partie de ces archives il y a quelques années.

127.

Un membre du Medef Rhône a, plus précisément, accepté de lancer une demande d’autorisation d’accès aux archives de cette instance patronale. Néanmoins d’autres membres de cette instance, qui nous avaient déjà identifiée comme membre de l’association Émergences, se montraient plus sceptiques. Dans ce contexte, nous avons décidé de ne pas relancer le membre de cette instance patronale qui nous avait proposé de faire une telle demande d’autorisation.

128.

À de nombreux titres, le travail de terrain effectué dans le cadre de cette étude s’inspire donc de certaines enquêtes réalisées par les sociologues urbains de l’école de Chicago. Or, dans ces derniers, le lien entre le type de méthode de recueil du matériau, à savoir l’observation directe, et l’idée qu’il faut étudier le social à partir des interactions entre acteurs, est très fort, cf. Jean-Michel CHAPOULIE, "Le travail de terrain, l'observation des actions et des interactions, et la sociologie", Sociétés contemporaines, vol.40, 2000, pp.5-27, p.12. Ainsi notre volonté de tenir compte, dans notre analyse de l’action publique urbaine, de la nature des interactions entre acteurs locaux tout en les incarnant dans leurs trajectoires sociologiques individuelles et collectives nécessitait-elle, elle aussi, une observation directe sur un temps long, cf. DUBOIS, La vie au guichet. Relation administrative et traitement de la misère, op. cit. (notamment l’introduction de cet ouvrage).