Section I.  La « métropolisation », de l’affirmation d’une action publique urbaine à la (re)définition de ses modes d’action

Aujourd’hui, les recours très fréquents au terme « gouvernance » vont de paire avec des définitions officielles nombreuses et générales, donc floues, de ce dernier 177 . Les acteurs lyonnais, se référant à la littérature existante concernant la « gouvernance », reprennent ainsi des définitions très générales : « La gouvernance est ‘la capacité des sociétés humaines à se doter de systèmes de représentation, d’institutions, de processus, de corps sociaux, pour se gérer elles-mêmes dans un mouvement volontaire’ » 178 Ainsi peut-on se demander : « À quoi sert aujourd’hui la gouvernance ? » 179 . Et suggérer que : « c’est […] un moyen qui permet à des gens de pays différents, aux langues différentes, aux références différentes, aux expériences individuelles différentes, de penser qu’ils parlent de la même chose. C’est aussi un moyen pour dire que ce qui se passe actuellement n’est pas identique à ce qui avait lieu hier » 180 . Le manque de clarté des définitions de la « gouvernance » semble néanmoins à la fois autoriser des références fréquentes à cette thématique générale et fortement limiter les usages de ce terme. Ainsi les références à cette thématique générale sont-elles en augmentation à Lyon : depuis la fin des années 1990 dans les archives consultées, et depuis 2001 dans les entretiens réalisés. Malgré tout, si l’on met de côté les occurrences de ce terme du fait de l’appellation officielle d’une des structures de pilotage de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ (le « comité de gouvernance »), les acteurs font avant tout un usage métaphorique de la « gouvernance ». Les acteurs lyonnais rencontrés emploient même assez rarement ce terme spontanément. Il ne fait donc pas partie de leur langage courant, au sens où ses emplois ne sont pas banalisés.

Dans le cas de Lyon, le terme « gouvernance » n’est pas employé partout, ni par tous. Il semble être considéré par la majorité des acteurs qui l’emploient comme relativement technique et complexe 181 . Lorsqu’ils sont spontanés, les recours au terme « gouvernance » sont systématiquement précédés d’une succession d’exemples de situations que l’interviewé cherche à qualifier ou accompagnés d’une tentative de définition, de précision. Même la responsable de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’, lorsqu’elle nous présente cette politique, « oublie » quelques instants de la caractériser grâce au terme « gouvernance » :

‘« […] Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise. Alors qu’est-ce que c’est ? […, nombreux éléments concernant la mise en place puis le fonctionnement de cette politique] Et, ce que j’ai oublié de vous dire, c’est qu’on est parti sur un principe de gouvernance économique, qui mélange à un moment donné public/privé et qui fait en sorte… C’est quoi la gouvernance ? C’est simplement des gens, à un moment donné, qui se mettent autour d’une table, avec des intérêts pas forcément convergents, et qui se disent : ‘Comment est-ce qu’on met en œuvre des projets ? Comment est-ce qu’on les copilote ? Comment est-ce qu’on les cogère pour arriver à une meilleure lisibilité du tissu, à une meilleure compétitivité du tissu, à un meilleur service rendu aux entreprises du territoire ?’. C’est ça la gouvernance économique métropolitaine » 182 .’

Certains acteurs parlent de « gouvernance », sans systématiquement employer ce terme. Ils font alors, de manière quasi-systématique, référence à une évolution considérée comme positive du « politique » : les élus et les agents des institutions publiques ne prendraient plus les décisions seuls mais en coopérant avec des acteurs privés de plus en plus nombreux 183 . Certains acteurs lyonnais affirment malgré tout avoir adopté une « gouvernance » qu’ils considèrent à la fois comme un langage technique et comme une technique de langage. Il s’agirait à la fois d’une manière de décrire les évolutions de l’action publique locale contemporaine et d’une manière de parler, de communiquer ou encore d’échanger :

‘« [La politique ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’] propage une idée de collaboration, d’enthousiasme, de recherche de consensus plutôt que de bagarre, parce qu’on en a besoin. Elle permet de faire des économies d’échelle. Elle produit du langage commun et ça, c’est très important en termes de communication et de marketing. […] ça me permet de mettre ensemble les différentes unités de production [du territoire] et de leur dire : ‘Attendez, on parle comme ça, hein ! On ne parle pas dans tous les sens, chacun de son côté !’ » 184 .’

À Lyon, l’articulation des termes « gouvernance », « développement économique » et « métropole » s’accompagne, en outre, d’une volonté affichée d’adapter les modes d’action publics locaux aux évolutions du système productif lyonnais 185 . Cette volonté se traduit par la mise en place de dispositifs de réforme de l’action publique locale avant tout articulés aux politiques économiques intercommunales. La « gouvernance économique métropolitaine » est alors étroitement associée à l’idée d’une action publique, efficace notamment grâce à ses interventions dans le domaine économique, et dite « ouverte » ou fondée sur des coopérations nombreuses entre des acteurs publics, d’une part (c’est-à-dire concrètement des élus et des agents de la communauté urbaine) et des acteurs privés, d’autre part (c’est-à-dire concrètement des chefs d’entreprise ou leurs représentants) 186 . Un effort de mise en perspective historique s’impose de manière à présenter le contexte dans lequel se développe ce cadre cognitif de l’action publique urbaine et dans lequel les dispositifs que nous étudions sont mis en place. Cet effort de mise en perspective historique permet d’observer un travail d’articulation d’objectifs anciens (de structuration, d’autonomisation et d’intervention des acteurs locaux), qui s’opère à une période de large remise en cause des interventions étatiques appuyée sur les évolutions et les résultats de l’économie lyonnaise.

Notes
177.

Nombreux sont les auteurs à noter ce manque de clarté à la fois dans la sphère de la recherche et dans la sphère de l’action, cf. par exemple KOOIMAN, Modern Governance, SIMOULIN, "La gouvernance et l'action publique : le succès d'une forme simmélienne", op. cit., p.314 et "La gouvernance : une approche transdisciplinaire", op. cit., p.302.

178.

« La gouvernance », Les cahiers Millénaire 3, n°9, Dossier de la Mission prospective et stratégie de la communauté urbaine de Lyon, juin 1998, p.2. L’ouvrage suivant est alors cité : Pierre CALAME et André TALMANT, L'État au cœur. Le mécano de la gouvernance, Paris, Desclée de Brouwer, 1997, p.19. Pierre CALAME et André TALMANT sont des ingénieurs des Ponts et Chaussées aujourd’hui membres de la Fondation Charles Léopold Mayer pour le progrès de l’homme qui se présentent dans cet ouvrage comme des praticiens de l’administration souhaitant redonner sa place à l’État dans les sociétés contemporaines.

179.

Cette citation, qui concerne la sphère de la recherche, nous semble pouvoir être appliquée également aux usages du terme « gouvernance » dans la sphère de l’action, cf. Dominique LORRAIN, "Administrer, gouverner, réguler", Les annales de la recherche urbaine, n°80/81, décembre 1998, pp.85-92, p.88. Pierre BOURDIEU note quant à lui que « la ‘gouvernance’ est un de ces nombreux néologismes, qui, produits par des think tanks et autres cercles technocratiques et véhiculés par les journalistes et les intellectuels ‘branchés’, contribuent à la ‘ mondialisation ’ du langage et des cerveaux. », cf. Pierre BOURDIEU, Les structures sociales de l'économie, Paris, Seuil, coll. "Liber", 2000, p.22.

180.

Cf. LORRAIN, ibid.

181.

Cet élément met en lumière, nous semble-t-il, une limite importante d’un ouvrage tel que celui de Jean-Pierre GAUDIN et d’un article tel que celui de Vincent SIMOULIN (cf. GAUDIN, Pourquoi la gouvernance ?, op. cit. et SIMOULIN, "La gouvernance et l'action publique : le succès d'une forme simmélienne", op. cit.). Si ceux-ci fournissent des pistes d’analyse relativement stimulantes des recours au terme « gouvernance » effectués par certains acteurs, ils ne les appuient pas explicitement sur un travail de terrain. À un « effet du lampadaire » (qui conduit le chercheur à étudier uniquement ce qui est bien balisé, donc éclairé) et un « effet d’analyse » (qui conduit le chercheur à appliquer une méthode comme il mettrait des lunettes ayant une forme spécifique et ne l’autorisant à voir que certaines choses) que mentionne Jean-Pierre GAUDIN (précisément dans cet ouvrage), peut ainsi être ajouté un « effet d’écran » qui conduit le chercheur, influencé par des travaux relevant plus de la somme d’intuitions que d’une méticuleuse administration de la preuve appuyée sur un matériau de première main identifiable, à prendre des propositions générales stimulantes pour argent comptant et à les plaquer sur son propre matériau. Si les références aux travaux de Jean-Pierre GAUDIN et de Vincent SIMOULIN demeurent nombreuses dans ce chapitre, c’est ainsi parce que les propositions qu’ils formulent font globalement écho à ce que nous pouvons constater à Lyon. Néanmoins, ces propositions manquent parfois de précision et nous ont, au cours de notre recherche, parfois induite en erreur en nous incitant à croire par exemple que tout le monde à Lyon employait en permanence le terme « gouvernance ». Cette erreur s’est révélée bien plus handicapante qu’un simple manque de précision dans l’analyse du matériau puisqu’elle nous empêchait de concevoir que les usages de ce terme, loin d’être anodins, pouvaient être de l’ordre du recours, par certains acteurs, à un outil discursif spécifique dont ils pouvaient attendre des effets eux aussi spécifiques.

182.

Entretiens avec l’enquêté n°2 : un agent de la communauté urbaine de Lyon rattaché à la DAEI, chargé de mission « Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise » depuis 2004.

183.

Sans expliciter d’ailleurs les liens –ou non– entre cette acception de la « gouvernance » et celle appliquée pour l’aide aux pays en voie de développement de la France, de l’Union Européenne et de la Banque Mondiale depuis les années 1990.

184.

Entretien avec l’enquêté n°8 : un agent de la communauté urbaine de Lyon rattaché à la DAEI, directeur de service depuis 1998.

185.

Dans un contexte où le « développement économique » devient prioritaire à partir des années 1980, à Lyon comme dans de nombreuses villes françaises : cf. notamment LE GALÈS, Politique urbaine et développement local, Une comparaison franco-britannique et Gilles PINSON, "Projets de ville et gouvernance urbaine. Pluralisation des espaces politiques et recomposition d'une capacité d'action collective dans les villes européennes", Revue Française de Science Politique, vol.56, n°4, août 2006, pp.619-651 (voir Chapitre II).

186.

Nous reviendrons (dans le Chapitre II ainsi que dans la Partie II de ce travail) sur la manière selon laquelle s’opèrent les glissements des « acteurs publics » aux élus et agents de la communauté urbaine de Lyon, d’une part, et des « acteurs privés » aux chefs d’entreprise et leurs représentants, d’autre part.