INTERACT donne à voir la volonté de réforme de l’action publique urbaine, par la « gouvernance », des membres de ce réseau. S’il s’agit alors d’une scène où différentes définitions de cette « gouvernance » coexistent, les élus et les agents de la communauté urbaine de Lyon y affichent malgré tout très clairement l’association très forte entre « gouvernance métropolitaine » et « développement économique » que leur institution opère.
Le terme « gouvernance » lui-même a plusieurs origines historiques. Il a « une histoire chargée » puisqu’il apparaît par intermittence dans la langue française depuis le XIIIème siècle 352 . À l’origine, il ne se distinguait pas du terme « gouvernement », au sens d’art et de manière de gouverner. C’est d’ailleurs avec ce sens qu’il passe en anglais au XIVème siècle avant de tomber progressivement en désuétude dans les deux langues. Certains spécialistes de l’histoire des idées considèrent que les origines des notions que recouvre ce terme se trouvent dans les conflits entre États européens autour de la question des empires d’outre-mer au XVIème siècle et notamment des réflexions concernant les modes de résolution de ces conflits 353 . Par la suite, « (…) la gouvernance [devient], aux XVIIème et XVIIIème siècles, un des éléments du débat relatif à l’équilibre entre les pouvoirs royaux et parlementaires. Et ce à une époque où la souveraineté du roi commence à devoir compter avec des principes nouveaux, d’où émergeront le droit des gens et l’idée de société civile. La gouvernance pourrait avoir conservé quelques traces de ces usages anciens. [Étymologiquement, il] s’agit de l’action de piloter quelque chose. Le gouvernail du navire est à l’origine de la métaphore, avec ses connotations : le choix d’un cap, mais aussi, les ajustements continus dans un contexte naturel souvent changeant » 354 . C’est, enfin, dans l’opposition progressive au terme « gouvernement » faisant référence au pouvoir et à l’autorité hiérarchique de l’État, que celui de « gouvernance » se précise. Au cours du XXème siècle, deux nouveaux usages émergent dans le monde anglo-saxon et viennent alimenter cette opposition. Dans l’économie d’entreprise, premièrement, la « gouvernance » sert à rendre compte du fonctionnement des entreprises désormais soumises aux flux-tendus et aux sous-traitances généralisées 355 . Dans l’analyse des décisions publiques, deuxièmement, la « gouvernance » sert à qualifier les modes d’action publique dès lors que leur pilotage est effectué par des institutions à la fois nationales, supranationales et infranationales avec des compétences et des capacités d’initiative fragmentées 356 . Dans les années 1990, les recours à ce terme augmentent dans de très nombreux pays. Le retour du terme « gouvernance » dans la langue française s’opère ainsi après un passage par la langue anglaise.
En 2001, les agents de la communauté urbaine de Lyon qui baptisent le programme européen INTERACT, qu’ils ont monté puis défendu devant la Commission Européenne et dont ils ont obtenu le pilotage, choisissent précisément de placer le terme « gouvernance » au cœur de la thématique qui donne son nom à ce réseau d’agglomérations : INTEgrated uRban governAnce for the City of Tomorrow. Le terme « gouvernance » leur semble en effet rendre compte des « bonnes pratiques innovantes » qu’ils cherchent à identifier et dont ils veulent favoriser le développement dans chaque agglomération membre du réseau pour résoudre ses problèmes de gouvernabilité. S’ils répondent alors à un appel d’offre lancé par la Commission Européenne dans le cadre du 5ème PCRD, ils inscrivent également leur réponse dans la ligne directe des réflexions qu’ils mènent déjà depuis quelques années avec d’autres agglomérations européennes. Par le biais d’INTERACT, les agents de la communauté urbaine perpétuent même une tradition de quête de « bonnes pratiques » fondée sur des échanges anciens entre agglomérations européennes. Ces acteurs lyonnais n’apparaissent pas demeurer passifs face à des injonctions à mettre en place des pratiques de « bonne gouvernance » qui émaneraient uniquement de l’extérieur. Les objectifs des agents de la communauté urbaine de Lyon et des membres de la Commission Européenne se font plutôt écho.
L’analyse de la mise en place et du fonctionnement de ce réseau permet ainsi de saisir certaines caractéristiques de la circulation d’un terme employé avant tout pour souligner une évolution radicale du « politique » (ou, en d’autres termes, une évolution des modes de régulation de l’action publique) et pour qualifier un ensemble de « bonnes pratiques » à développer pour gouverner une agglomération européenne. Par ailleurs, les recours au terme « gouvernance » par des membres de ce réseau, au sein duquel chercheurs et opérationnels collaborent, illustrent la manière avec laquelle un outil d’analyse des sciences sociales peut être érigé en outil de réforme et de légitimation de l’action publique locale.
Bernard CASSEN, « Le piège de la gouvernance », Le Monde Diplomatique, juin 2001, p.28.
Cf. Anthony PAGDEN, "La genèse de la 'gouvernance' et l'ordre mondial 'cosmopolitique' selon les Lumières", Revue Internationale des Sciences Sociales, n°155, mars 1998, pp.9-17.
Cf. GAUDIN, Pourquoi la gouvernance ?, op. cit., p.28.
Cf. notamment LORRAIN, "Administrer, gouverner, réguler", op. cit.
C’est plus précisément en Angleterre que la science politique utilise, la première, le terme « gouvernance » pour rendre compte des recompositions du pouvoir local. C’est donc dans un contexte singulier que s’opère le transfert de ce terme du domaine économique au domaine politique. À partir de 1979, le gouvernement de Margaret Thatcher met en place une vaste réforme visant à limiter le pouvoir des institutions locales considérées comme inefficaces et trop coûteuses, qui renforce la centralisation et privatise certains services publics, cf. notamment LE GALÈS, "Du gouvernement des villes à la gouvernance urbaine", op. cit., GAUDIN, Pourquoi la gouvernance ?, op. cit., ou encore JOUVE, La gouvernance urbaine en questions, op. cit.