Chapitre II. L’institutionnalisation d’un impératif métropolitain associant « gouvernance » et « développement économique »

Les acteurs lyonnais que nous avons rencontrés au cours de notre enquête se mobilisent pour améliorer le « développement économique » de Lyon. Il existe pourtant des écarts importants entre leurs discours fréquents sur la mondialisation de l’économie et leurs discours soulignant la nécessité de voir émerger des politiques locales de « développement économique » 449 . En effet, nous allons voir que la mondialisation économique est présentée, premièrement, comme un processus inéluctable et incontrôlable. Elle est présentée, ensuite, comme un facteur d’accroissement de la mobilité des acteurs désormais moins liés aux territoires où ils vivent ou exercent leur activité professionnelle (tout particulièrement les chefs d’entreprise qui disposent de possibilités accrues de choisir le territoire d’implantation de leur entreprise). Ces discours sur la mondialisation tendent ainsi à souligner l’incapacité à agir ainsi que l’inefficacité de l’action des acteurs locaux dans un contexte où les économies locales sont perçues comme avant tout déterminées par la conjoncture économique mondiale.

Pourquoi les élus et les agents de la communauté urbaine ainsi que les chefs d’entreprise et leurs représentants locaux lancent-ils, alors, des politiques dont ils attendent a priori peu de résultats directs tangibles ? Nous allons montrer, dans ce chapitre, que ces acteurs locaux sont mus par un impératif métropolitain que différents groupes participent à définir : en premier lieu, les chefs d’entreprise et, en second lieu, les élus et les agents de la communauté urbaine.

Le premier chapitre nous a en effet permis de remarquer que, depuis la fin du XIXème siècle, des acteurs lyonnais recourent à la notion de « métropole ». Le processus de « métropolisation » qu’ils appellent de leurs vœux doit d’abord leur permettre de faire reconnaître le niveau local comme un niveau de production de politiques publiques. Ils le considèrent, ensuite, comme un moyen de réformer les modes de régulation urbains. Enfin, à la fin des années 1990, dans le cadre d’un réseau européen, des élus et des agents communautaires affichent la « gouvernance économique métropolitaine » de l’institution intercommunale comme une « bonne pratique » pour résoudre les problèmes de gouvernabilité d’une telle agglomération. Nous allons nous pencher ici sur les processus qui conduisent ces acteurs locaux à associer ainsi étroitement impératif de « métropolisation », impératif de « développement économique » et impératif de « gouvernance », au point de les confondre.

Nous verrons que c’est l’addition des injonctions des chefs d’entreprise à celles des élus et des agents communautaires qui conduit à une telle association. Ces différents groupes d’acteurs, en lien avec leur histoire et de manière à défendre leurs intérêts, en viennent à obéir à cet impératif métropolitain qu’ils participent à construire et, ainsi, à s’engager dans des politiques économiques aux résultats (anticipés) peu assurés.

En outre, ces acteurs qui tentent de se mobiliser le font finalement tous autour d’une même institution : la communauté urbaine de Lyon 450 . Nous chercherons ainsi à comprendre pourquoi cette institution est affichée comme centrale ou, en d’autres termes, à identifier les processus qui amènent des groupes d’acteurs lyonnais divers, aux objectifs eux-aussi divers et de surcroît placés dans une situation de concurrence 451 , à se réunir paradoxalement autour d’une même institution locale, la communauté urbaine.

Enfin, s’ils sont tous mobilisés par la communauté urbaine de Lyon, quatre groupes participent à faire de la « gouvernance économique métropolitaine » un enjeu à Lyon, puis tentent de mettre en œuvre ce projet de réforme de l’action publique locale. L’ambition générale affichée est alors la même pour les quatre dispositifs qu’ils lancent : « fédérer les énergies et améliorer la performance globale de l’agglomération lyonnaise » 452 , « enclencher un formidable effet de levier à travers le travail en réseau avec des partenaires nombreux » 453 , « décloisonner les modes d’échanges entre acteurs locaux afin d’être plus compétitifs » 454 et « créer un lieu de débats entre deux mondes, celui des politiques et des entrepreneurs pour soutenir le rayonnement des entreprises lyonnaises » 455 . Cette ambition générale commune conduit ainsi malgré tout à la mise en œuvre de quatre dispositifs distincts 456 .

Un premier élément d’explication de ce processus de traduction d’une même ambition en dispositifs concrets distincts, est à trouver dans la constitution et l’histoire des groupes qui se mobilisent et initient ces dispositifs. Chacun d’entre eux s’appuie sur une acception de la « gouvernance économique métropolitaine » liée aux catégories d’acteurs qu’il entend réunir. En effet, s’ils visent tous à rassembler, à un moment ou à un autre, des élus et des agents de la communauté urbaine ainsi que des chefs d’entreprise et leurs représentants 457 , l’équilibre qu’ils recherchent entre ces catégories d’acteurs locaux n’est pas le même au sein de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’, de ‘Lyon, Métropole Innovante’, du ‘Pack’ et du ‘Lyen’. Les références explicites et implicites à la « gouvernance économique métropolitaine », dont le contenu diffère quand on l’observe de près, sont ainsi le reflet d’un impératif métropolitain qui connaît des traductions liées à la composition et à l’histoire de ces groupes d’acteurs ainsi qu’à la manière dont ceux-ci se perçoivent 458 . Ces groupes qui se présentent différemment lancent finalement des dispositifs de « gouvernance » aux contenus eux-aussi différents. Entre ces groupes apparaissent même des contradictions en termes d’objectifs poursuivis 459 . Ils formulent des traductions différentes d’une même ambition générale commune. La fréquence et l’importance de ces différences pèsent sur la capacité des acteurs locaux concernés à mettre en œuvre des actions pourtant précisément présentées comme « efficaces » car fondées sur le rassemblement d’acteurs divers autour d’objectifs dits « communs ».

‘« Comment puis-je démontrer qu'une stratégie co-construite est plus efficace qu'une stratégie décidée sans concertation avec les acteurs économiques ? On s'aperçoit que, quand on est même dans des petites structures, à partir du moment où vous partagez une stratégie avec l'ensemble des acteurs qui en font partie, ça fait partie des grandes analyses de la stratégie, une analyse qui est connue et partagée par l'ensemble des acteurs est déjà plus efficace. Il y a l'idée de se fixer un but commun, de se fixer des objectifs à atteindre. On aura décidé conjointement et on aura donné autorité à un certain nombre d'acteurs de décider sur l'opérationnel. Ce qui a été décidé communément c'est ça. Rien n'a été décidé, rien n'a été retenu en termes de priorité qui n'ait été amené… On a voté même, on a voté. On était là sur ce que pense le plus grand nombre et la représentation de la majorité. Donc la stratégie co-construite c'est pour nous une stratégie qui est beaucoup plus efficace que ce soit au niveau de l'entreprise ou que ce soit au niveau d'un territoire. Ça c'est vraiment l'élément fondamental pour nous dans de telles interventions, en termes de conseil. Il faut toujours co-construire avec les acteurs et que les gens s'approprient la stratégie. Alors s'approprier, ça pourrait dire ne pas co-construire mais la décider et faire après qu'ils s'approprient la stratégie. Là, co-construction, ça veut dire qu'il y a, non seulement au départ construction de quelque chose en commun mais aussi, de ce fait, appropriation » 460 .’

Dans ce deuxième chapitre, nous allons analyser l’émergence de discours sur la « gouvernance économique métropolitaine » à Lyon au prisme des trajectoires collectives des porteurs de ces discours et des initiateurs de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et du ‘Pack’, ainsi qu’au prisme du contexte dans lequel s’opère l’institutionnalisation d’une action économique portée par la communauté urbaine.

Nous reviendrons, en premier lieu, sur la composition de ces différents groupes ainsi que sur leur histoire, leurs intérêts à s’engager dans de tels dispositifs de réforme de l’action publique locale, leurs définitions de la « gouvernance économique métropolitaine » et ce qu’ils semblent en attendre (voir section I).

Nous analyserons, ensuite, comment les deux dispositifs principaux étudiés, qui soulignent de manière générale une « évolution du politique », sont utilisés pour mettre en place de nouvelles interventions intercommunales. Dans les années 1990, le « développement économique » devient en effet la priorité affichée de la communauté urbaine de Lyon 461 et sa DAEI (Délégation des affaires économiques et internationales) se transforme en « cheville ouvrière de l’internationalisation » de l’agglomération 462 . Il s’agit alors de comprendre comment les acteurs locaux mobilisés dans le cadre de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et du ‘Pack’ en viennent à imaginer l’institution intercoimmunale comme potentiellement consensuelle. L’articulation d’objectifs différents ne se fait pas naturellement, comme par magie. Elle est liée à la manière selon laquelle est opéré le transfert de la compétence économique des communes aux communautés urbaines, notamment aux types d’expertise mobilisés 463 par la DAEI pour définir ses modes d’intervention (voir section II).

L’impératif métropolitain, qui fait de la « gouvernance » le mot d’ordre commun des mobilisations opérées, entraîne la mise en place de dispositifs d’action distincts qui s’intègrent néanmoins dans les objectifs généraux du service économique de la communauté urbaine de Lyon. Les acteurs locaux mobilisés semblent alors croire à la « gouvernance économique métropolitaine » mais s’investissent aussi largement dans sa mise en scène comme pour faire en sorte de n’être pas les seuls à y croire. Le caractère de réforme en cours des dispositifs étudiés est nié. Pourtant, la « gouvernance économique métropolitaine », présentée comme un moyen d’action « efficace » utilisé par la communauté urbaine de Lyon, se transforme progressivement en objectif central de ces dispositifs. Ceux-ci sont avant tout des outils de transformation de l’action publique urbaine.

Notes
449.

Voir section I.

450.

Certains travaux de recherche ont mis en évidence, dans d’autres agglomérations notamment nord-américaines, l’émergence de mobilisations d’acteurs locaux pour développer de nouveaux échelons de gouvernement, notamment un ensemble de travaux portant sur le political rescaling (ou les changements d’échelle) qui rappellent que le territoire n’est pas un donné neutre existant par essence mais l’enjeu des relations qui se nouent entre acteurs locaux et qui le font exister : cf. par exemple Jamie GOUGH, "Changing scale as changing class relations : variety and contradiction in the politics of scale", Political Geography, n°23, 2004, pp.185-211 et Erik SWYNGEDOW, "The heart of the place : the resurrection of locality in an age of hyperspace", Geografiska Annaler, n°71 B, 1989, pp.31-42.

451.

Voir Chapitre I.

452.

Plaquette de présentation officielle, campagne de communication lancée en septembre 2004.

453.

« Grand Lyon. Pour une Métropole Technopolitaine », Plan d’actions technopole : compte rendu d’activité 1999/2000, pp.6/7.

454.

« Charte de l’entrepreneur », document signé par les membres du ‘Pack’ et présenté de manière officielle le 27 octobre 2003.

455.

Entretien avec l’enquêté n°14 : le directeur du Centre des Entrepreneurs de l’École de Management de Lyon à la fin des années 1990.

456.

Cette ambition générale qui s’avère commune est aussi mise en scène lors des rencontres respectives de ces groupes (comme nous l’avons souligné au tout début de l’introduction de ce travail) ou encore dans leurs documents de communication (voir le volume d’annexes de ce travail, notamment la brochure de présentation officielle de ‘Grand Lyon l’Esprit d’Entreprise’ intitulée : « Ce qui nous rassemble nous distingue »).

457.

Ceux-ci étant alors respectivement considérés comme des éléments et des représentants de la « société civile » (voir Partie II).

458.

Les traductions de l’impératif métropolitain qui incitent les acteurs à se mobiliser varient ainsi en fonction de leurs « répertoires d’action collective » construits sur la base d’une capacité d’invention limitée des groupes en fonction des ressources dont ils pensent disposer pour participer à l’action publique locale (cf. Charles TILLY, La France conteste de 1600 à nos jours, Paris, Fayard, 1986 et TILLY, "Les origines du répertoire de l'action collective en France et en Grande-Bretagne", op. cit.).

459.

Observées d’un point de vue global, certaines propositions des groupes apparaissent contradictoires. Néanmoins, du point de vue de chacun des acteurs, elles demeurent cohérentes. Ceux-ci ne retiennent en effet qu’une partie des propositions. Surtout, ils lisent ces dernières en ayant en tête l’histoire du groupe tel qu’il se perçoit, en ayant à l’esprit le « répertoire d’action collective » qu’il s’est construit (cf. TILLY, La France conteste de 1600 à nos jours, ibid. et, pour une présentation de la notion de « répertoire d’action collective », POLLET, "Analyse des politiques publiques et perspectives théoriques", op. cit. ). Nous nous penchons, dans un second temps, sur les contradictions qui existent également au sein de ces groupes (voir Partie II).

460.

Entretien avec l’enquêté n°15 : un consultant du cabinet de conseil aux entreprises et aux institutions publiques lyonnais Algoé, directeur du service conseil aux institutions publiques à la fin des années 1990, désormais directeur de ce cabinet de consultants.

461.

Le « développement économique » est affiché comme une priorité des mandats de Michel Noir, Raymond Barre et Gérard Collomb. Cet investissement progressif et encore relativement récent dans le domaine du « développement économique » n’est pas uniquement revendiqué par la communauté urbaine de Lyon mais par la majorité des structures intercommunales (cf. Bernard PERRIN, La coopération intercommunale, Paris, Berger-Levrault, 2001).

462.

Cf. GUÉRANGER et JOUVE, "De l'urbanisme à la maïeutique : permanence et recomposition des politiques urbaines à Lyon", op. cit.

463.

Ou, plus précisément, aux caractéristiques sociales des acteurs érigés en « experts » par les élus et les agents de la communauté urbaine (cf. DELMAS, "Pour une définition non positiviste de l'expertise", op. cit. et TRÉPOS, La sociologie de l'expertise, op. cit.).