Section I.  A chaque configuration d’acteurs ses propres injonctions à la « métropolisation » ?

En France, au cours des années 1980, l’émergence du thème de la compétitivité des territoires entraîne une évolution des agendas politiques locaux qui se caractérise par une nouvelle hiérarchisation des domaines d’intervention des acteurs locaux 464 . Le « développement économique », problème dont l’inscription sur les agendas politiques locaux se généralise elle aussi au début des années 1980, est alors considéré à la fois comme un élément central du niveau de compétitivité des territoires et comme une conséquence de cette dernière. La « métropolisation », ou encore l’internationalisation des agglomérations que cette dernière permet (c’est-à-dire la capacité des agglomérations à se faire reconnaître sur la scène internationale notamment en termes de potentiel économique), devient alors un enjeu local prioritaire 465 . Un certain nombre de travaux soulignent que cette évolution générale des agendas politiques locaux peut être analysée, de manière relativement macrosociologique, comme le fruit de la combinaison de différents facteurs : premièrement le recul de l’État-providence et l’accroissement du rôle du marché dans les secteurs qui lui sont traditionnellement liés qui imposent aux agglomérations d’attirer de plus en plus d’entreprises privées 466 , deuxièmement l’autonomisation d’un intérêt général local que les acteurs locaux entendent progressivement définir eux-mêmes 467 et, troisièmement, le choix de mener des « politiques attrape-tout » lui-même lié à la complexification sociale des villes (et, donc, à la volonté des élus de satisfaire un maximum de demandes émanant de groupes sociaux locaux nombreux et divers) 468 . Nous cherchons ici, pour notre part, à identifier les processus davantage microsociologiques qui conduisent les groupes d’acteurs lyonnais qui se mobilisent dans le cadre de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et du ‘Pack’ à porter cette évolution de l’agenda politique local lyonnais 469 .

À Lyon, à partir de la fin des années 1980, on observe en effet une « saturation » de discours sur l’internationalisation 470 . La « gouvernance » devient alors progressivement le mot d’ordre largement diffusé de mobilisations qui visent à améliorer le rayonnement international et donc le « développement économique » de Lyon (ou vice versa). Nous nous attachons ici à présenter les acteurs locaux qui participent à l’imposition progressive du rayonnement international comme priorité de l’action publique locale. Cette priorité est en effet reconnue par tous les acteurs rencontrés prenant part aux dispositifs que nous étudions. Le rayonnement international est alors mesuré par ces acteurs en fonction d’un degré de « métropolisation », sur la base de critères dits objectifs notamment axés sur des données économiques, selon une série de critères plus ou moins explicites de taille, de grands équipements urbains, de concentration de grandes entreprises puis de capacité à produire des actions portées par des acteurs divers. À partir des années 1990, l’accroissement du rayonnement international de Lyon est progressivement considéré comme étroitement lié à la mise en place d’un mode d’action publique singulier : la « gouvernance économique métropolitaine ». Dans un dossier produit par la communauté urbaine de Lyon intitulé « Où en est la métropole lyonnaise ? », une très large série d’indicateurs du niveau de « métropolisation » atteint par Lyon est ainsi passée en revue, notamment :

‘« Le poids démographique [...], la production de richesse [...], l’emploi [...], les entreprises [...], les fonctions métropolitaines [...] évaluées grâce au taux d’emplois supérieurs et à une enquête auprès des responsables des plus grandes entreprises européennes [...], mais aussi les armatures métropolitaines [c’est-à-dire] le système plus ou moins hiérarchique de régulation politique [...] » 471 .’

Ces discours font de la « gouvernance économique métropolitaine » un outil de réforme devant favoriser l’internationalisation de Lyon.

Or toute politique de réforme est « située » et historiquement « produite » 472 . ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et le ‘Pack’ sont ainsi le fruit de luttes entre différents groupes d’acteurs locaux. Dans cette section, nous proposons précisément de revenir sur les étapes qui ont conduit les chefs d’entreprise et leurs représentants locaux, mais aussi les élus et les agents de l’agence d’urbanisme puis de la communauté urbaine à progressivement imposer le rayonnement international fondé sur une « gouvernance économique métropolitaine » comme priorité de l’action publique locale 473 . L’internationalisation (et donc la « métropolisation ») n’est pas analysée ici comme un processus objectif ou nécessaire, mais plutôt comme le fruit de la mobilisation de différents groupes d’acteurs locaux.

Au sein des travaux sur l’internationalisation des villes, trois manières d’appréhender cette dernière peuvent être distinguées 474 . La première, objectivante, propose de mesurer le degré d’internationalisation atteint par les villes d’après leurs équipements, leurs fonctions et leurs réseaux 475 . La deuxième, déterministe, considère l’internationalisation comme une contrainte qui s’impose aux villes suite aux évolutions du marché économique 476 . La troisième, enfin, analyse l’internationalisation des villes, qui n’est alors pas inéluctable, comme le résultat d’interactions entre acteurs locaux 477 . Notre matériau nous incite à nous appuyer sur la troisième perspective pour souligner la manière selon laquelle les acteurs locaux construisent précisément une problématique du rayonnement international (qui se trouve être défini par ces acteurs de manière objectivante). L’appartenance institutionnelle des acteurs (ou, dans certains cas, leur absence de rattachement institutionnel) ainsi que la manière dont les différents groupes d’acteurs qui se mobilisent se présentent, permettent alors de commencer à saisir les différentes acceptions qu’ils donnent plus ou moins explicitement de la « gouvernance économique métropolitaine », même s’ils la considèrent tous comme une condition sine qua non pour améliorer le rayonnement international de Lyon.

Observer les acteurs lyonnais qui présentent le rayonnement international comme la priorité de l’action publique locale, conduit à souligner, qu’historiquement, les chefs d’entreprise et leurs représentants sont les initiateurs de cette hiérarchisation, même si d’autres acteurs prennent part à cette évolution de l’agenda politique lyonnais au sein d’institutions publiques locales telles que la communauté urbaine. Tous participent, quoiqu’il en soit, à l’imposition du rayonnement international comme finalité d’une action publique évaluée en fonction du degré de « métropolisation » de Lyon, atteint grâce à une capacité de mise en œuvre de pratiques de « gouvernance », notamment dans le domaine économique. Malgré tout, derrière cette volonté de réforme commune qui s’impose progressivement, les groupes d’acteurs mobilisés n’appellent pas toujours de leurs vœux le même type de coopération entre acteurs dits publics et privés.

Notes
464.

Cf. notamment LE GALÈS, Politique urbaine et développement local, Une comparaison franco-britannique, op. cit. Il nous semble néanmoins qu’il s’agit davantage d’une consolidation que d’une émergence de cette thématique (voir Chapitre I).

465.

Cf. Ibid., pp. 127 et suiv. et PINSON, "Projets de ville et gouvernance urbaine. Pluralisation des espaces politiques et recomposition d'une capacité d'action collective dans les villes européennes", op. cit.

466.

Cf. LE GALÈS, Le retour des villes européennes. Sociétés urbaines, mondialisation, gouvernement et gouvernance, op. cit.

467.

Cf. BORRAZ, Gouverner une ville. Besançon 1959-1989, op. cit.

468.

Cf. PINSON, "Projets de ville et gouvernance urbaine. Pluralisation des espaces politiques et recomposition d'une capacité d'action collective dans les villes européennes", op. cit. Cette remarque est le fruit d’une lecture finalement assez stratégiste et focalisée sur les élus sans qu’apparaisse clairement le rôle de ces derniers dans l’évolution de ces agendas locaux puis dans le lancement de dispositifs de réforme de l’action publique locale dans certaines agglomérations telles que Lyon.

469.

L’agglomération que nous étudions ne fait donc pas figure d’exception en termes de course à l’internationalisation ou encore de déclinaison de l’action publique locale à partir d’une priorité centrale : le « développement économique ». Certains acteurs locaux ont conscience de cette évolution généralisée des agendas politiques locaux et font d’ailleurs fréquemment référence à d’autres agglomérations réputées davantage internationalisées ou « métropolitaines », telles que Barcelone. De nombreuses visites ont d’ailleurs été organisées dans cette agglomération dont certains acteurs lyonnais souhaitent importer les modes d’action (Entretiens avec l’enquêté n°9 : un agent de la CCIL, directeur du service économique).

470.

Cf. BONNEVILLE, BUISSON, GRAEFF, MOLIN et ROUSIER, "Processus d'internationalisation des villes : Lyon, Grenoble, Saint-Étienne", op. cit., p.105. Ces auteurs, dont l’un, Jean-Loup Molin, devient par la suite le directeur adjoint de la DPSA, reviennent précisément sur la politique d’internationalisation de Lyon. Ce phénomène ne semble pas être propre à Lyon. Il a été étudié à Barcelone, Marseille et Turin, où le renforcement de l’attractivité internationale de la ville est également devenu un principe de définition des enjeux publics, cf. PINSON et VION, "L'internationalisation des villes comme objet d'expertise", op. cit. et VION, La constitution des enjeux internationaux dans le gouvernement des villes françaises (1947-1995), op. cit.

471.

« Où en est la métropole lyonnaise ? Quelques indicateurs », Dossier de l’axe de travail ‘Millénaire 3’ sur la Métropolisation, observation de la « Journée Prospective » du 8 juillet 2002.

472.

Cf. BEZES, "Aux origines des politiques de réforme administrative sous la Vème République : la construction du 'souci de soi de l'État'", op. cit. et BEZES, "Déconstruire la réforme de l'État", op. cit.

473.

Ce sont ainsi les évolutions des prises de position de différents groupes d’acteurs locaux ainsi que les interactions entre ces groupes qui rendent les dispositifs de réforme possibles (à l’image de ce que montrent Bruno DUMONS et Gilles POLLET à l’échelle nationale en ce qui concerne la mise en place des premiers dispositifs d’action publique concernant les retraites, cf. Bruno DUMONS et Gilles POLLET, L'État et les retraites. Genèse d'une politique, Paris, Belin, 1994). Comme nous l’avons vu dans le premier chapitre, dans le cas de Lyon, les acteurs mobilisés ne sont pas radicalement nouveaux, simplement de nouvelles coopérations sont mises en place. Notre propos s’écarte ainsi de celui de Gilles PINSON et Antoine VION qui soulignent, quant à eux, que l’internationalisation, dans les trois villes qu’ils étudient, est de plus en plus le fruit d’une production locale, cf. PINSON et VION, "L'internationalisation des villes comme objet d'expertise", ibid.

474.

Cf. PAYRE, "De l'importance d'être connecté. Réseaux de villes et gouvernements urbains : Lyon et Eurocités (1990-2005)", op. cit.

475.

Cf. Panayotis SOLDATOS, "Treize critères pour une ville internationale", dans Pierre DOMMERGUES et Nanin GARDIN (dir.), Les stratégies internationales des métropoles régionales, Paris, Syros, 1989.

476.

Cf. Bob JESSOP, "Towards a schumpeterian workfare state ? Prelaminary remarks on post-fordist political economy", Studies in political economy, n°40, 1993, pp.7-39

477.

Cf. PINSON et VION, "L'internationalisation des villes comme objet d'expertise", op. cit. et LE GALÈS, Le retour des villes européennes. Sociétés urbaines, mondialisation, gouvernement et gouvernance, op. cit.