b / La « gouvernance » selon l’agence d’urbanisme, la DPSA puis la DAEI

Comme la présentation du programme INTERACT nous a donné l’occasion de l’évoquer, parallèlement à ces discours des présidents de la structure intercommunale, se développent des discours sur la « gouvernance métropolitaine » tenus par certains agents intercommunaux. Les premières traces de ces discours sont en réalité antérieures aux discours des grands élus locaux et partiellement, au moins, extérieures à la communauté urbaine puisqu’elles émanent de l’agence d’urbanisme de Lyon 537 . Une série de travaux de recherche menés sur cette agence d’urbanisme 538 a montré que les études produites tout au long des années 1980, par cette dernière, incitent au développement d’une régulation de l’action publique locale fondée sur la coopération interinstitutionnelle entre acteurs locaux dits publics et privés à l’échelle de la RUL. Les injonctions à l’action collective en faveur de la « métropole » alors formulées sont ainsi « une critique systématique des dysfonctionnements liés, selon eux, aux pratiques de la gestion intercommunale traditionnelle » 539 . Les cadres de l’agence d’urbanisme essaient, en effet, d’acquérir une liberté de choix face aux études qu’ils produisent et aux méthodes qu’ils adoptent 540 . Travailler à l’échelle de la RUL et remettre en cause les pratiques intercommunales sont des moyens d’acquérir une certaine liberté face à une institution à laquelle ils demeurent fortement liés 541 .

En décembre 1997, Raymond Barre met en place une « mission prospective et stratégique » au sein de la communauté urbaine 542 . D’après les agents de ce service, l’objectif de sa mise en place est le suivant :

‘« L’idée, c’est que l’agglomération se dote d’un projet d’agglomération par le biais d’un exercice de stratégie territoriale de type nouveau, éloigné de la planification classique, avec la mise en place de nouveaux cadres de discussions et de négociations bien établies mais faisant intervenir de nouveaux interlocuteurs, collectifs ou individuels. L’objectif est double : tirer parti des capacités d’innovation des forces vives de la Cité, et assurer une adhésion aux politiques mises en œuvre. La mission a notamment en charge l’organisation d’un débat public visant à associer la société lyonnaise à la mise en place et à la définition du projet d’agglomération » 543 .’

Le directeur de cette mission, Patrick Lusson, est un ancien employé de la Fédération nationale des agences d’urbanisme (FNAU dont est membre l’agence d’urbanisme de Lyon). Il est chargé du transfert des missions de prospective jusqu’alors assurées par l’agence d’urbanisme, vers une « mission » cette fois véritablement interne à la communauté urbaine. Le positionnement de cette dernière sur une politique transversale implique néanmoins une situation périphérique par rapport aux services intercommunaux dits traditionnels que son ancrage géographique traduit bien : le nouveau service chargé de la « prospective » est placé à côté de l’Hôtel de Communauté dans un bâtiment distinct de la plupart des services centraux. Nous avons vu que c’est à ce service qu’est rattaché le programme INTERACT en 2001 mais aussi que les références des agents de ce service à l’outil « gouvernance » sont néanmoins bien antérieures à ce programme 544 . Si leur positionnement sur une politique transversale autorise les agents de la « mission prospective » puis de la DPSA à développer un point de vue critique sur les modes d’action des autres services intercommunaux, leur capacité de prise de distance est encore moins grande que celle des agents de l’agence d’urbanisme. Les discours sur la « gouvernance métropolitaine » qu’ils développent visent ainsi bien davantage à légitimer le rôle que peuvent ou doivent jouer les élus et les agents intercommunaux dans cette dernière 545 .

‘« Face au problème de fragmentation territoriale, Lyon cherche à s’adapter à une réalité en mouvement, en particulier à travers de nouvelles formes d’organisation basées sur le partenariat. L’enjeu pour le Grand Lyon est en effet important : cette institution possède des compétences stratégiques en matière d’aménagement et de développement, qui nécessitent une élaboration et une mise en oeuvre à une échelle territoriale adaptée » 546 .’

C’est finalement au sein du service « économique » de la communauté urbaine, la DAEI, que l’on trouve, à partir de la fin des années 1990, l’acception de la « gouvernance métropolitaine » la plus focalisée sur le rôle que la communauté urbaine peut, et même doit, jouer dans ce système de régulation dont l’objectif prioritaire est le « développement économique ». Les agents de la DAEI s’inspirent alors, dans un premier temps, des réflexions menées au sein de la CCIL et de l’Aderly autour de la thématique technopolitaine et, dans un deuxième temps, des débats lancés au sein de l’agence d’urbanisme dans le cadre des premières réunions de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ 547 . Un agent de la DAEI définit malgré tout la « métropolisation » comme suit :

‘« Pour moi, métropolisation, c’est une ville ou en tout cas une zone urbaine de taille suffisamment conséquente pour être une zone d’attraction de travailleurs, de fournisseurs du travail, de services, de loisirs, d’éducation. C’est l’attractivité qui fait que… Comment est-ce que je pourrais expliquer ça ? On a la taille critique pour attirer les gens à nous plutôt que de les faire partir ! [Ainsi,] une ville pour moi, ça correspond à une logique de territoire presque administratif, ça a une légitimité en zone rurale où c’est le bourg qui attire, on dit : c’est la ville… Et de ce point de vue la ville de la zone rurale ressemble beaucoup à l’agglomération de la zone urbaine, parce qu’il y a le même effet de concentration. Une métropole, pour moi, c’est quelque chose de beaucoup plus structuré qu’une agglomération. Une agglomération c’est comme si tous les éléments étaient là côte à côte mais qu’il n’y avait pas de maillage, quelque part. Pour moi la métropolisation c’est quand il y a du maillage et quand l’essentiel des services sollicités par les usagers de l’agglomération sont satisfaits dans l’agglomération. Pour moi c’est ça la métropole » 548 .’

La « gouvernance métropolitaine » est un cadre discursif qui permet, cette fois, de légitimer le rôle des agents de la communauté urbaine, notamment celui des « développeurs économiques » qui se présentent précisément comme jouant un rôle de « tisseurs de liens maillant le territoire » 549 .

Les groupes d’acteurs qui entendent développer une « gouvernance économique métropolitaine » à Lyon en font tous une méthode ou un mode d’action devant permettre d’accroître le rayonnement international de cette agglomération, comme un agent de la communauté urbaine le souligne dans la citation suivante :

‘« On a un focus prioritaire [pour faire de Lyon une grande métropole européenne], car ce qu’on cherche c’est un effet de levier, même marginal. Si on a un effet de levier c’est sur de la gouvernance […] » 550 .’

Dans les années 1990, non seulement le « développement économique » devient une priorité de l’agenda politique local lyonnais, mais les dispositifs d’intervention publique dans ce domaine, baptisés « dispositifs de gouvernance économique métropolitaine », sont aussi portés par la communauté urbaine. Pour autant, à la fin des années 1990, à Lyon, la communauté urbaine n’est pas la seule institution locale à revendiquer une évolution de ses modes de gouvernement vers une « gouvernance », loin s’en faut 551 . La close d’exclusivité implicite progressivement imposée par la communauté urbaine lorsque ses élus et ses agents revendiquent leur capacité et leur légitimité d’intervention par le biais de la « gouvernance économique métropolitaine », est loin d’être nominalement respectée par les autres institutions locales qui ont d’ailleurs, elles aussi, subi les conséquences de la décentralisation, de l’européanisation et de la globalisation économique. Ce qui nous intéresse ici, c’est néanmoins l’articulation qui est établie par de très nombreux acteurs locaux entre la « gouvernance », le « développement économique » local et la mise en place d’un « nouveau » niveau de régulation de l’action publique locale qui serait ainsi rendu légitime : la « métropole » à l’échelle de laquelle les élus et les agents de la communauté urbaine se proposent progressivement d’intervenir.

Des années 1960 aux années 1980, la communauté urbaine de Lyon est en effet créée puis les acteurs locaux se l’approprient. Ses élus et ses agents ne revendiquent pas encore la gestion de la « métropole » qui, lorsqu’il lui arrive d’être traduite en un territoire concret (plutôt que simplement selon des critères de disposition de fonctions telles que des équipements de transports ou des grands sièges d’entreprises), dépasse largement celui de la communauté urbaine comme dans le cadre de la RUL. Ce constat incite à se demander quels processus amènent progressivement certains de ces élus et de ces agents à placer la communauté urbaine au centre de la « gouvernance économique métropolitaine » 552 . Dans le cas de Lyon, l’échec de la RUL à s’imposer précisément comme institution « métropolitaine » de référence fournit déjà un premier élément d’explication, d’un phénomène de focalisation progressive de cette question « métropolitaine » autour de l’intercommunalité qui n’est néanmoins ni une exception lyonnaise, ni même une exception française 553 . Parallèlement, en interne à la communauté urbaine de Lyon cette fois, les différentes politiques intercommunales sont progressivement articulées autour de cet objectif de « gouvernance économique métropolitaine » qui devient ainsi à la fois une sorte de monopole de la communauté urbaine et l’élément central de la politique intercommunale générale.

Notes
537.

L’agence d’urbanisme a été créée en 1979. Elle est le fruit d’une prise de distance de l’ATURVIL par rapport à la Ville de Lyon. Il s’agit d’une structure partenariale qui associe l’État et les collectivités locales mais qui devient rapidement un instrument de planification et de prospective de la communauté urbaine.

538.

Cf. BARDET (dir.), "Institution des expertises urbaines dans la construction de l'action publique. Retour sur la métamorphose urbaine lyonnaise depuis les années 1960", op. cit., notamment les contributions de Gilles BENTAYOU et de Marcus ZEPF.

539.

Cf. BEN MABROUK, "L'idéologie de la métropolisation dans les politiques territoriales urbaines", op. cit., p.5.

540.

Le positionnement délicat de l’agence d’urbanisme est encore perceptible aujourd’hui (voir Chapitre IV).

541.

Symboliquement, il est à noter que les bâtiments de l’agence d’urbanisme de Lyon sont situés juste à côté de ceux des services centraux de la communauté urbaine de Lyon. La lecture de la « métropolisation » que développe alors l’agence d’urbanisme est, elle aussi, objectivante. Bien qu’antérieure au lancement de programmes de recherche nationaux par la DATAR à la fin des années 1980 (cf. BONNEVILLE, BUISSON, GRAEFF, MOLIN et ROUSIER, "Processus d'internationalisation des villes : Lyon, Grenoble, Saint-Étienne", op. cit.), la lecture de la « métropolisation » de l’agence d’urbanisme de Lyon est en adéquation avec la majorité des rapports et des études d’expertise produits au niveau national (cf. PINSON et VION, "L'internationalisation des villes comme objet d'expertise", op. cit., notamment p.89).

542.

Pour rappel : cette « mission prospective et stratégique » devient ensuite, sous le mandat de Gérard Collomb, la DPSA (Direction de la prospective et de la stratégie d’agglomération).

543.

Chronologie des « Mutations des systèmes de gouvernance » sur le site ‘Millénaire 3’, p.15 (http://www.millenaire3.com, document présenté dans le volume d’annexes de ce travail).

544.

Ce service a notamment mis en place le programme ‘Millénaire 3’ dans le cadre duquel des réflexions sur la « métropolisation » ont été lancées avec, comme nous avons déjà eu l’occasion de le souligner, une lecture objectivante de ce phénomène appuyée sur des coopérations étroites avec certains chercheurs de l’Institut d’Urbanisme amenés à présenter leurs travaux aux agents de la DPSA (notamment Paul BOINO).

545.

Cf. BEN MABROUK, "L'idéologie de la métropolisation dans les politiques territoriales urbaines", « Idéologie métropolisation », op. cit.

546.

Si nous avons pu constater, notamment dans le cadre du programme INTERACT, que les agents de la DPSA ne cherchent pas particulièrement à cacher les difficultés rencontrées par la communauté urbaine, l’ensemble de leurs réflexions se focalise sur les moyens d’accroître les capacités d’action de cette structure (« La métropole lyonnaise face à la mondialisation : enjeux et démarche stratégique », rapport réalisé pour la DPSA par Laurent LABORDE-TASTET, décembre 2003).

547.

Voir Chapitre IV.

548.

Entretiens avec l’enquêté n°6 : un agent de la communauté urbaine de Lyon rattaché à la DAEI, chargé de mission « veille économique ».

549.

Manière qu’ont les agents de la DAEI de se nommer entre eux et de définir leur mission (voir Chapitre IV). La « gouvernance » de la DAEI, semble ainsi faire directement écho à l’émergence de la notion de « projet » dans de nombreuses agglomérations européennes (cf. PINSON, "Projets de ville et gouvernance urbaine. Pluralisation des espaces politiques et recomposition d'une capacité d'action collective dans les villes européennes", op. cit.). Gilles PINSON analyse le « projet » comme un nouvel instrument d’action publique davantage pluraliste qui doit permettre de répondre à la complexification sociale des villes.

550.

Entretien avec l’enquêté n°11 : un agent de la communauté urbaine de Lyon rattaché à la DAEI, chargé de mission « bio-technologies et technologies de l’information ».

551.

Il suffit, pour s’en convaincre, de visiter les sites internet des autres institutions locales : http://www.lyon.fr, http://www.cr-rhone-alpes.fr et http://www.rhone.fr.

552.

À ce titre, d’après certains travaux, bien que cherchant à affirmer son autonomie, l’agence d’urbanisme de Lyon participe, à partir des années 1990, au développement d’une problématique « métropolitaine » axée sur le rôle que la communauté urbaine peut et doit jouer à cette échelle. Cet élément conduit certains chercheurs à considérer que, malgré ses statuts scellant une coopération entre l’État et les collectivités locales et malgré la volonté de ses agents de s’autonomiser, l’agence d’urbanisme de Lyon est avant tout l’agence de la communauté urbaine de Lyon (cf. Taoufik BEN MABROUK, "L'ambition métropolitaine lyonnaise. De l'ancien projet d'agglomération de l'État aux conceptions managériales du développement local", Les annales de la recherche urbaine, n°80-81, décembre 1998, pp.129-135).

553.

Cf. NÉGRIER, La question métropolitaine. Les politiques à l'épreuve du changement d'échelle territoriale, op. cit. notamment la première partie de cet ouvrage).