Section II. Quand la communauté urbaine s’approprie un domaine d’action

Les lois de décentralisation ont invité les pouvoirs publics locaux à se saisir de nouvelles compétences. Ainsi la communauté urbaine de Lyon s’est-elle appropriée un champ du « développement économique » délégué par les communes dans le cadre de la loi ATR de 1992, pour progressivement en faire un domaine d’action prioritaire. Néanmoins, cette institution locale avait investi ce domaine économique bien avant cette loi de 1992. En outre, la mise en place d’un service « développement économique » et des premiers dispositifs d’action économique intercommunaux d’envergure ne date que de la fin des années 1990. Le cadre légal de l’action publique est donc loin de fournir à cette institution une légitimité nécessaire ou, a contrario, suffisante pour qu’elle agisse. Nous avons évoqué (à la fin de la section I), le fait que la communauté urbaine n’est pas la seule institution locale à revendiquer une évolution de ses modes de gouvernement vers une forme de « gouvernance ». Nous revenons ici précisément sur l’articulation malgré tout progressivement établie par de nombreux acteurs locaux entre cette évolution et la mise en place d’un « nouveau » niveau de régulation de l’action publique dans le domaine économique, la « métropole », à l’échelle de laquelle interviendrait la communauté urbaine avant tout de manière à favoriser le « développement économique » local. La loi de 1992, bien que centrale, n’est qu’une étape de cette articulation.

L’objectif de cette section est ainsi, plus globalement, de revenir sur le processus qui a permis de définir la compétence économique intercommunale telle qu’elle vise à être exercée aujourd’hui à Lyon. Ce processus de définition de l’intervention économique intercommunale a notamment, en premier lieu, été conditionné par le contexte dans lequel s’est opéré le transfert de la compétence économique des communes aux communautés urbaines. Au moment où les communautés urbaines obtiennent officiellement cette compétence se pose, en effet, dans un contexte de concurrence entre institutions et acteurs locaux, la question de savoir comment elles vont parvenir à s’imposer comme un acteur important dans ce domaine ou, en d’autres termes, se pose la question de la légitimation de leur action économique. La perspective choisie ici permet de mettre en lumière certains attendus de crédibilisation de l’action, de légitimation des acteurs, voire des institutions, que les énonciateurs investissent dans les productions discursives sur le thème de la « gouvernance », ainsi que dans les dispositifs d’action concrets censés incarner cette dernière.

Notre questionnement, à dessein très concret, peut finalement être formulé comme suit : quels sont les processus mis en œuvre par les agents, les élus, voire certains chefs d’entreprise et leurs représentants locaux, pour légitimer l’intervention économique de la communauté urbaine de Lyon 554  ? La « gouvernance » permet à ces acteurs locaux de qualifier la place et le rôle de la communauté urbaine au cœur d’un système d’acteurs « métropolitains ». Ces acteurs locaux donnent alors du sens à un échelon en indiquant que le système institutionnel le régulant va intervenir sur la base d’actions collectives dans le domaine économique. Cet échelon n’est donc pas légitimé en faisant référence à une « identité territoriale » préexistante qui permettrait de caractériser la population habitant son territoire juridique, mais en référence au rôle que ce système institutionnel peut jouer dans le « développement économique » local 555 .

Les dispositifs étudiés apparaissent dès lors comme un outil de légitimation des interventions de la communauté urbaine. Pour accroître leur légitimité d’intervention dans l’action publique locale, élus et agents de la communauté urbaine auraient ainsi choisi d’afficher un « nouveau » mode d’action fondé sur la participation de la « société civile », la « gouvernance », en s’appuyant pour cela sur l’expertise 556 économique intercommunale progressivement mise en place. Notre travail de science politique ne nous permet pas de discuter les fondements économiques des bilans des acteurs locaux dressant les principales évolutions du système productif local, sur lesquels ils fondent la définition progressive d’une action économique à l’échelle intercommunale. Nous nous penchons, en revanche, sur les étapes de production de ces bilans (notamment sur les caractéristiques des experts mobilisés pour produire ces bilans) ainsi que sur les étapes de traduction de ces derniers en actions à mener et en modes d’action à développer. L’analyse des types d’expertise alors mobilisés nous permet de saisir comment l’action économique intercommunale est progressivement définie et pourquoi elle est considérée comme un instrument de « développement économique » 557 .

En d'autres termes, nous nous penchons ici sur la structuration progressive d’un pôle d’action économique au sein de la communauté urbaine de Lyon, de manière à montrer que le travail de légitimation de ce dernier s’appuie sur des recours de plus en plus fréquents à la « gouvernance ». Ces recours doivent permettre de souligner l’originalité et l’efficacité des interventions du pôle économique intercommunal. Comme l’affirment eux-mêmes certains acteurs, la « gouvernance » et les dispositifs qui visent à la mettre en œuvre jouent alors un rôle fondamental de labellisation :

‘« [‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise] labellise [des relations entre les acteurs locaux] ! Ce n’est pas une boîte d’innovation, hein, [‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise]. C’est pas une boîte à idées nouvelles. C’est plutôt un comité de labellisation » 558 .’

Nous étudions, ici, la genèse de l’action économique intercommunale de manière à préciser le rôle de la loi ATR dans sa mise en place. Nous nous attachons d’abord à souligner une capacité de réforme du droit limitée. Nous montrons ensuite que la communauté urbaine s’appuie sur des « experts scientifiques », des « technocrates experts » et des « experts expérimentés » pour tenter de combler les failles d’une légitimité juridique limitée. Nous présentons enfin les caractéristiques générales des dispositifs économiques que nous étudions.

Notes
554.

Nous abordons, dans un deuxième temps, la seconde dimension de ce questionnement : quelles sont les modalités concrètes –les techniques et les effets– de la légitimation attendue de l’action publique intercommunale dans le domaine économique ? Voir Partie II.

555.

Il y aurait ainsi tentative de « métropolisation fonctionnelle ». Cf. QUERMONNE, "Vers un régionalisme 'fonctionnel' ?", op. cit. : cet auteur, loin de l’approche constructiviste de Pierre BOURDIEU insistant sur le travail de création de leurs territoires d’intervention par les institutions publiques (cf. BOURDIEU, "L'identité et la représentation. Éléments pour une réflexion critique sur l'idée de région", op. cit.), souligne que la mise en place des régions françaises se fait en réponse à des évolutions du système productif français. Nous revenons, ici, sur les étapes de la construction de discours qui présentent précisément la mise en place d’une action économique intercommunale comme une réponse aux évolutions du système productif local.

556.

Pour rappel : la notion d’expertise est envisagée ici comme une situation, comme un construit et non comme un statut professionnel déterminé objectivable, cf. TRÉPOS, La sociologie de l'expertise, op. cit.

557.

Cf. Philippe VEITL, "Faire une autre France. La politique de régionalisation d'Étienne Clémentel à la fin de la première guerre mondiale", dans Bernard JOUVE, Vincent SPENLEHAUER et Philippe WARIN (dir.), La région, laboratoire politique. Une radioscopie de Rhône-Alpes, Paris, La Découverte, coll. "Recherches", 2001, pp.97-112 : cet auteur montre que la politique de régionalisation menée au début du XXème siècle est pensée comme un instrument d’industrialisation en référence à une série de travaux scientifiques qui accordent une place importante à l’État dans le « développement économique ».

558.

Entretien avec l’enquêté n°8 : un agent de la communauté urbaine de Lyon rattaché à la DAEI, directeur de service depuis 1998.