a / La décentralisation entérinée ? Avant 1992, une « 13ème compétence » exercée dans la clandestinité

Le 6 février 1992, la loi relative à l'Administration territoriale de la République (ATR), dite loi Joxe, accorde aux communautés urbaines la possibilité de se voir transférer la compétence économique par leurs communes membres.

La loi relative à l’Administration territoriale de la République de 1992 est votée dix ans après les premières lois de décentralisation qui sont restées muettes sur l’intercommunalité. Elle augmente le poids des préfets. Néanmoins, la concurrence entre institutions locales demeure grande 563 . Dans le Titre III (« De la coopération locale »), de cette loi d’orientation n° 92-125 publiée au J.O. du 8 février 1992, il est indiqué que les structures intercommunales des agglomérations de plus de 20 000 habitants :
« [ont] pour objet d’associer des communes au sein d’un périmètre de solidarité urbaine en vue du développement concerté de l’agglomération. À ce titre, [elles] exerce[nt] de plein droit aux lieu et place des communes membres, pour la conduite d’actions d’intérêt communautaire, les compétences ainsi que les règlements y afférents relevant de chacun des deux groupes suivants :
- Aménagement de l’espace : schéma directeur, schéma de secteur, charte intercommunale de développement et d’aménagement, élaboration des programmes locaux de l’habitat
[…], création et aménagement de zones d’aménagement concertées
- Actions de développement économique, création et équipement des zones d’activité industrielle, tertiaire, artisanale, touristique, portuaire ou aéronautique
 » 564 .

La manière très générale selon laquelle cette loi est formulée souligne alors l’important travail de traduction des acteurs locaux visés par ce cadre légal qui prend acte de la prise en charge de questions économiques par les communautés urbaines autant qu’il favorise cette prise en charge 565 . La légitimité juridique n’apparaît ici ni nécessaire (dans un premier temps), ni suffisante (dans un second temps).

Les réformateurs du milieu des années 1960 ont pris la décision de ne pas accorder la compétence économique aux communautés urbaines. La communauté urbaine de Lyon se trouve ainsi dans une position particulière puisque aucune des interventions que lancent ses élus et ses agents dans ce domaine n’est encadrée par un cadre légal avant les années 1990 566 . En outre, comme le souligne la citation suivante, même après 1992, le contexte d’intervention de la communauté urbaine dans le domaine économique est considéré localement comme un « capharnaüm » :

‘« Elle fonctionne par strates la communauté urbaine. Il y a une première strate, qui est la strate de la création de la communauté urbaine, autour de la mutualisation des services urbains. Et là, on a le niveau communautaire, on a le niveau de ce qu’on appelle les subdivisions territoriales […]. Cette première couche c’était : voirie, eau, assainissement, ordures ménagères auxquelles on a ajouté la propreté qui, a priori, enfin, qui n’était pas prévue par la loi de 1966. […] La deuxième couche, c’est celle qui est venue avec la décentralisation de 82/83, sur l’urbanisme et l’aménagement. […] Là on a créé, en plus de ce qui existait, on a créé ce qui est maintenant le DGDU [Direction générale du développement urbain]. Et là, bon, le DGDU a aussi une couverture territoriale, avec ses urbanistes territoriaux qui sont divisés en 5 ou 6 zones : il y a le centre, après il y a Villeurbanne, après il y a le Nord, l’Est, l’Ouest et le Sud. […] Enfin, est arrivée la troisième couche après la loi ATR de 1992, c’est-à-dire le développement économique... Bon, il y a moins de territorialisation, […] c’est plus global […]. Avec, dans tous ces domaines, je dirais, malgré la loi, la persistance d’un capharnaüm extraordinaire ! Théoriquement, lorsque la communauté urbaine prend une compétence, les communes doivent l’abandonner ! Ça, c’est la théorie. Parce que nous ne sommes pas une collectivité territoriale, nous sommes un établissement public. Et donc, il n’y a pas le principe d’universalité. […] Alors théoriquement, on ne peut s’occuper, que de ce que nous demande de faire la loi ou de ce que les communes sont d’accord de nous donner, pas à l’unanimité mais presque : hein, à la majorité qualifiée etc. Et théoriquement, si elles nous donnent quelque chose, elles ne doivent plus le faire. Donc le fait aujourd’hui que dans les communes il y ait des services de développement économique, c’est illégal ! Théoriquement… Le préfet n’a jamais rien dit… Bon ! Donc dans le cadre de la loi Chevènement, on est en train de repasser un peu au peigne fin tout ce qu’on fait pour essayer de dire aux élus : bon, légalement, juridiquement, il y a des problèmes ! […] Ce qui veut dire qu’aujourd’hui, en réalité, la communauté urbaine ne fonctionne que sur la base de…, pas sur la base de l’unanimité totale, mais en tout cas sur la base de l’accord avec les communes (et avec les élus) sur lesquelles les projets de la communauté doivent se faire » 567 .’

Un certain flou caractériserait donc la définition des compétences de structures telles que la communauté urbaine de Lyon ainsi que les territoires sur lesquels celles-ci sont censées intervenir. En outre, la compétence économique est une compétence relativement récente de la communauté urbaine de Lyon qui s’est structurée d’abord et avant tout autour des services « urbains », puis de l’« aménagement » 568 .

Il existe, néanmoins, une réflexion et une action économique intercommunale portée par les services urbains dès les années 1970 569 . Depuis l’origine, les élus et les agents de la communauté urbaine se penchent sur les questions de « développement économique ». À la fin des années 1970, les questions traitées par la « commission des activités économiques, industrielles et commerciales » concernent ainsi avant tout des questions immobilières 570 . C’est précisément par l’immobilier d’entreprise, que la communauté urbaine commence à mettre en place une politique économique intercommunale. Plus précisément, à l’origine, la politique économique de la communauté urbaine est considérée avant tout comme une politique de construction de grands équipements. Elle se focalise ensuite rapidement sur les questions d’immobilier d’entreprise et vise alors en priorité le financement et l’aménagement de zones industrielles 571 .

Le « développement économique » est donc une problématique à laquelle certains élus et agents de la communauté urbaine de Lyon s’intéressent bien avant 1992. Des « commissions économiques » réunissent une dizaine d’élus intercommunaux plusieurs fois par an de 1977 à 1980 572 . À partir des années 1980, apparaît même une « mission économique ». Ce petit service en termes de moyens d’action dispose, malgré tout, d’un personnel et d’un budget propres 573 . Certes, malgré la volonté explicite de quelques élus intercommunaux de voir la communauté urbaine investir le champ du soutien à l’emploi et à l’activité des entreprises locales 574 , les thématiques abordées lors de ces « commissions économiques » sont fortement liées à l’urbanisme, notamment à des questions d’habitat, et restent donc très proches des domaines d’intervention légaux initiaux de la communauté urbaine. L’action économique est abordée à partir des seuls outils dont dispose la communauté urbaine à cette époque. Ainsi la « mission économique » est-elle rattachée au service de l’« aménagement urbain » et gère uniquement des dossiers liés à l’aménagement physique des zones d’activité économique de l’agglomération.

Lorsque la loi ATR du 6 février 1992 est votée, le « développement économique » est une problématique dont s’est saisie la communauté urbaine de Lyon depuis déjà 15 ans. La communauté urbaine n’attend alors pas que l’État fixe les limites de ses domaines d’intervention. Cette institution semble au contraire avoir été, dès l’origine, portée par une logique de captation de compétences 575 . La réforme impulsée par l’État avec la loi ATR de 1992 n’a pas en soi tout inventé, ni même modifié. La légitimité juridique qu’accorde la loi ATR de 1992 aux communauté urbaines est en effet insuffisante, en elle-même, au renforcement d’une action publique dans le domaine économique, comme l’indique la lente mise en place du service « développement économique » de la communauté urbaine de Lyon.

Notes
563.

Cf. BEZES, "Déconstruire la réforme de l'État", op. cit., p. 20. Voir également Chapitre I.

564.

« Loi d’orientation n°92-125 du 6 février 1992 relative à l’administration territoriale de la République », Journal Officiel, n°33, 8 février 1992, p.19. Cf. Rémy LE SAOUT, "L'intercommunalité comme enjeu politique. L'examen de la loi ATR au Parlement", dans Rémy LE SAOUT (dir.), L'intercommunalité. Logiques nationales et enjeux locaux, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 1997, pp.85-106.

565.

Nous revenons ainsi sur le processus de « formalisation » de la réforme étudiée (cf. Bernard LACROIX et Jacques LAGROYE (dir.), Le président de la République : usages et genèses d'une institution, Paris, Presses de la FNSP, 1992). Nous questionnons la capacité réformatrice du droit (cf. Jacques CAILLOSSE, Denys DE BECHILLON et Didier RENARD (dir.), L'analyse des politiques publiques aux prises avec le droit, Paris, L.G.D.J., coll. "Droit et société", 2000) en étudiant le travail de traduction des textes produits nationalement par les acteurs locaux visés (cf. DESAGE, Le consensus communautaire contre l'intégration intercommunale. Séquences et dynamiques d'institutionnalisation de la communauté urbaine de Lille (1964-2003), op. cit.).

566.

Les communautés urbaines tentent ainsi tout au long des années 1970 et 1980 d’obtenir cette « 13 ème compétence » (cf. Jacques LAJOUS, "Les communautés urbaines à l'usage du temps", Diagonale, n°83, 1990, pp.20-31), alors même que : « Cette question du développement économique est (…) au cœur de l’exposé des motifs du projet de loi de 1966 » (cf. BARDET et JOUVE, "Entreprise politique et territoire à Lyon", op. cit.).

567.

Entretiens et discussions avec l’enquêté n°5 : un agent de la communauté urbaine de Lyon rattaché à la DPSA, directeur de service de 1998 à 2004.

568.

Tout comme ses homologues : cf. DESAGE, Le consensus communautaire contre l'intégration intercommunale. Séquences et dynamiques d'institutionnalisation de la communauté urbaine de Lille (1964-2003), op. cit., SORBETS, "Le pouvoir d'agglomération en France : projections centrales et écran local", op. cit. ou encore BARAIZE et NÉGRIER (dir.), L'invention politique de l'agglomération, op. cit.

569.

Cf. Fabrice BARDET, Observatoires et nouvelles pratiques de gouvernement, Mémoire de DEA de science politique, Grenoble, Université Pierre Mendès France / IEP de Grenoble, septembre 1994.

570.

La « commission des activités économiques, industrielles et commerciales » est composée d’une quinzaine d’élus communautaires. Y assistent, également, les maires des communes concernées par les dossiers en cours et certains adjoints au maire de Lyon, dont Jacques Moulinier à partir de 1979, cf. Infra (ACU 1796 W 001, carton intitulé : Réunions commission économique 1977, ACU 1796 W 003, carton intitulé : Réunions commission économique 1978, ACU 1796 W 004, carton intitulé : Réunions commission économique 1979, ACU 1796 W 006, carton intitulé : Réunions commission économique 1980).

571.

Cf. Sylvie BIAREZ et Pierre KUKAWKA, "Les grandes villes et l'intervention économique : Saint-Étienne et la communauté urbaine de Lyon", Rapport de recherche du CERAT, Grenoble, 1983. Ces tendances générales se retrouvent nettement dans les archives de la DAEI que nous avons pu consulter. Voir Chapitre IV.

572.

ACU 1796 W 001, carton intitulé : Réunions commission économique 1977, ACU 1796 W 003, carton intitulé : Réunions commission économique 1978, ACU 1796 W 004, carton intitulé : Réunions commission économique 1979 et ACU 1796 W 006, carton intitulé : Réunions commission économique 1980. 1979 a précisément été identifiée par certains chercheurs comme l’année à partir de laquelle la question du « développement économique » émerge dans les débats qui ont lieu au sein des communes françaises (cf. KUKAWKA et LORRAIN, "Quinze municipalités et l'économie", op. cit.). Les élus de la communauté urbaine de Lyon se seraient ainsi saisis de cette question avant même que certains maires et leurs équipes communales ne la perçoivent comme relevant du champ de l’action publique locale. Il y a néanmoins très peu de traces de ces « commissions économiques » dans les archives de la communauté urbaine pour les années qui suivent (voir Chapitre IV).

573.

ACU, pochette intitulée : Organigrammes communautaires, 1969-2003.

574.

ACU 1796 W 004, carton intitulé : Réunions commission économique 1979, « Compte rendu de la commission économique du 4 décembre 1979 ».

575.

Ce type de tentatives de captation de compétences a déjà été analysé en ce qui concerne les communes et les régions, cf. respectivement DUMONS et POLLET, "Espaces politiques et gouvernements municipaux dans la France de la IIIème République. Éclairage sur la sociogenèse de l'État contemporain", op. cit. et Romain PASQUIER, "Modèles régionaux d'action collective et négociation de l'action publique en France : une comparaison Bretagne / Centre", dans Pascale LABORIER et Danny TROM (dir.), Historicités de l'action publique, Paris, PUF, 2003.