c / Le recours à des « experts expérimentés »

L’affichage d’une ouverture des modes de prise de décision de la communauté urbaine dans ce qui constitue un nouveau domaine d’action pour cette institution, incite à penser que la mise en place de dispositifs de « développement économique » conduit à l’émergence d’un type d’expertise spécifique s’inscrivant dans une continuité avec des tentatives répétées de diversification des expertises techniciennes 639 . De fait, les réflexions des groupes de travail des dispositifs étudiés donnent à voir un recours croissant aux estimations d’« experts expérimentés ». La mise en place d’une action économique à l’échelon intercommunal s’est, en effet, progressivement accompagnée d’une volonté de réunir des acteurs locaux dits économiques invités à formuler des objectifs dits communs sur la base de leurs expériences de chefs d’entreprise. Le lancement du dispositif ‘Grand Lyon, l’esprit d’entreprise’ met alors en lumière le poids de la décentralisation sur une tentative de diversification des expertises urbaines qui conduit à associer étroitement l’« expertise technocratique » de la communauté urbaine, l’« expertise scientifique » de chercheurs académiques et l’expérience des chefs d’entreprise locaux et de leurs représentants. Cette articulation, non-exempte d’une forme de mise en concurrence de ces différentes expertises, évolue à Lyon au profit des « experts expérimentés », c’est-à-dire des chefs d’entreprise et de leurs représentants.

À la fin des années 1990, un nouveau type d’experts est donc mobilisé pour définir la politique économique locale. ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ vise à associer compétences des agents de l’agence d’urbanisme (dont les responsables de l’OPALE) puis de la communauté urbaine (qui mobilisent des travaux de chercheurs) et compétences des acteurs dits économiques. Ces derniers sont mobilisés pour leur expérience de chefs d’entreprise ainsi que pour leurs réseaux relationnels, voire leur capacité à représenter les chefs d’entreprise locaux. Un type particulier d’expertise émerge, fondé sur l’expérience et le relationnel plus que sur la capacité à produire (ou présenter) des données économiques et plus que sur la connaissance scientifique.

La première phase de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ (de 1997 à 2001 640 ) consiste ainsi en une large consultation des chefs d’entreprise locaux. Les 8 600 questionnaires envoyés 641 et les entretiens réalisés auprès de 150 dirigeants portent sur la description de l’entreprise et de son activité, la perception de l’environnement, les attentes par rapport au territoire, etc. Plus précisément, d’après un rapport d’étape du SDE publié en 2001 :

‘« Leitmotiv du SDE, la consultation s’est déroulée en deux temps, outre les séances techniques de travail et les comités de pilotage : * Entretiens en face à face avec 148 chefs d’entreprise sur la base des 18 filières recensées par le SDE afin que tous les secteurs lyonnais soient représentés. Sur chaque filière, le panel interrogé comprenait des entreprises de taille différentes, mais aussi implantées sur des marchés distincts (mature, innovant, etc.) afin de bien cerner le spectre du secteur considéré * Questionnaires approfondis adressés par voie postale à un large panel d’entreprises de l’aire urbaine directement concernées par le SDE […]. Les principales rubriques : Description de l’entreprise, Clientèle, Activités, Dynamique concurrentielle, International, Ressources humaines, Ressources technologiques et innovation, Descriptif industriel, Perception du potentiel de Lyon et de Rhône-Alpes, Attentes et actions envisageables, Indicateurs chiffrés concernant l’entreprise […] Une grande attention a également été portée aux diverses remarques formulées par les répondants, à la fin de l’enquête » 642 .’

Les données produites par l’OPALE (ainsi que par la CCIL) sont avant tout mobilisées pour évaluer le poids économique de l’aire urbaine de Lyon. Elles servent de base de réflexion pour les chefs d’entreprise et leurs représentants réunis en groupes de travail. Ces données permettent avant tout d’établir une liste d’évolutions susceptibles d’affecter l’activité économique de l’aire urbaine de Lyon. Les acteurs dits économiques sélectionnés, promus experts du monde de l’entreprise, sont ensuite invités, dans le cadre de groupes de travail réunis à l’agence d’urbanisme, à se prononcer sur la pertinence de ces évolutions potentielles, classées selon leur probabilité, et à discuter de l’espace géographique « pertinent » sur lequel intervenir pour limiter les risques encourus par l’économie locale. Ils suggèrent que l’action économique « métropolitaine » portée par la communauté urbaine de Lyon doit pouvoir concerner à la fois des zones plus restreintes et des zones plus vastes que son territoire juridique, selon les besoins spécifiques des entreprises locales 643 .

Mise en place au 1er janvier 2003, la TPU (Taxe professionnelle unique) ouvre, ensuite, une nouvelle phase de décentralisation que nous qualifions de libéralisation des modes d’action publique locaux. Elle accentue, en effet, la dépendance entre l’institution intercommunale et les entreprises locales.

La loi du 12 juillet 1999 détermine un nouveau régime fiscal pour les EPCI (Établissements publics de coopération intercommunale). Elle instaure la TPU et autorise la communauté urbaine de Lyon, en lieu et place des communes, à fixer le taux d’imposition de cette taxe ainsi qu’à la percevoir en totalité sur son territoire. Aux yeux des élus et des agents de la communauté urbaine, les avantages de la TPU sont les suivants : « * la ‘lisibilité’ fiscale est améliorée : la fiscalité économique va à la communauté urbaine, chargée des actions de développement économique [et] la fiscalité ‘ménages’ va aux communes, plus impliquées dans les missions de proximité intéressant d’abord les habitants * l’équité fiscale est renforcée : progressivement, les entreprises voient leurs cotisations calculées de façon homogène à l’échelon de l’agglomération [et] les éventuelles évolutions du taux de la taxe professionnelle sont appliquées uniformément * les communes bénéficient d’une assurance contre les ‘sinistres fiscaux’ : les risques associés aux délocalisations ou aux restructurations des entreprises sont supportés à l’échelle de l’agglomération [et] l’effet d’échelle permet de rendre ces risques plus supportables, la concurrence entre communes pour l’implantation des activités économiques est très atténuée [et] le développement plus rapide de ses ressources offre à l’EPCI de nouvelles capacités de financement * Les marges financières dégagées permettent : le financement du développement des compétences communautaires là où ‘l’intérêt communautaire’ est reconnu [et] le financement de la dotation de solidarité communautaire (DSC) au profit des communes membres » 644 . La TPU est aujourd’hui la principale ressource fiscale de la communauté urbaine de Lyon 645 . « L’impôt économique [serait ainsi devenu] l’impôt de l’intercommunalité » 646 .

Face à leurs principaux financeurs, les élus et les agents de la communauté urbaine semblent chercher à légitimer leurs interventions, tout particulièrement dans le domaine économique. Ils multiplient dès lors les tentatives pour établir des liens réguliers avec les entrepreneurs locaux et répondre au mieux à leurs attentes 647 . Au sein de cette institution locale émergent des discours insistant sur l’obligation de répondre aux besoins des entreprises présentées comme des « clientes » 648 . Les entreprises paieraient et attendraient en retour un certain nombre de services. Elles raisonneraient sur la base d’une logique de retour sur investissement que les élus et les agents de la communauté urbaine devraient intégrer.

‘« * Est-ce que la mise en place de la TPU a eu des incidences sur la manière dont on pense le lien entre… Parce que quelque part avec la taxe professionnelle unique, alors apparemment ça ne va peut-être pas durer puisqu’ils sont en train de revoir les modes de financement des institutions locales, mais… Est-ce que ça a un impact sur la manière dont on pense ce lien à l’entreprise puisque l’entreprise devient finalement le premier financeur… ? […] Il ne faut pas oublier que les entreprises nous financent. Je n’ai pas peur de dire qu’elles sont donc nos clientes. Elles nous paient pour qu’on leur rende un certain nombre de services. Il nous faut donc identifier au mieux leurs besoins… Et ce sont elles qui les connaissent le mieux ces besoins ! Nous devons légitimer notre action aux yeux de notre principal financeur qui n’hésite pas souvent à questionner la manière dont nous investissons les fonds versés. [Nous essayons] de faire passer le message d’abord ici en interne aux directeurs de cette maison et puis après à quelques édiles, pour leur dire : ‘Attention, il y a quelque chose qui s’appelle l’entreprise sur le territoire, je vous signale juste en passant que c’est 50% de votre recette fiscale !’. Ça c’est un discours qu’on essaie de développer » 649 .’

Dans ce contexte, les chefs d’entreprise participant aux groupes de travail de la communauté urbaine sont invités à s’appuyer sur leurs réseaux relationnels pour faire connaître la démarche de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et diffuser les décisions prises 650 .

Il y a donc transfert de compétence des communes vers la communauté urbaine puis définition de cette compétence qui passe par la définition d’un « nouveau » moyen d’action : la « gouvernance ». Nombreuses sont les utilisations de travaux scientifiques sur la « gouvernance » de manière à rationaliser cet ensemble de « bonnes pratiques ». Parallèlement, se met en place une mobilisation non plus simplement de « technocrates experts » mais aussi de « partenaires expérimentés », c’est-à-dire de chefs d’entreprise locaux. La légitimation des « acteurs économiques » se fait via le recours à des discours scientifiques en soulignant leur « expérience » et leur réseau relationnel. Il y a donc une évolution des qualités des « experts » sollicités pour formuler les politiques économiques intercommunales.

Si les institutions locales modifient peu les configurations d’acteurs dont elles héritent avant tout 651 , elles semblent pouvoir en jouer, s’appuyer dessus pour développer leurs actions. La contrainte que représente l’augmentation du nombre d’acteurs locaux investis dans le domaine économique 652 se révèle en effet être une opportunité pour la communauté urbaine de Lyon, certains acteurs locaux la transformant en source de légitimation du transfert de compétence étudié et même de l’existence de la structure intercommunale. Dans le cas de Lyon, l’intervention de la communauté urbaine à l’échelle de la « métropole » dans un nouveau domaine de compétence, est ainsi légitimée par le rôle de « concertation et de responsabilisation de la société civile » 653 qu’elle est présumée jouer, comme l’illustre par exemple la citation suivante :

‘« Dès le départ, l’idée c’était de dire : ‘Le Grand Lyon ne va pas faire les choses lui-même donc il va passer des conventions avec des acteurs locaux. L’atout, la valeur ajoutée du Grand Lyon c’est alors d’être au-dessus de la mêlée et d’être l’acteur local le plus transversal’. Donc le politique doit jouer à fond son rôle d’animation » 654 .’

Cette collectivité locale revendique la prise en charge de manière non-monopolistique d’un nouveau domaine d’intervention publique. Les élus et les agents de la communauté urbaine cherchent bien à compenser l’absence d’élection au suffrage universel direct des élus communautaires. Reste à voir si cette tentative de mise en place d’un nouveau moyen d’action publique intercommunale mise en évidence s’incarne dans les objectifs de dispositifs d’action concrets que nous étudions. La « gouvernance économique métropolitaine » englobe en effet différents types de dispositifs.

Notes
639.

Ces tentatives de diversification sont anciennes à Lyon, cf. BARDET (dir.), "Institution des expertises urbaines dans la construction de l'action publique. Retour sur la métamorphose urbaine lyonnaise depuis les années 1960", op. cit. Elles passent également, au cours des phases de mise en œuvre et d’évaluation des dispositifs lancés par la communauté urbaine de Lyon (notamment par la DAEI), par un recours croissant aux services de cabinets de conseils aux collectivités locales tels que Algoé et Ernst and Young (voir Chapitre III).

640.

Voir Partie II.

641.

Le taux de réponses a été de 21% pour les entreprises de plus de 50 salariés, de 13% pour les entreprises comptant entre 10 et 50 salariés et de 14% pour les entreprises de 1 à 9 salariés (La Lettre du SDE, numéro spécial, juin 1999).

642.

« Le SDE. Un projet économique pour l’agglomération lyonnaise », Document produit par l’agence d’urbanisme, Janvier 2002, p.90.

643.

AAU, Archives non-classées, Pochettes intitulées : Schéma de Développement Économique.

644.

« La taxe professionnelle unique à la communauté urbaine de Lyon », Conseil de Développement (Groupe de Travail n°5), 24 avril 2001. Sur ce thème, cf. Marie-Jacqueline MARCHAND, "Les enjeux économiques, fiscaux et territoriaux d'une gestion intercommunale de la taxe professionnelle", dans Rémy LE SAOUT et François MADORÉ (dir.), Les effets de l'intercommunalité, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2004, pp.61-78, "Décentralisation, finances et fiscalité. Trancher le nœud gordien", Pouvoirs Locaux, n°54 III, septembre 2002 et "Fiscalité locale: pourquoi rien ne va plus", Pouvoirs Locaux, n°64 I, Mars 2005.

646.

http://www.intercommunalités.com. Les EPCI continuent néanmoins à percevoir une Dotation générale de fonctionnement (DGF) versée par l’État.

647.

Cette forme d’incitation financière favorise le développement de modes d’action qui permettent aux structures intercommunales de se montrer à l’écoute des chefs d’entreprise locaux. Le poids de ce type d’incitations financières sur les transformations des institutions locales ne doit néanmoins pas être surestimé, comme le soulignent François BARAIZE et Emmanuel NÉGRIER, cf. BARAIZE et NÉGRIER (dir.), L'invention politique de l'agglomération, op. cit.

648.

Expressions rencontrées au cours de plusieurs entretiens avec des agents de la communauté urbaine.

649.

Entretien avec l’enquêté n°8 : un agent de la communauté urbaine de Lyon rattaché à la DAEI, directeur de service depuis 1998 (hors enregistrement).

650.

AAU, Archives non-classées, Pochettes intitulées : Schéma de Développement Économique. Nous reviendrons sur les caractéristiques des réseaux de ces chefs d’entreprise qui ne sont pas associés à ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ par hasard mais selon une double logique partisane et patronale (voir Partie II).

651.

Cf. Paul DIMAGGIO et Walter POWELL, "Le néo-institutionnalisme dans l'analyse des organisations", Politix, n°40, 1997, pp.113-154, op. cit.

652.

Cf. DURAN et THOENIG, "L'État et la gestion publique territoriale", et LE GALÈS, Le retour des villes européennes. Sociétés urbaines, mondialisation, gouvernement et gouvernance, op. cit.

653.

La Lettre du SDE, n°1, septembre 1998.

654.

Entretiens avec l’enquêté n°21 : un agent de la communauté urbaine de Lyon rattaché à la DPSA, directeur adjoint depuis 2004.