L’orientation générale affichée : une bataille pour l’emploi ?

L’emploi est certes l’objectif général affiché des politiques économiques intercommunales. L’objectif officiel de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ est ainsi l’augmentation du nombre d’emplois locaux. Dans la citation suivante, la mise en perspective historique à laquelle procède un acteur local, souligne précisément l’importance progressivement prise par la thématique de l’emploi dans les années qui précèdent la mise en place de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ :

‘« [Un responsable de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ au sein de l’agence d’urbanisme] : Je ferai un peu d’histoire, car ce n’est pas la première fois, dans l’agglomération lyonnaise, que l’on réfléchit ensemble. Commençons, il y a dix ans. ‘Lyon 2010, un projet pour une métropole européenne’. Ce document affirmait une double ambition : une métropole européenne [et] une métropole où il fait bon vivre. On essayait de cumuler les deux. Cette ambition s’appuyait sur des points forts : l’attractivité, l’ouverture et l’équilibre. Deuxième étape, le Schéma Directeur, en 1990, ou plutôt, pour faire court, celui de 1992. On retrouve les mêmes ambitions, mais apparaissent deux notions nouvelles : la solidarité et l’environnement. Les conséquences furent la mise en place de contrats sectoriels sur la ville, l’habitat, le commerce, l’écologie urbaine. 1992 : la communauté urbaine prend la compétence économique. 1992 : la région Rhône-Alpes publie un Schéma ’Rhône-Alpes Demain’, en réinventant la notion de proximité. Ses ambitions marient le développement et l’équilibre. Mais cela s’accompagne d’une volonté d’enracinement, de l’affirmation du principe de subsidiarité entre les différents niveaux de territorialisation. Lyon profite peu de la mise en place des contrats globaux de développement, mais peut-être que cette agglomération est trop importante pour bénéficier d’une telle procédure ? 1994 : Charte d’objectifs RUL 2010, il s’agit de donner à Lyon, seconde métropole française, une ambition. Le point fort de ce document est la volonté de coopération entre les acteurs. Parmi les conséquences de cette Charte, on peut signaler la mise en place du Schéma de cohérence logistique. 1995-1996 : Plan de mandat. Ce document, s’il est dans la continuité des précédents, affirme aussi son intention de placer Lyon parmi les première métropoles internationales d’Europe et de développer la création de richesses et d’emplois. Les points forts sont : le développement, le rayonnement, la solidarité et l’écoute des acteurs. Les conséquences en sont, pour ce qui nous intéresse, la mise en place d’actions pour une politique de filières, un travail sur les conditions d’accueil des entreprises, etc. Si l’on porte un regard rétrospectif sur ces 10 ans, on retrouve des permanences : ouverture, attractivité, équilibre. Des inflexions apparaissent bien sûr : la solidarité, l’emploi (on ne parle plus aujourd’hui de création de richesses sans parler de création d’emplois) et l’environnement. Ces notions en appellent à une volonté de développement durable » 663 .’

Néanmoins, les actions de la DAEI se caractérisent par une manière bien spécifique d’appréhender cet objectif général. Ce dernier est considéré, par les élus et les agents de la communauté urbaine de Lyon qui mettent en place les politiques économiques communautaires, comme un objectif transversal. La transversalité de cet objectif général finit alors par le faire passer au second rang, comme le suggère la citation suivante :

‘« [Un dirigeant de France Telecom] : […] je rappelle qu’il s’agit bien d’imaginer comment développer Lyon. Le développement de Lyon comprend deux choses importantes : * assurer la pérennité, la durabilité du travail de consolidation des entreprises et des filières qui sont actuellement en place * innover et donc faire de la croissance, soit par une croissance externe soit par cooptation d’entreprises nouvelles, de services nouveaux. […] L’un de nos objectifs est de garder l’emploi. Cela ne veut pas dire forcément, qu’il faut s’intéresser à l’entreprise qui a des difficultés ou qui meurt pour telle ou telle raison. À mon sens, il vaut mieux s’intéresser à l’entreprise qui va à peu près bien et qui, subitement, a envie d’aller à Bourg-en-bresse ou à l’Isle-d’Abeau parce que la taxe professionnelle est moins chère, ou qu’il y a moins d’embouteillages ou que le stationnement est plus facile. C’est ce genre de critères là que l’on doit aborder. Autre piste : il existe un schéma directeur à Lyon. Mais on n’y a pas traité le plan de stationnement des livreurs qui viennent chez les entreprises et les petits commerces qu’il y a dans Lyon… tant qu’on a pas résolu cela, ça devient une entrave au commerce, à certains boutiquiers, ou à certaines entreprises au cœur de la ville. Si le schéma directeur de la ville de Lyon prenait en compte de quoi stationner pour les livreurs, ce serait un plus » 664 .’

Cet objectif officiellement central (l’emploi), n’est d’ailleurs pas une compétence officielle de la communauté urbaine. Il n’est ainsi pas mentionné explicitement dans l’énoncé général des missions que se fixe la DAEI.

« La Direction des affaires économiques et internationales […] a quatre grandes missions :
- attirer et implanter des activités économiques ;
- soutenir les filières en évolution en étant présente et en soutenant les groupements industriels et en anticipant au mieux les besoins des entreprises ;
- valoriser la recherche et l’enseignement supérieur par la mise en œuvre d’un plan technopole et par l’instauration d’un partenariat en fonction des spécificités du territoire ;
- coordonner l’action de développement local sur le territoire par une politique de proximité » 665

Les acteurs investis dans les politiques que nous étudions entendent, plus précisément, opérer certaines transformations des outils de l’action économique intercommunale. Ils considèrent en effet l’outil foncier comme de moins en moins efficace. La citation suivante est une synthèse des arguments des premiers partenaires de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ réunis en groupe de travail sur cette question.

‘« Synthèse : […] Politique foncière traditionnelle fondée sur : * La création de sites d’accueil qui polarisent des activités (i.e. Portes des Alpes) * Les réserves foncières * Le ‘relookage’ des ZAC. Les intervenants sont tombés d’accord pour affirmer que cette politique ne pouvait plus constituer un objectif prioritaire de la collectivité. Les arguments sont les suivants :* La collectivité n’a plus les moyens de multiplier les grands aménagements de zones d’activités. La politique foncière devient ainsi illusoire. Au lieu de parler foncier, raisonner fonctionnalité et grandes infrastructures (i.e. aéroport), car ce sont elles qui font choisir Lyon plutôt que Milan. * Trouver des modes d’aménagement plus léger financièrement pour la collectivité. Inutile de vouloir pressurer les entreprises existantes en vue d’aménager en faveur d’autres entreprises. Si les charges augmentent, les entreprises iront s’installer ailleurs. Bien raisonner en termes d’imposition modérée. Tant d’activités sont délocalisables ! * Pour créer des zones d’activité : laisser faire le marché. La collectivité doit simplement initier une attractivité. Exemple : autour de Satolas (puisque les alentours de Roissy sont pleins). La collectivité doit se mettre en phase avec la logique de rentabilité des investisseurs. * Aujourd’hui, le foncier ne coûte plus très cher, donc l’enjeu se réduit. * Importance de la fiscalité plus que du foncier dans le choix d’une implantation. * La collectivité doit simplement se limiter à garder des réserves foncières autour des sites pouvant s’avérer stratégiques. * Se donner pour objectif de relooker les ZAC vieillissantes ne peut pas constituer un des grands objectifs (même si cela aussi doit être fait) d’avenir, car les grands enjeux ne sont plus là. * Au lieu de tout fonder sur le foncier : faire que la population soit au meilleur niveau. […] » 666 .’

À Lyon, on constate ainsi que : « la visée spatialiste –accompagner le développement économique par l’aménagement de l’espace– tend à céder le pas sur une visée stratégique : situer la ville par rapport à son environnement et développer ses avantages comparatifs » 667 . Le marketing territorial devrait ainsi remplacer l’outil foncier, comme le suggère la citation suivante :

‘« [Le vice-président développement économique de la communauté urbaine] : Un certain nombre de participants au déjeuner ont souligné l’importance du ‘marketing territorial’. Cette notion s’appuie avant tout sur l’existence, la connaissance de ce que nous pouvons appeler les ‘facteurs de différenciation d’un territoire par rapport à un autre’. Ces facteurs de différenciation reposent à la fois sur les infrastructures culturelles, sur les moyens en formation, sur les moyens en éducation… et toutes ces données, ainsi que leur notoriété, évitent que les choix des industriels et du monde économique, se fassent exclusivement sur le prix d’un terrain ou sur le type de bail à construction, ou le type de bail à aménagement. Je m’associe donc complètement à ceux pour qui la notion de ‘marketing territorial’ doit être au centre de nos préoccupations » 668 .’

Les acteurs mobilisés dans le cadre des dispositifs étudiés rappellent en outre fréquemment aux élus et aux agents de la communauté urbaine que, si leur compétence économique est encadrée par les lois de décentralisation, ils disposent tout de même de moyens pour mener une politique économique ambitieuse, notamment articulée autour de la baisse de la fiscalité dans le cas de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et de la capacité à mobiliser directement des fonds privés dans le cas du ‘Pack’ 669 . La synthèse suivante d’une réunion de travail de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ souligne le poids accordé par les partenaires de ce dispositif à l’outil fiscal de « développement économique » :

‘« Synthèse : [Premièrement,] la fiscalité comme moyen du développement économique : * La baisse de la fiscalité est considérée comme un préalable. Elle créerait un climat de confiance et stimulerait l’initiative. […] Cette baisse ne peut s’effectuer sans une réduction des dépenses de la collectivité, ce qui suppose des modifications structurelles. * La réduction globale des charges est mieux perçue que l’instauration d’avantages par secteur, lesquels avantages profitent toujours aux mêmes (= les grandes entreprises). * Le calcul de la Taxe Professionnelle a été jugé aberrant : il convient de le fonder sur la valeur ajoutée 670 . Une mutualisation pourrait être envisagée à l’échelle des régions, le cadre des collectivités locales se révélant inadapté. Dans cette hypothèse, il revient aux collectivités d’assurer une redistribution équitable entre elles. * À la question de savoir si une Taxe Professionnelle réduite constituait un motif déterminant d’implantation, un débat s’est ouvert entre les grandes entreprises (RVI) pour qui il s’agit d’un critère réel de choix et des entreprises plus petites pour qui, finalement, il ne s’agit que d’un motif parmi d’autres » 671 .’

Cette baisse de la fiscalité est malgré tout considérée comme devant être associée à des investissements de la « collectivité » en faveur de l’amélioration du cadre de vie 672  :

‘« [Deuxièmement,] le cadre de vie comme moyen du développement économique : * Dans bien des cas, le cadre de vie est tenu pour au moins aussi important, voire plus, que des considérations fiscales. Ainsi, le fait de s’implanter à la campagne s’explique par un souci de bénéficier d’écoles correctes, d’une circulation aisée etc., le tout permettant un équilibre entre la vie privée et la vie professionnelle. […] * Pour attirer les entreprises, il convient donc de ne pas systématiquement chercher à les implanter en centre ville. En effet, la présence de certaines entreprises est perçue comme désagréable et on préférera spontanément s’installer à la campagne. Le développement d’une agglomération passe plutôt par la mise en périphérie des entreprises pouvant engendrer des nuisances, par l’embellissement des villes et de leurs centres […], par l’augmentation de la qualité de la vie […]. C’est en bâtissant la ville pour l’homme, et non l’inverse, que les entreprises auront envie de s’approcher. Il semble que cette argumentation soit plus pertinente pour les grandes entreprises. Il a été considéré que le cadre de vie est une des compétences de la collectivité. * Au lieu de multiplier les structures servant d’interface entre l’entreprise et ses partenaires, la collectivité doit revenir à ses missions fondamentales : équipements collectifs, entretien des espaces publics et sécurité. Les participants sont tombés d’accord pour dire que ce n’est pas à l’entreprise d’assurer la sécurité (pillages de stocks…). 3/ Retrouver des espaces de liberté : * Placer le population dans une atmosphère favorable à l’initiative. Défendre la liberté d’entreprise. * Associer le personnel pour le motiver. * Simplifier la réglementation (environnement, emploi, circulation) de manière à la rendre opérationnelle (éviter les imbroglios). Réaffirmer un principe de subsidiarité peut être un bon moyen d’assouplir la réglementation (sans verser dans le ‘Far-West’) » 673 .’

Ces outils de « développement économique » devraient permettre d’appliquer le programme économique général de la communauté urbaine orienté vers l’emploi. Mais ils doivent aussi permettre d’atteindre des objectifs moins officiels, moins affichés, voire moins explicites dans les documents officiels, qui ressortent néanmoins nettement au cours des réunions de travail en petits comités entre partenaires de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ ou du ‘Pack’, voire parfois en entretiens.

Notes
663.

AAU, Archives non-classées, Pochettes intitulées : Schéma de Développement Économique, « Compte rendu de la réunion du SDE du 3 novembre 1997 », pp.8/9.

664.

Ibid., pp.29/30.

665.

http://www.grandlyon.com.

666.

AAU, Archives non-classées, Pochettes intitulées : Schéma de Développement Économique, « Compte rendu de la réunion du SDE du 3 novembre 1997 », pp.56/57/58/71.

667.

Cette transformation a été constatée par Gilles PINSON dans d’autres villes françaises (Marseille et Nantes), italiennes (Venise et Turin) et anglaises (Manchester), cf. PINSON, "Projets de ville et gouvernance urbaine. Pluralisation des espaces politiques et recomposition d'une capacité d'action collective dans les villes européennes", op. cit., p.621.

668.

AAU, Archives non-classées, Pochettes intitulées : Schéma de Développement Économique, « Compte rendu de la réunion du SDE du 3 novembre 1997 », p.6.

669.

Voir Partie II.

670.

Cette synthèse d’une réunion de travail de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ date de 1997, c’est-à-dire avant la loi Chevènement (1999) qui modifie précisément le mode de calcul de la TPU (voir Supra).

671.

AAU, Archives non-classées, Pochettes intitulées : Schéma de Développement Économique, « Compte rendu de la réunion du SDE du 19 novembre 1997 », pp.107/108

672.

Nous verrons que cette importance accordée au cadre de vie est en adéquation avec une évolution des besoins des entreprises les plus visées par les politiques économiques de la communauté urbaine de Lyon, à savoir les entreprises à main d’œuvre qualifiée, voire hautement qualifiée, dont le principal soucis (aux yeux des acteurs mobilisés dans le cadre de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et du ‘Pack’) est de fidéliser leurs cadres (c’est-à-dire des travailleurs qui n’ont pas spécialement besoin de logements mais plutôt d’écoles et d’équipements de loisirs ainsi que d’équipements culturels). Voir Partie II.

673.

AAU, Archives non-classées, Pochettes intitulées : Schéma de Développement Économique, « Compte rendu de la réunion du SDE du 19 novembre 1997 », pp.107/108.