Partie II. Usages et enjeux de la « gouvernance économique métropolitaine » : les recompositions de l’action publique à l’œuvre

Introduction de la partie II

Le tout premier objectif de cette seconde partie est d’identifier plus précisément ce que les acteurs locaux mobilisés dans le cadre de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et du ‘Pack’ attendent de la « gouvernance économique métropolitaine » et, surtout, d’identifier les conséquences de cette réforme sur l’action économique intercommunale telle qu’elle est mise en œuvre. Il s’agit donc de cerner les enjeux, les usages et les effets de la « gouvernance économique métropolitaine » à Lyon.

En d’autres termes, nous interrogeons la nature et l’ampleur des changements générés par cette réforme. Pour répondre à cette question, il nous faut définir si ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et le ‘Pack’ marquent une rupture avec les dispositifs antérieurs, en termes de modes d’action et en termes de contenu de l’action. Le fait même d’affirmer que les choses ont changé et de tenter d’incarner ces changements par des dispositifs d’action concrets, peut en effet avoir des impacts sur les permanences et les mutations de l’action publique locale. « (…) On peut [ainsi], au contraire de ceux qui refusent d’employer le terme de gouvernance et lui cherchent des substituts, estimer (…) que la vogue dont jouit le terme ‘gouvernance’ représente aussi un fait extrêmement important dont il faut tenir compte. Il fait en soi partie des transformations qu’il prétend désigner, y participe et les infléchit, et il doit donc être un objet d’étude au même titre qu’elles. Il faut non seulement analyser son succès et les raisons de celui-ci mais aussi en mesurer les conséquences » 699 .

La première partie de ce travail nous a permis de souligner trois caractéristiques de la « gouvernance économique métropolitaine » à Lyon. Elle est une tentative d’association de la communauté urbaine et de la « société civile », plus particulièrement des « acteurs économiques », dans la production de politiques économiques intercommunales sur un mode coopératif. Elle est, en outre, une recherche de légitimation à la fois des politiques économiques dans le cadre desquelles elle est mise en place, des différents groupes d’acteurs prenant part à ces dernières, et de la communauté urbaine les pilotant. Elle est, enfin, de manière plus générale, une tentative de réforme des modes de régulation de l’action publique intercommunale et, par-là, de l’action publique locale. Reste à définir plus précisément quelle « société civile », et donc quels « acteurs économiques », sont associés aux politiques économiques intercommunales, quels registres de légitimation de l’action publique et de ses acteurs sont promus, et quelles transformations des modes de régulation publique du local sont opérées concrètement. Cela nous permettra de saisir comment cette réforme répond concrètement au problème de gouvernabilité de Lyon dans un contexte où les acteurs locaux investis dans l’action publique urbaine, notamment ici dans le domaine économique, sont nombreux. En d’autres termes, comment cette réforme répond concrètement à la fragmentation croissante des intérêts des acteurs locaux.

La première partie de ce travail nous a, en effet, également permis de remarquer que les acteurs locaux engagés dans cette réforme affichent l’« ouverture » des processus de décision de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et du ‘Pack’ quand ils opèrent, par le biais de ces mêmes dispositifs, une sélection des partenaires de la communauté urbaine. Qu’ils affichent une « déconflictualisation pragmatique » et, ainsi, une « dépolitisation » quand ils diffusent un ensemble de valeurs identifiables concernant l’action publique (telle que la remise en cause des capacités d’intervention de l’État). Qu’ils affichent une « métropolisation » au sens de mise en place d’un système de régulation publique spécifique à l’échelle de l’agglomération, en assimilant alors l’action publique intercommunale à l’action publique locale sans définir le territoire d’intervention de la première. Et, enfin, qu’ils prônent une plus grande prise en compte des intérêts des entreprises, sans définir son degré ni ses modalités concrètes.

L’objectif de cette seconde partie est dès lors d’analyser les enjeux et les usages de la « gouvernance économique métropolitaine » en veillant à prendre en compte les deux dimensions de ce récit qui constitue tout à la fois une structure cognitive et une ressource 700 . Le matériau que nous avons rassemblé 701 nous incite, de fait, à considérer que les acteurs locaux associent des couples d’idées et d’actions a priori contradictoires, à la fois de manière construite (ou volontaire) et de manière contrainte (ou subie) 702 . De manière construite, d’abord. Non pas uniquement pour cacher ce qu’ils font (bien qu’ils y aient parfois clairement intérêt) mais aussi, voire surtout, parce qu’ils cherchent précisément, par le biais de cette « gouvernance économique métropolitaine » à mobiliser un type singulier d’« acteurs économiques », à engendrer une transformation spécifique des registres de légitimation de l’action économique intercommunale, de la communauté urbaine et des différents groupes d’acteurs prenant part aux dispositifs réformateurs étudiés et, enfin, à entraîner des modifications elles-aussi particulières de l’action publique locale, notamment du rôle des gouvernants. De manière contrainte, ensuite. Car ces acteurs ne parviennent pas à mettre en œuvre certains de leurs principes d’action sur le terrain, mais aussi car les effets attendus de ces derniers se trouvent modifiés par différents éléments de contexte. En outre, ces éléments de contexte évoluent, ce qui renouvelle le type de contraintes pesant sur les acteurs mobilisés dans le cadre de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et du ‘Pack’ et modifie donc à nouveau les effets de la réforme que ces dispositifs doivent incarner.

C’est pourquoi nous ne nous contentons pas d’étudier la « gouvernance économique métropolitaine » lyonnaise de manière statique à un temps « T». Nous l’étudions plutôt de manière dynamique avec, en outre, une mise en perspective historique. Nous considérons, en outre, que les acteurs engagés dans cette réforme sont dotés de logiques identifiables qui sont le fruit d’interactions entre leurs intérêts, leurs idées et les institutions dont ils sont membres 703 , ces trois facteurs constituant également des contraintes de l’action. Cela nous permettra de comprendre les contradictions entre les discours et les actions des acteurs que nous avons rencontrés et observés, de manière à qualifier et à mesurer les changements concrets qu’entraîne la mise en place de la « gouvernance économique métropolitaine » et leurs effets sur l’action publique urbaine.

Cette seconde partie sera centrée sur l’étude de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ (dont certains aspects sont mis en lumière grâce à une comparaison avec ‘Lyon, Métropole Innovante’) et du ‘Pack’ (dont certains aspects sont là encore mis en lumière grâce à une comparaison avec le ‘Lyen’).

Dans un premier temps, nous y soulignerons la sélection et l’institutionnalisation auxquelles conduisent ces deux dispositifs (voir Chapitre III). Nous chercherons d’abord à comprendre comment et pourquoi les acteurs affichent une « ouverture » et une « informalité » de leurs modes d’action quand il procèdent à une sélection des partenaires de la communauté urbaine et à une institutionnalisation des pratiques de coopération de ces derniers. Nous chercherons ensuite à décrire et à qualifier la sélection et l’institutionnalisation des pratiques que nous observons finalement sur le terrain.

Dans un second temps, cette analyse de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et du ‘Pack’ nous amènera à étudier le caractère privé de l’action publique orchestrée par les élus et les agents de la communauté urbaine dans le cadre de ces deux dispositifs (voir Chapitre IV). Nous chercherons alors à analyser la prise en compte des intérêts des entreprises dans les politiques économiques intercommunales. Nous nous pencherons ensuite sur l’emprise croissante de la communauté urbaine sur les politiques économiques urbaines. Cette emprise se trouve à la fois favorisée et limitée par l’association étroite, à ces politiques, des chefs d’entreprise et, surtout, de leurs représentants. Cela nous conduira enfin également à questionner la transformation des rôles de l’ensemble des différents partenaires de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et du ‘Pack’. Notamment des élus et des agents communautaires qui participent à la structuration des intérêts des « rivaux-associés » 704 que sont les chefs d’entreprise locaux et leurs représentants, tout en cherchant à défendre leurs propres intérêts professionnels.

De nombreux travaux menés dans une perspective de gouvernance urbaine ont souligné que la « gouvernance » n’est pas synonyme de démocratisation, qu’elle conduit à une sélection des acteurs locaux amenés à participer à l’action publique urbaine 705 . Dans cette seconde partie, nous nous efforçons néanmoins de questionner, à partir du cas de Lyon, les processus qui conduisent à telle sélection et leurs effets sur l’action publique urbaine : comment (et depuis quand) s’opère concrètement une telle sélection, qui sont précisément les acteurs sélectionnés, avec quels effets sur le groupe des gouvernants, et notamment quel impact sur le rôle de ces gouvernants dans l’action publique urbaine ?

Notes
699.

Cf. Vincent SIMOULIN, "La gouvernance territoriale : dynamiques discursives, stratégiques et organisationnelles", dans Romain PASQUIER, Julien WEISBEIN et Vincent SIMOULIN (dir.), La gouvernance territoriale. Pratiques, discours et théories, Paris, L.G.D.J., coll. "Droit et société", 2007, pp.15-32, p.23. D’ailleurs, même quand des chercheurs se montrent critiques face à la notion de « gouvernance », la question des transformations de l’action publique demeure à leurs yeux centrale (cf. par exemple Jean-Gustave PADIOLEAU, "L'action publique post-moderne : le gouvernement politique des risques", Politiques et management public, vol.17, n°4, 1999, pp.85-127).

700.

Récit dont nous avons mis en évidence l’émergence, les porteurs et les contours généraux dans la première partie de ce travail (cf. Claudio RADAELLI, "The power of policy narratives in the European Union : The Case of Tax Policy", dans Andreas BUSCH et Dietmar BRAUN (dir.), Public policy and political ideas, Cheltenham, Edward Elgar, 1999, pp.98-115, op. cit.).

701.

Voir l’introduction générale de ce travail.

702.

Ainsi ces acteurs « bricolent » et se « débrouillent » sans parvenir à planifier un changement rationnel et radical (cf. Charles LINDBLOM, The intelligence of democracy. Decision making through mutual adjustment, New York, Free Press, 1965, op. cit.) ainsi que les travaux de la sociologie des organisations, notamment : Michel CROZIER et Erhard FRIEDBERG, L'acteur et le système, Paris, Seuil, coll. "Points", 1977, op. cit.).

703.

Pour plus de détails concernant les pistes et les outils d’analyse mobilisés dans ce travail et leur articulation, se reporter à l’introduction générale de ce travail.

704.

L’expression « associés-rivaux » est habituellement utilisée pour qualifier les relations entre acteurs publics et privés agissant en partenariat, cf. Jean-Pierre GAUDIN, Gouverner par contrat. L'action publique en question, Paris, Presses de la fondation nationale des sciences politiques, 1999, op. cit.

705.

Cf. Bernard JOUVE et Christian LEFÈVRE (dir.), Métropoles ingouvernables : Les villes européennes entre globalisation et décentralisation, Paris, Économica, coll. "Villes", 2002, Patrick LE GALÈS, Le retour des villes européennes. Sociétés urbaines, mondialisation, gouvernement et gouvernance, Paris, Presses de Sciences Po, 2003, op. cit., Gilles PINSON et Antoine VION, "L'internationalisation des villes comme objet d'expertise", Pôle Sud, n°13, novembre 2000, pp.85-102 op. cit. et Gilles PINSON, "Projets de ville et gouvernance urbaine. Pluralisation des espaces politiques et recomposition d'une capacité d'action collective dans les villes européennes", Revue Française de Science Politique, vol.56, n°4, août 2006, pp.619-651 op. cit.