Chapitre III. Les principes d’action de ‘Grand Lyon, l’esprit d’entreprise’ et du ‘Pack’ à l’épreuve du terrain

Les acteurs mobilisés dans le cadre de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et du ‘Pack’ affichent une ouverture à la « société civile » tout en opérant sur le terrain une sélection des acteurs partenaires de la communauté urbaine. Nous allons voir que cette manière d’agir, a priori contradictoire avec les buts affichés, vise en réalité à opérer une transformation des registres de légitimation des actions menées dans ce cadre. La recherche de légitimation par les inputs est en effet classique pour les institutions dont les membres élus sont sélectionnés au suffrage universel direct. Mais elle est délicate lorsque les institutions ont des membres élus au suffrage indirect, ce qui est le cas de nombreuses institutions au niveau local (telles que les communautés urbaines notamment), ainsi qu’au niveau européen 706 . Certains travaux portant sur les institutions européennes peuvent nous aider à analyser la tentative de transformation du registre de légitimation de l’action intercommunale que nous observons. Fritz SCHARPF souligne ainsi que la démocratie n’est pas seulement le gouvernement du peuple par le peuple, mais aussi le gouvernement pour le peuple 707 . À ses yeux, la démocratie se fonde concrètement sur deux types de légitimité : non seulement une légitimité par les inputs fondée sur l’élection, mais aussi une légitimité par les outputs fondée sur la résolution des problèmes publics. Tout comme à cette échelle européenne que Fritz SCHARPF étudie, nous allons voir que la communauté urbaine de Lyon oscille entre légitimation par les inputs et légitimation par les outputs mais tend progressivement à rechercher davantage la seconde 708 .

Lors de la mise en œuvre de ces dispositifs, les actions des membres de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et du ‘Pack’ sont néanmoins contraintes par différents éléments de contexte. La sélection effective des partenaires de la communauté urbaine opérée dépasse finalement, de loin, les principes d’action de ces groupes.

Les acteurs mobilisés affichent également un mode de fonctionnement « déconflictualisant », « pragmatique », « apolitique », c’est-à-dire à leurs yeux « informel » 709 , tout en s’accordant sur un ensemble de valeurs discriminantes dont nous allons montrer qu’elles constituent une idéologie 710 . Ils agissent à nouveau sur le terrain de manière a priori contradictoire avec les buts affichés car ce qui est en réalité en jeu, à leurs yeux, est précisément une redéfinition des acteurs et des modes de régulation de l’action publique locale. En d’autres termes, les acteurs mobilisés souhaitent « neutraliser la politique pour mieux la transformer » 711 . Les définitions de la politisation établies dans certains travaux de sociologie politique, peuvent nous aider à comprendre à la fois ce que ces acteurs cherchent alors à faire, et ce qu’ils parviennent à faire sur le terrain. Selon Jacques LAGROYE, tout n’est pas politique. La politisation est un « processus de requalification des activités sociales les plus diverses, requalification qui résulte d’un accord pratique entre des agents sociaux enclins, pour de multiples raisons, à transgresser ou à remettre en cause la différenciation des espaces d’activité » 712 . Cette première définition ne nous semble pas permettre d’intégrer un cas où les acteurs tentent en quelque sorte de « socialiser une activité politique » 713 . La question de la définition de cette activité « politique » demeure dès lors entière. D’autres auteurs soulignent, en ce qui concerne les seuls discours des acteurs, qu’il y a politisation lorsque l’on constate à la fois une montée en généralité et une dimension conflictuelle des propos tenus 714 . Nous pouvons enfin rappeler que l’anglais, plus précis que le français, permet de distinguer différents sens du terme « politique » : les politiques au sens de politiques publiques (policies), le politique au sens d’institutions publiques ou de système politique (polity) et la politique au sens de débats politiques et de compétition partisane (politics). L’ensemble de ces éléments nous permet de ne pas nous contenter d’affirmer que ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et le ‘Pack’, a contrario de ce qu’affirment leurs membres, seraient politisés soit parce qu’en cherchant à nier la politique (politics) et le politique (polity) ils seraient amenés à les évoquer dans leurs discours, soit parce que des acteurs reconnus comme « politiques » les qualifieraient ainsi 715 . Ces éléments nous permettent plutôt de préciser que les membres de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et du ‘Pack’ tiennent des discours politisés (ils défendent une idéologie) et tentent d’assigner une place singulière au politique (polity) en leur sein ainsi que dans la mise en place de l’action économique intercommunale, sans pour autant être soutenu par, ni soutenir, un parti ou un homme politique.

Les acteurs de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et du ‘Pack’ sont néanmoins, là encore contraints par différents facteurs lors de la mise en œuvre des deux dispositifs étudiés, si bien que leurs mobilisations s’institutionnalisent et entraînent finalement également la résurgence d’enjeux, et même de conflits partisans et institutionnels.

La première évolution affichée des modes de régulation de l’action publique locale, à laquelle nous nous intéressons dans ce chapitre, est donc l’ouverture des processus de prise de décision et de mise en œuvre de l’action intercommunale grâce aux dispositifs dits de « gouvernance » que sont ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et le ‘Pack’ (voir Section I). Nous montrerons plus précisément comment sont définis la « société civile » et les « acteurs économiques » invités à prendre part à ces dispositifs. Puis nous montrerons comment s’effectue leur sélection sur le terrain. Les deux dispositifs étudiés nous servent ainsi d’observatoire privilégié pour essayer de comprendre comment et pourquoi la communauté urbaine de Lyon affiche une ouverture de dispositifs d’action publique qui permettent en réalité de sélectionner un nombre très réduit de partenaires de cette même action publique 716 .

La seconde évolution des modes de régulation de l’action publique locale affichée à laquelle nous nous intéressons dans ce chapitre, est la capacité d’« innovation » institutionnelle, fondée sur un principe d’« informalité » (voir Section II). Nous montrerons comment les acteurs locaux que nous avons rencontrés pensent pouvoir lancer des mobilisations collectives libérées de tout enjeu concernant des concurrences entre institutions, des conflits entre partis politiques, ou encore des débats d’idées. Puis nous montrerons comment ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et le ‘Pack’ s’institutionnalisent progressivement et refont surgir des conflits entre acteurs locaux. Les deux dispositifs étudiés nous servent cette fois d’observatoire privilégié pour essayer de saisir comment et pourquoi la communauté urbaine de Lyon affiche des dispositifs « informels » qui aboutissent en réalité à la structuration de configurations institutionnalisées et traversées par des enjeux notamment électoraux.

Le premier objectif de ce chapitre est de comprendre comment s’opère la sélection des partenaires de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et du ‘Pack’. Et, dans un second temps seulement, de donner les premiers éléments permettant de définir qui sont les membres de ‘Grand, Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et du ‘Pack’ (leurs caractéristiques sociales, leurs relations et leurs rôles seront analysés tout au long de cette partie). Nous allons ici montrer que ces deux dispositifs accompagnent une transformation des modes de légitimation de l’action intercommunale (des acteurs de cette action et de la communauté urbaine elle-même). Or la qualification de ces modes de légitimation est précisément rendue possible par l’analyse des différents facteurs qui conduisent à la sélection des partenaires de ces dispositifs, puis par l’analyse des dispositions et positions de ces acteurs.

Notes
706.

Cf. Fritz SCHARPF, Gouverner l'Europe, Paris, Presses de Sciences Po, 2000 (1ère édition américaine : 1999).

707.

Ibid.

708.

Ibid.

709.

Expressions fréquemment employées dans nos archives, dans nos entretiens retranscrits et dans nos notes d’observations.

710.

Cf. Lionel ARNAUD, Christian LE BART et Romain PASQUIER (dir.), Idéologies et action publique territoriale. La politique change-t-elle encore les politiques ?, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2006.

711.

Intervention d’un membre du ‘Pack’ lors du week-end de l’association Émergences, observation réalisée le 29 novembre 2003.

712.

Cf. Jacques LAGROYE (dir.), La politisation, Paris, Belin, coll. "Socio-histoires", 2003, p.360. « Dans cette acception, la politisation peut donc résulter de deux phénomènes : une requalification objective, lorsqu’un enjeu ou un dossier qui se situe initialement hors du champ politique est saisi par des acteurs socialement définis comme politiques, ou un recodage subjectif, lorsque les acteurs impliqués labellisent leurs pratiques comme étant politiques », cf. Camille HAMIDI, "Éléments pour une approche interactionniste de la politisation. Engagement associatif et rapport au politique dans des associations locales issues de l'immigration", Revue Française de Science Politique, vol.56, n°1, 2006, pp.5-25, p.9.

713.

Cas de figure dont l’occurrence n’est pas très surprenante puisque, pour reprendre à nouveau les termes de Jacques LAGROYE, « (…) la politisation n’est rien d’autre que la production sociale de la politique, de ses enjeux, de ses règles et de ses représentations. La politique peut d’autant mieux se saisir des activités sociales qu’elle en est aussi le produit. » (cf. LAGROYE (dir.), La politisation, op. cit., p.4).

714.

Cf. Sophie DUCHESNE et Florence HAEGEL, "La politisation des discussions", Revue Française de Science Politique, vol.54, n°6, décembre 2004, pp.877-909, même s’il ne nous semble pas forcément nécessaire que le locuteur reconnaisse la dimension conflictuelle des propos qu’il tient (cf. Infra). Certes, l’ensemble de ces éléments nous conduisent à donner une définition a priori de la politisation « mais dès lors que l’on ne retient ni l’indicateur de la labellisation politique par les acteurs, ni la mise en relation avec les catégories socialement construites comme politiques, une telle démarche s’impose nécessairement », cf. HAMIDI, "Éléments pour une approche interactionniste de la politisation. Engagement associatif et rapport au politique dans des associations locales issues de l'immigration", op. cit., p.11.

715.

Sans considérer que tout est politique, nous veillerons donc à ne pas nous contenter d’une définition légitimiste de la politisation. « En effet, les approches centrées sur l’existence d’un ordre politique spécialisé, selon lesquelles un discours n’est politisé que lorsque cet ordre est explicitement invoqué ou que des acteurs qui sont issus de ce champ se font les porteurs du discours, courent le risque du légitimisme », cf. Ibid., p.10.

716.

D’autres recherches ont permis de souligner cette tendance qui n’est donc pas propre à la « gouvernance » telle qu’elle est mise en place à Lyon, cf. notamment PINSON, "Projets de ville et gouvernance urbaine. Pluralisation des espaces politiques et recomposition d'une capacité d'action collective dans les villes européennes", op. cit. et Anne-France TAICLET, "Le développement économique territorial au regard des hypothèses de la gouvernance territoriale", dans Romain PASQUIER, Vincent SIMOULIN et Julien WEISBEIN (dir.), La gouvernance territoriale. Pratiques, discours et théories, Paris, L.G.D.J., coll. "Droit et société", 2007, pp.109-128.