Section I.  De la participation de la « société civile » à la sélection des partenaires

Les dispositifs que nous étudions visent tous officiellement « [à] intégrer de nouveaux acteurs dans les processus décisionnels » 717 . L’idée est de « créer du lien » entre les acteurs locaux, aussi bien pour la définition des objectifs à atteindre grâce à l’action économique intercommunale que pour la mise en œuvre de ces objectifs. Tous ces dispositifs économiques dits de « gouvernance », sont censés incarner une capacité d’ouverture des processus de décision publique locaux à de nouveaux acteurs, divers et issus de la « société civile » locale :

‘« […] on est passé […] à une intercommunalité on va dire de…, de… gouvernance presque on pourrait dire ! C’est peut-être un peu osé comme schéma, mais en tout cas on ne se pose plus la question de soi par rapport aux autres ou contre les autres, mais de soi avec les autres : qu’est-ce qu’on fait avec les autres ? […] ça a à voir avec la gouvernance… C’est-à-dire comment on se saisit de l’énergie des mots pour permettre de créer un projet commun qui soit accepté, validé, par tous, par le maximum de personnes, par la société civile, en tout cas par les intérêts différents qui se sentent concernés par ce sujet-là » 718 .’

Sur notre terrain d’enquête, l’ensemble des références générales à une « société civile », dont ni les contours ni les lignes de fracture éventuelles ne sont évoqués, permet de maintenir dans l’ombre les questions des difficultés liées à l’identification des acteurs de cette « société civile » ou encore des difficultés liées à leur association à l’action publique locale. L’ouverture de ces dispositifs d’action publique semble ainsi pouvoir être sans bornes, pouvoir aller de l’intégration de tout groupe professionnel, à l’intégration de « simples » citoyens 719 . Loin d’être purement stratégique, cette idée d’une ouverture totale des processus de prise de décision publique semble plutôt relever, chez certains acteurs lyonnais, de l’ordre de la croyance. En outre, il s’agit alors davantage d’une croyance en la capacité de la communauté urbaine de réunir tous les « bons » acteurs locaux, à savoir les « grands » ou encore les « principaux » « acteurs économiques », que d’une croyance en l’ouverture sans aucune limite des processus de décision publique 720 . Certaines références des acteurs à la « gouvernance », sont donc bien également une manière de souligner la capacité des agents de la communauté urbaine à identifier quelques acteurs locaux puis à organiser leur participation à l’action économique intercommunale. En d’autres termes, à sélectionner des partenaires :

‘« La gouvernance économique consiste à organiser entre les acteurs principaux de l’espace économique pertinent (agglomération et plutôt aire urbaine) une démarche stratégique à la fois globale (pour la cohérence) et par projet (pour l’efficacité). […] Notre force dans la compétition européenne, c’est l’affichage d’une ambition commune et la lisibilité des responsabilités de chacun » 721 .’

Les glissements entre l’« ouverture » et la « sélection » censées être toutes deux opérées grâce aux dispositifs dits de « gouvernance » sont très fréquents. Ils sont d’abord nombreux dans les présentations de ces dispositifs telles qu’elles sont formulées par les acteurs eux-mêmes. Le slogan de la campagne de communication de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ lancée à l’automne 2004 est, par exemple, le suivant :

‘« Ce qui nous rapproche nous distingue » 722 .’

Cette formule un peu sibylline est l’unique commentaire qui accompagne l’image suivante : un homme, en costume noir et dont on ne perçoit que le bas de la jambe, marche en laissant pour empreinte une patte de lion sur le sol. Ce slogan et cette image soulignent certaines ambiguïtés entre ce qui est alors affiché comme un moyen d’action : l’ouverture par la proximité (« ce qui nous rapproche »), et un objectif d’« efficacité » et d’excellence 723 (« nous distingue ») qui implique, comme naturellement, de sélectionner les partenaires des actions entreprises dans le cadre de ce dispositif d’action publique. L’homme qui marche sur cette image, s’il semble à première vue assez banal, est en effet habillé en costume. Il participerait ainsi, par le biais de son travail de « col blanc », à construire une identité lyonnaise symbolisée par l’empreinte de lion qu’il laisse sur le sol. Le commentaire intégré au dos de cette image confirme l’objectif d’« efficacité » de ce qui s’apparente alors clairement à une quête d’excellence :

‘« Cette dynamique unique en France fédère les énergies et améliore la performance globale de l’agglomération lyonnaise. Car les partenaires du Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise partagent une même ambition : placer Lyon et ses 80 000 entreprises dans le top 15 des grandes métropoles européennes » 724 .’

À ces premiers glissements construits, et donc volontaires, s’ajoutent progressivement d’autres glissements entre l’idée d’ouverture des processus de décision intercommunaux et l’idée de sélection des partenaires de l’action publique communautaire, au fur et à mesure de la mise en place concrète de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et du ‘Pack’. Ces nouveaux glissements davantage contraints, et donc subis, sont alors liés aux modes de recrutement des acteurs locaux invités à prendre part à ces dispositifs ainsi qu’aux contextes de mise en place de ces derniers.

L’ensemble de ces glissements, construits puis contraints, explique que les effets performatifs de la « gouvernance économique métropolitaine », en termes d’ouverture de l’action publique locale sont finalement fortement limités. À Lyon, la « gouvernance » telle qu’elle est incarnée par ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’, ‘Lyon, Métropole Innovante’, le ‘Pack’ et le ‘Lyen’, est même avant tout synonyme de sélection sur le terrain. Dans cette section, nous cherchons dès lors à comprendre comment sont plus précisément articulées ces principes d’ouverture et de sélection lors de la définition de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et du ‘Pack’, puis à évaluer dans quelle mesure ces principes sont mis en œuvre –ou non. Cela nous permet de saisir ce qui se joue autour de ce processus d’ouverture affichée qui vient légitimer un processus de sélection finalement tout à la fois volontaire et subi.

Notes
717.

Entretiens avec l’enquêté n°21 : un agent de la communauté urbaine de Lyon rattaché à la DPSA, directeur adjoint depuis 2004.

718.

Entretiens avec l’enquêté n°6 : un agent de la communauté urbaine de Lyon rattaché à la DAEI, chargé de mission « veille économique ».

719.

La notion de « société civile » s’est progressivement substituée, dans le langage courant, dans le langage scientifique et dans le langage institutionnel, à celle de « groupes d’intérêt », dont on spécifiait auparavant le plus souvent la nature des intérêts défendus (cf. Gautier PIROTTE, La notion de société civile, Paris, La découverte, coll. "Repères", 2007, Julien WEISBEIN, "Sociogenèse de la 'société civile européenne'", Raisons politiques, n°10, mai 2003, pp.125-137 et Michel OFFERLÉ, "La société civile en question. Présentation et commentaire de textes", Problèmes politiques et sociaux, La documentation française, n°888, 2003). La définition de cette notion, et notamment des différents types d’acteurs qu’elle rassemble aujourd’hui sous cette même étiquette, est dès lors un enjeu important pour les acteurs concernés. Rassembler les groupes d’industriels, les organisations syndicales et les associations de consommateurs sous une même étiquette peut en effet entraîner une perte de légitimité pour certains d’entre eux et une transformation des modes d’action pour l’ensemble de ces acteurs organisés selon des logiques moins distinguées qu’auparavant par les institutions auxquelles ils s’adressent (cf. Hélène MICHEL, "La 'société civile' dans la 'gouvernance européenne'. Éléments pour une sociologie d'une catégorie politique", Actes de la Recherche en Sciences Sociales, n°166-167, 2007/1-2, pp.30-37). Dans le cas des dispositifs que nous étudions, l’utilisation de la notion de « société civile » permet de souligner l’ouverture des modes de prises de décision intercommunaux sans préciser le type de « groupes d’intérêt » alors sélectionné et mobilisé.

720.

« Le SDE. Un projet économique pour l’agglomération lyonnaise », Document produit par l’agence d’urbanisme de Lyon, Janvier 2002, p.17 (témoignage de Pierre Mossaz, PDG de la société de plasturgie LM réalisations spécialisée dans les coffrets de protection pour les matériels informatiques et électroniques, et membre de la CCIL). Entretiens avec l’enquêté n°21 : un agent de la communauté urbaine de Lyon rattaché à la DPSA, directeur adjoint depuis 2004. Document interne de la communauté urbaine de Lyon concernant le ‘Pack’ (cabinet du président), 3 décembre 2001. « Lancement de Lyen (LYon ENtrepreneurs) », Document interne de la communauté urbaine de Lyon (DAEI), Non daté.

721.

Entretiens avec l’enquêté n°24 : un ancien chargé de mission « Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise » aujourd’hui en charge des politiques de « développement économique » et d’« aménagement » au sein de l’agence d’urbanisme de Lyon.

722.

Pochette de présentation officielle de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’, document de la DAEI, campagne de communication de l’automne 2004 (voir le volume d’annexes de ce travail).

723.

Terme employé à de nombreuses reprises au cours de nos entretiens et de nos observations ainsi que dans les sources que nous avons rassemblées.

724.

Idem.