Section II. De l’« informalité » à l’institutionnalisation de pratiques de coopération

Gérard Collomb associe étroitement la « gouvernance » au mode avant tout « pragmatique » et non « idéologique » selon lequel il affirme mettre en œuvre les politiques économiques locales 867 . En outre, en 2001, il remporte une courte victoire à la mairie de Lyon 868 . Il doit ensuite sa nomination à la présidence de la communauté urbaine de Lyon au soutien d’élus communautaires de l’UDF et de l’UMP 869 . Le contexte de son élection est ainsi considéré par certains acteurs locaux comme la principale origine de sa volonté d’ouvrir les processus de prise de décision intercommunaux à des acteurs de différents bords partisans :

‘« Si on prend les grandes institutions lyonnaises, c’est vrai qu’elles ont souvent été en concurrence, en tout cas tellement en concurrence ou en compétition que [Gérard] Collomb, en arrivant pour son mandat essaie de créer une majorité qui tienne compte de toutes ces tendances, sous la pression politique certes, mais néanmoins, il a pris le parti de se dire : finalement j’ai été élu de justesse à la ville et encore plus au Grand Lyon, parce qu’il y a des gens qui ne sont pas de ma tendance mais qui ont envie de croire dans les idées que je leur propose. Donc, même si c’est compliqué, réunissons des gens de tous bords et voyons comment on peut construire un projet de […] gouvernance » 870 .’

Les volontés de « pragmatisme » et d’ouverture partisane de Gérard Collomb (peu importent les raisons qui les motivent), sont-elles des explications suffisantes à l’acceptation, par les acteurs de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et du ‘Pack’, de travailler en collaboration avec une institution dirigée par un élu PS ? Notamment les chefs d’entreprise locaux et leurs représentants réputés hostiles à la gauche 871  ? Si Lyon connaît une tradition de coopération entre élus locaux, agents des collectivités locales et milieux économiques 872 , en 2001, c’est en effet la première fois qu’un parti de gauche y accède au pouvoir. Cette ouverture en termes de types d’acteurs réunis s’accompagne-t-elle d’une ouverture en termes d’idées défendues par les groupes constitués ? Les dispositifs de « gouvernance » que Gérard Collomb propose de mettre en œuvre révèlent-ils simplement une tendance à juger, a priori et de manière infondée, le positionnement partisan des chefs d’entreprise locaux ? Ou sont-ils plutôt une occasion de « dépolitisation » comme de nombreux acteurs l’affirment ?

Gérard Collomb et les acteurs locaux engagés dans ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et dans le ‘Pack’ affirment tous mettre en place des coopérations « informelles » 873 qui doivent permettre aux acteurs y prenant part de transcender tout conflit potentiel lié à des luttes entre institutions locales (qu’il s’agisse d’institutions publiques ou de structures partisanes), en d’autres termes, des coopérations qui doivent permettre de faire primer l’action concrète à la fois sur les luttes de structures et sur les conflits d’idées. Une coopération « informelle » est préconisée pour éviter l’enlisement de toute tentative d’action publique locale dans des conflits entre acteurs locaux. Ceux-ci perçoivent la « gouvernance » comme un outil de déconflictualisation car elle correspondrait précisément à un mode de production « informel » de l’action publique fondé sur des coopérations transcendant les frontières des institutions existantes. Aux yeux des acteurs locaux que nous avons rencontrés, un dispositif incarnant la « gouvernance », tel que le ‘Pack’, doit bien à ce titre opérer une « dépolitisation » :

‘« [Le ‘Pack’ rassemble des personnes qui ont] une volonté à la fois d’être acteur et non engagé dans les institutions. […] Ce sont des gens qui sont d’accord pour faire mais en dehors de choses qui peuvent devenir des enjeux politico-quelque chose » 874 .’

Lorsqu’ils présentent ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et le ‘Pack’ comme des dispositifs « apolitiques », les acteurs se référent à une absence de conflit partisan et institutionnel qui implique, à leurs yeux, une absence de conflit idéologique. Dans le cadre de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et du ‘Pack’, la politique (les partis) et le politique (les institutions publiques) ne joueraient plus qu’un rôle limité, ce qui permettrait de mener une action libérée à la fois de tout enjeu électoral et institutionnel et de tout carcan idéologique. Le mode d’organisation de ces deux dispositifs se veut novateur et en opposition au « conservatisme », ou au manque de capacité d’« innovation » des institutions publiques 875 . En d’autres termes, les membres de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et du ‘Pack’, proposent de structurer le « territoire » contre la et le « politique » en développant des pratiques d’action distinctes (voire en opposition radicale) de celles d’institutions publiques dites « traditionnelles » dont ils jugent le fonctionnement « dépassé » et « figé » 876 .

S’ils proposent pour cela de mettre en place des coopérations « informelles », ils proposent, en associant davantage les chefs d’entreprise locaux aux processus de décision publique (cf. Supra), de s’inspirer en outre du fonctionnement et des valeurs de l’entreprise pour mettre en œuvre leur « nouveau » mode d’action publique locale. Les mobilisations collectives de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et du ‘Pack’ s’articulent donc autour d’une remise en cause des institutions existantes et d’une référence systématique à la fois au « territoire », à Lyon, et au fonctionnement de l’entreprise privée comme guide pour l’action. Il n’est dès lors pas anodin que le ‘Schéma de Développement Économique’ ait été rebaptisé ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’.

Au sein du ‘Pack’ et de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ circule finalement un ensemble de valeurs identifiables. Le noyau dur des membres du ‘Pack’ et les organisateurs de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ s’accordent autour d’un socle de principes que l’ensemble de leurs membres accepte tacitement, ou tolère au moins car il ne s’y oppose pas. Les discours mobilisateurs formulés ainsi que les choix faits en termes d’organisation révèlent dès lors, à nos yeux, des prises de position que nous qualifions d’économiquement libérales 877 . Notre définition de la politisation, qui n’accorde pas aux partis ni aux institutions publiques le monopole de la production des idéologies, nous permet ainsi de repérer l’émergence d’une idéologie en dehors de ces structures ou, en d’autres termes, l’émergence de discours politisés, au sens où ils sont fondés sur une montée en généralité et une conflictualisation, même s’ils ne sont portés ni par une institution publique, ni par un parti politique. Cela nous permet de saisir pourquoi les acteurs affirment que leurs mobilisations sont « informelles » et « pragmatiques » quand ils institutionnalisent leurs pratiques de coopération et les positionnent clairement en fonction d’enjeux idéologiques. En effet, ce qui est précisément avant tout en jeu à leurs yeux c’est une redéfinition du « politique », à savoir une redéfinition des frontières entre gouvernants et gouvernés ainsi qu’une redéfinition du rôle de chaque type de gouvernants. En outre, différents éléments des modes de fonctionnement de ces dispositifs permettent à leurs organisateurs de faire exister ces mobilisations collectives et de les pérenniser mais aussi d’anticiper et de gérer des différences de points de vue au moins potentielles concernant leurs valeurs discriminantes. La mise en place de ces dispositifs qui se veulent « informels » entraîne ainsi paradoxalement une institutionnalisation. Les acteurs sont contraints, sur le terrain, à mettre en place une série de règles qui viennent autoriser la mise en place de leurs mobilisations et dessinent progressivement les contours finalement très nets des prises de position et des positionnements institutionnels et partisans des acteurs qui s’y engagent.

Dans cette section, nous analysons les représentations et les rapports de force que nous pouvons identifier derrière l’« apolitisme » que les membres de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et du ‘Pack’ affirment atteindre grâce à l’« informalité ». L’« informalité » sur laquelle ils se proposent de fonder leurs mobilisations va en effet de pair avec une représentation économiquement libérale de l’action publique. Leurs principes d’action sont empreints d’une idéologie professionnelle entrepreneuriale. En outre, leurs mobilisations dites « informelles » s’institutionnalisent. Une volonté de déconflictualiser les échanges au sein de chaque groupe les conduit, notamment, à éviter tout débat en interne et, finalement, à rassembler des acteurs très proches d’un même bord partisan. Progressivement, même les luttes partisanes et institutionnelles refont surface 878 .

Notes
867.

Voir Partie I.

868.

Après un affrontement, au premier tour, entre Gérard Collomb, Charles Millon (ancien membre du RPR) et Michel Mercier (UDF), Gérard Collomb l’emporte malgré le regroupement des partisans de Charles Millon et des membres de l’UDF et du RPR sur des listes conduites par Jean-Michel Dubernard. Michel Mercier, talonné par les listes de Charles Millon au premier tour, a en effet refusé une fusion de ses listes avec celles conduites par ce dernier.

869.

Comme le soulignent de nombreux articles parus dans la presse locale.

870.

Entretiens avec l’enquêté n°6 : avec un agent de la communauté urbaine de Lyon rattaché à la DAEI, chargé de mission « veille économique ».

871.

À notre connaissance, il n’existe pas de statistiques locales concernant Lyon (ou la région Rhône-Alpes) permettant d’objectiver les positionnements partisans des chefs d’entreprise locaux et de leurs représentants. Ces derniers demeurent malgré tout le plus souvent considérés comme proches des idées et des hommes des partis politiques dits de droite (notamment dans la presse ou, plus généralement, les médias locaux).

872.

Voir Partie I.

873.

Expression fréquemment employée dans nos archives, dans nos entretiens retranscrits et dans nos notes d’observations.

874.

Entretien avec l’enquêté n°27 : un journaliste économique local,intervenant lors des week-end de l’association Émergences régulièrement invité aux réunions du ‘Pack’.

875.

Expressions fréquemment employées dans nos archives, dans nos entretiens retranscrits et dans nos notes d’observations.

876.

Idem.

877.

Par opposition au libéralisme politique et en référence au libéralisme économique, bien que ces deux courants de pensée se recoupent chez certains auteurs classiques. Les membres du ‘Pack’, notamment, évoquent fréquemment leur souhait de voir l’État et l’ensemble des institutions publiques locales non pas disparaître mais néanmoins réduire radicalement leurs domaines d’intervention. Un certain nombre de travaux ont à ce propos montré que le libéralisme économique est basé sur un ensemble de croyances discriminantes présentées comme des théories scientifiques (cf. par exemple Frédéric LEBARON, La croyance économique : les économistes entre science et politique, Paris, Seuil, coll. "Liber", 2000).

878.

En ce qui concerne plus précisément les conflits entre institutions patronales (chambres consulaires et instances patronales) et entre institutions publiques (ainsi qu’entre ces deux catégories d’institutions locales), voir Chapitre IV.