‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ vise à réunir les « principaux » acteurs d’une « société civile » que ses initiateurs assimilent aux milieux économiques locaux, puis aux « entreprises », voire aux « chefs d’entreprise ». En outre, sur le terrain, ce dispositif commence effectivement par mobiliser quelques chefs d’entreprise, avant de se focaliser exclusivement sur une coopération entre la communauté urbaine, les chambres consulaires et les instances patronales (ainsi que le PUL depuis 2006). Le ‘Pack’ entend lui aussi réunir les « principaux » acteurs d’une « société civile » que ses initiateurs assimilent, cette fois, aux « personnalités » lyonnaises (re)connues grâce à leurs activités dans des domaines économiques divers. Sur le terrain, ce dispositif permet néanmoins avant tout la mobilisation de chefs d’entreprise lyonnais responsables de PME du secteur tertiaire.
Dans ce travail, nous étudions ainsi deux dispositifs incarnant une version particulièrement sélective de la « gouvernance » 1021 . Quelques configurations d’acteurs locaux se structurent (voire se renforcent pour certaines d’entre elles 1022 ) et monopolisent le pouvoir contrairement aux bouleversements attendus suite à l’annonce de la mise en place d’une « gouvernance » faisant au moins implicitement écho à la thématique de la démocratie participative et citoyenne. Les dispositifs observés écartent notamment les citoyens et les syndicats de travailleurs de la formulation des politiques économiques (il s’agirait là de mobilisations « possibles non-advenues » 1023 ). Le « développement économique » qui doit assurer le rayonnement international de Lyon est une affaire d’élus locaux, d’agents communautaires et de chefs d’entreprise ou de représentants des chefs d’entreprise locaux 1024 . La « gouvernance économique métropolitaine » est finalement une thématique développée, par les acteurs lyonnais que nous avons rencontrés, pour en faire un outil de « légitimation des groupes qui exercent effectivement le pouvoir » 1025 . En effet, les coopérations que visent à mettre en place ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et le ‘Pack’ n’ont rien de fondamentalement « nouveau » en termes de types d’acteurs s’y engageant. Il y aurait donc « captation par une minorité d’acteurs des bénéfices de la gouvernance » 1026 .
La communauté urbaine se trouve placée au centre de ces configurations. Cette institution affiche ainsi des relations avec différents types d’« acteurs économiques ». Soit de manière simultanée lorsqu’elle parvient à faire asseoir les représentants des chambres consulaires et des instances patronales à la table de Gérard Collomb. Soit de manière parallèle lorsqu’elle parvient à lancer à la fois ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et le ‘Pack’, puisque ce dernier réunit pour sa part des chefs d’entreprise précisément peu investis dans les chambres consulaires ou les syndicats patronaux. La « gouvernance économique métropolitaine » apparaît être un outil de construction de scènes de légitimation mutuelle. La communauté urbaine tente de légitimer les interventions des chefs d’entreprise et de leurs représentants, qui tentent de légitimer les siennes en retour. Le mode de légitimation recherché est alors avant tout une légitimation par les outputs. C’est pourquoi la communauté urbaine sélectionne les acteurs auxquels elle ouvre ses processus de décision. Il y a tentative de structuration de relations entre la communauté urbaine et quelques groupes d’intérêt bien identifiés et identifiables 1027 . La mise en œuvre de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et du ‘Pack’ entraîne en outre, sur le terrain, une sélection de plus en plus drastique des partenaires de la communauté urbaine qui dépasse finalement les principes d’action des initiateurs de ces dispositifs. Cette sélection s’accompagne d’une très forte hiérarchisation des relations entre acteurs locaux en externe (puisque les coûts d’intégration dans les configurations d’acteurs constituées sont de plus en plus élevés) 1028 . Elle s’accompagne également d’une hiérarchisation en interne (à savoir entre partenaires de la communauté urbaine), comme nous allons le voir. Ces hiérarchisations peuvent entraîner des remises en cause de la légitimité des partenaires sélectionnés par la communauté urbaine, et donc des actions mises en place dans le cadre de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et du ‘Pack’ 1029 .
‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et le ‘Pack’ sont, par ailleurs, une proposition de réponse au problème de l’ingouvernabilité d’une grande agglomération telle que Lyon par une tentative de structuration de relations « informelles » entre la communauté urbaine et les quelques groupes d’intérêt sélectionnés. Cette « informalité » considérée comme un outil efficace de « déconflictualisation » et de « dépolitisation » par les membres de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et du ‘Pack’, est censée être atteinte grâce à la réunion d’acteurs sans étiquettes institutionnelles, ni partisanes par opposition au fonctionnement « traditionnel » des institutions publiques. Sur le terrain, émerge néanmoins une idéologie professionnelle économiquement libérale qui sert de mot d’ordre aux membres de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et du ‘Pack’. En interne à ces groupes, les conflits entre acteurs sont évités grâce à une délicate et fragile gestion de représentations distinctes, voire opposées. Surtout, en se structurant ainsi, ces groupes réunissent progressivement des acteurs qui ont non seulement des caractéristiques sociologiques et économiques proches, mais qui sont aussi tous sympathisants d’un même bord partisan.
Le « territoire » comme facteur de mobilisation « apolitique » se révèle rapidement être un mythe. La mise en œuvre de ces dispositifs souligne au contraire tout le poids de la politique (au sens de politics) 1030 . Les membres du ‘Pack’ finissent même par ne plus avoir de liens réguliers avec la structure intercommunale dirigée par un élu PS. Une lutte contre la dislocation ou l’atomisation de l’agglomération aboutit à l’institutionnalisation de deux mobilisations concurrentes prises dans des enjeux idéologiques, institutionnels et partisans, dont nous allons voir qu’elles sont, en outre, directement en conflit l’une avec l’autre 1031 .
La communauté urbaine réussit toutefois à mettre en place une intervention dans un domaine où elle ne disposait d’aucune expertise jusqu’au milieu des années 1990. Elle affiche pour cela des modes de prise de décision ouverts aux chefs d’entreprise locaux et à leurs représentants. Émergent ainsi des scènes intermédiaires situées entre le social et le ou la politique (au sens de politics et de polity), au sein desquelles l’équilibre des intérêts est précaire et non régulé par les outils classiques de la démocratie représentative tels que le vote. Les assemblées délibérantes élues sont invitées à jouer le rôle d’une simple chambre d’enregistrement de décisions prises dans des scènes « adhocratiques » 1032 . Aussi paradoxal que cela puisse paraître de prime abord, l’émergence de telles scènes –où les chefs d’entreprise et leurs représentants sont nombreux– incite à se demander si nous n’assistons pas à une forme de privatisation de l’action publique ici étudiée, et si cette privatisation n’entraîne pas une transformation de l’ensemble des rôles des partenaires de cette action publique.
Certains travaux ont souligné que la pluralisation de l’action publique se distingue d’une simple disparition des formes de domination ou de monopolisation du pouvoir (cf. PINSON, "Projets de ville et gouvernance urbaine. Pluralisation des espaces politiques et recomposition d'une capacité d'action collective dans les villes européennes", op. cit., p.646). Lyon ne constitue dès lors pas une exception, même si la logique de sélection nous semble particulièrement poussée dans le cas des dispositifs que nous étudions. Par ailleurs, l’étude de Patrick LE GALÈS portant sur l’agglomération rennaise lui permet d’affirmer qu’au début des années 1990 le « développement économique » local y est porté par une nouvelle gauche urbaine, à savoir par les classes moyennes du secteur public (cf. LE GALÈS, Politique urbaine et développement local, Une comparaison franco-britannique, op. cit., pp.210 et suiv.). La présentation des acteurs mobilisés dans le cadre de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et du ‘Pack’ semble indiquer que la situation lyonnaise est bien différente (l’« effet localité » jouant alors à plein, cf. BENOIT-GUILBOT, "Les acteurs locaux du développement économique local : y a-t-il un 'effet localité' ?", op. cit.). Il nous reste néanmoins à définir les rôles respectifs des élus locaux, des agents communautaires et des chefs d’entreprise ou de leurs représentants pour définir vraiment qui fait les politiques économiques intercommunales lyonnaises (voir Chapitre IV).
Les coopérations entre la communauté urbaine de Lyon et le Medef Rhône, notamment, sont particulièrement anciennes (voir Partie I). Il y a bien une stabilité au moins formelle des relations entre la communauté urbaine et quelques acteurs locaux, cf. les travaux élitistes, tels que : MILLS, L'élite du pouvoir, op. cit.
Cf. PAYRE, À la recherche de la 'science communale'. Les 'mondes' de la réforme municipale dans la France de la première moitié du vingtième siècle, op. cit..Tous ces partenaires excluent alors nettement d’autres acteurs locaux susceptibles de se mobiliser, cf. LE GALÈS, Le retour des villes européennes. Sociétés urbaines, mondialisation, gouvernement et gouvernance, op. cit. et PINSON, "Projets de ville et gouvernance urbaine. Pluralisation des espaces politiques et recomposition d'une capacité d'action collective dans les villes européennes", op. cit.
Le « développement économique » est même l’affaire d’une poignée d’acteurs organisés autour d’intérêts professionnels au sein de ces différentes catégories (élus communautaires, agents communautaires, chefs d’entreprise et représentants des chefs d’entreprise locaux), voir Chapitre IV.
Cf. LAGROYE, "La légitimation", op. cit., p.398.
Présentée comme une ouverture des processus de décision publique, cette dernière tend à faire oublier les asymétries de la participation à l’action publique, cf. SIMOULIN, "La gouvernance et l'action publique : le succès d'une forme simmélienne", op. cit., p.23).
Sur le rôle des élus et des agents communautaires dans l’instauration de ce « néo-corporatisme » à l’échelle d’une institution publique locale, voir Chapitre IV.
Contrairement à l’idée d’une horizontalisation de ces dernières sous-entendue par les termes « projets » et « gouvernance », cf. PINSON, "Projets de ville et gouvernance urbaine. Pluralisation des espaces politiques et recomposition d'une capacité d'action collective dans les villes européennes",op. cit., p.643.
Voir Chapitre IV.
Elle souligne également le poids du politique (au sens de polity), voir Chapitre IV.
Voir Chapitre IV.
Cf. JOUVE et LEFÈVRE (dir.), Métropoles ingouvernables : Les villes européennes entre globalisation et décentralisation, op. cit. Nous employons ici le mot « scène » à dessein car les décisions cruciales ne se prennent pas systématiquement là où elles sont affichées, comme le montre l’exemple de la politique foncière (voir Chapitre IV).