c / Le ‘Pack’ : des actions d’intérêts privés

Dans le cas du ‘Pack’, les chefs d’entreprise défendent directement les intérêts de leurs entreprises tels qu’ils les définissent. Les actions que ce réseau entend mener s’apparentent alors à des actions d’intérêts privés.

Lorsque les membres du ‘Pack’ définissent les actions qu’ils vont mener, celles du ‘Comité Grand Lille’ font une nouvelle fois figure d’exemple. Ce dernier a notamment participé à la candidature de Lille pour l’accueil des Jeux Olympiques (en 2004) 1084 et pour être capitale européenne de la culture (toujours en 2004) 1085 . La dimension événementielle est également centrale dans les actions du ‘Pack’.

Après la mise en place d’Émergences, les premiers projets portés par les « jeunes talents » de cette association avec le soutien des membres du ‘Pack’ proposent de faire de Lyon une « ville Zen » pour contrecarrer sa réputation de ville grise, industrielle et besogneuse, d’en faire un lieu de référence pour les négociations de paix internationales pour concurrencer Genève, de la transformer en une grande fresque vivante rappelant les événements marquants de l’histoire de l’ancienne capitale des Gaules, d’y établir une place boursière internationale permettant de classer les entreprises responsables selon une grille de valeurs éthiques, d’y structurer lesrelations entre les acteurs du secteur de la tendance en organisant un salon et un concours baptisé TIM (Textile Intelligence Meeting), ou encore de la « vendre » en identifiant des « ambassadeurs » et en les envoyant à l’étranger avec un kit de présentation de cette agglomération et de ses atouts.
Certains membres du ‘Pack’ montent également leurs propres projets : développer à Lyon un pôle reconnu internationalement autour du thème « gastronomie et santé », y installer une « Cour de justice internationale pour les crimes contre la Terre », y créer un centre de découverte de la création musicale ou encore en faire une capitale des arts et techniques cinématographiques 1086 .

Agir ainsi « pour la métropole » 1087 est aussi une occasion de favoriser l’expansion des entreprises dont les responsables sont membres du ‘Pack’. Ces chefs d’entreprise défendent alors des intérêts qui ne correspondent pas directement aux besoins des entreprises pris en compte par ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ (et par ‘Lyon, Métropole Innovante’). Certains membres du ‘Pack’ travaillent directement dans le secteur de l’événementiel (tels que le PDG de GL Events et le fondateur du Grand Prix de Tennis de Lyon). D’autres travaillent dans le secteur des services aux entreprises (tels que les responsables de CEGID, de Knowings, de DIMO-Gestion, ou encore d’April) et peuvent notamment tirer des profits indirects de la mise en place d’une Bourse Éthique à Lyon. Plus ponctuellement, enfin, le projet concernant les arts et techniques cinématographiques est porté par un chef d’entreprise de ce secteur qui finit d’ailleurs par racheter lui-même un cinéma lyonnais un temps convoité par les membres du ‘Pack’, de manière à commencer à donner forme à son projet 1088 .

Entre simple réseau informel au service de la « métropole » et groupe d’intérêt structuré, la frontière apparaît finalement ténue 1089 . Le ‘Pack’ est présenté comme un « groupe de décideurs », ou encore comme une force de propositions de projets pour le « développement » du territoire 1090 . Mais les actions que ses membres lancent concernent un « développement économique » défini en fonction des retombées positives attendues pour leurs propres activités 1091 . Il ne peut donc être question de l’analyser comme un « groupe d’intérêt pour l’agglomération », ni comme un « groupe d’intérêt métropolitain ». Certes, ses membres considèrent qu’en œuvrant pour le « développement » de leurs entreprises, ils œuvrent pour la collectivité (et vice versa), comme le rappelle la remarque suivante :

‘« Indirectement, ça nous fait un peu travailler pour la collectivité, mais […] ça ne me dérange pas […]. Je pense qu’en travaillant pour la collectivité, pour un marché, je travaille […] pour moi quelque part » 1092 .’

Les actions du ‘Pack’ n’en demeurent pas moins particulièrement ciblées 1093 . Elles concernent avant tout la ville de Lyon et sont en lien direct avec les secteurs en nombre restreint des entreprises des membres de ce groupe.

D’une certaine manière, les besoins et/ou les intérêts des entreprises sont bien pris en compte de façon croissante dans les politiques économiques intercommunales depuis la fin des années 1970. La mobilité des entreprises, en particulier la possibilité qu’elles puissent quitter l’agglomération lyonnaise, constitue en effet, aux yeux acteurs locaux chargés de définir le contenu des dispositifs économiques intercommunaux, une contrainte fondamentale qui deviendrait en outre aujourd’hui particulièrement prégnante. Néanmoins, les chefs d’entreprise interrogés par la RUL puis par l’agence d’urbanisme considèrent qu’agir dans l’intérêt de leurs entreprises implique notamment de baisser la fiscalité et d’aménager les zones sur lesquelles ils sont implantés. Les mêmes individus se montrent par ailleurs globalement critiques face aux politiques économiques existantes, même s’ils formulent peu de propositions d’actions concrètes qui correspondent au cadre légal de la compétence économique intercommunale 1094 . Si les partenaires de ‘Lyon, Métropole Innovante’ et de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ affirment tenir compte des demandes explicites de l’ensemble de ces chefs d’entreprise, ils tendent à focaliser les actions de ces dispositifs sur un nombre restreint de secteurs en facilitant notamment la mise en réseau de chefs d’entreprise et de chercheurs au sein de ces secteurs cibles. Les membres du ‘Pack’, quant à eux, défendent directement leurs intérêts. Néanmoins leurs liens avec la communauté urbaine de Lyon sont rompus à la fin de l’année 2003 1095 .

Au bout du compte, si la réforme de la « gouvernance économique métropolitaine » facilite les interactions tant entre quelques grands chefs d’entreprise qu’entre les représentants officiels des chefs d’entreprise locaux et la communauté urbaine, le cœur des actions des dispositifs intercommunaux tels qu’ils sont aujourd’hui définis 1096 concerne l’amélioration de l’environnement immatériel des entreprises. Au fondement des dispositifs que nous étudions, nous retrouvons finalement avant tout les résultats de l’expertise économique locale produite depuis la fin des années 1970 1097 . Le contenu des politiques économiques intercommunales se transforme ainsi progressivement par l’accumulation de différents points de vue concernant l’économie locale. Ce sont d’abord les constats et les orientations de l’État transmis via la production et l’analyse des données de l’INSEE 1098 et via certaines politiques nationales telles que celle des « pôles de compétitivité ». Ce sont également les intérêts des entreprises défendus par quelques chefs d’entreprise directement consultés et, dans une moindre mesure néanmoins, par de nombreux chefs d’entreprise locaux interrogés par questionnaires 1099 . Ce sont encore les analyses de chercheurs mobilisés directement ou par l’intermédiaire de leurs travaux 1100 . Et ce sont, enfin, les hiérarchisations des besoins des entreprises par les représentants des chefs d’entreprise locaux ainsi que par les élus et les agents de l’agence d’urbanisme puis de la communauté urbaine qui s’appuient alors sur l’ensemble des points de vue précédents qu’ils parviennent à accumuler 1101 .

Nous sommes face à une réforme qui renforce la prise en compte des intérêts des entreprises locales à la définition des actions à mettre en œuvre dans le domaine du « développement économique ». Cette prise en compte s’opère soit par l’intégration croissante des besoins des chefs d’entreprise locaux formulés par leurs représentants ou par les élus et les agents communautaires, soit par l’intégration croissante des intérêts des chefs d’entreprise directement portés par certains d’entre eux. Le degré de privatisation des dispositifs économiques varie alors notamment en fonction du type d’entreprises visées : de leur taille et de leur secteur d’activité. Il nous reste à déterminer ce qu’il advient de ces transformations de la définition du contenu des politiques économiques intercommunales lorsque ces dernières sont mises en œuvre sur le terrain.

Notes
1084.

En 1995, Lille et Lyon déposent en réalité toutes deux une candidature pour les J.O. de 2004. Dans le cas lyonnais, une absence de concertation entre Charles Millon (alors président de la région Rhône-Alpes et porteur du projet) et Michel Noir freine la constitution du dossier de candidature, même s’il obtient le soutien de dernière minute de Raymond Barre élu en 2001. Seule la candidature de Lille est retenue dans la première shortlist du Comité International Olympique, cf. MATEJKO, "Quand le patronat pense le territoire. Le Comité Grand Lille et la pensée métropole", op. cit. et ROSIER, Lyon, seconde agglomération française mais quelle vocation internationale ?, op. cit., pp.16/17 (Il n’est pas anodin de trouver quelques paragraphes consacrés à l’échec de la mobilisation lyonnaise autour de cette candidature olympique dans ce mémoire rédigé à la suite d’un stage réalisé au sein du ‘Pack’).

1085.

Cette candidature a quant à elle abouti, cf. Rémi LEFEBVRE, "Martine Aubry et Lille 2004, capitale européenne de la culture. Logiques d'imputation et d'implantation dans les processus d'action publique", Lille, séminaire " Analyse des politiques publiques et sociologie politique " (CERAPS/PACTE), 13 janvier 2003.

1086.

Informations tirées de nos observations des réunions du ‘Pack’ et d’Émergences.

1087.

Expression employée par les membres du ‘Pack’ et d’Émergences.

1088.

Notre propos ne consiste pas, ici, à suggérer qu’il y aurait récupération, par certains de ses membres, de la mobilisation collective du ‘Pack’. Au fondement même de cette mobilisation se trouve en effet l’idée que l’intérêt général est la somme des intérêts individuels (voir Chapitre III).

1089.

Dans le cas du ‘Lyen’, il nous est impossible d’évaluer dans le détail les types d’intérêts pris en compte car ce dispositif a été abandonné avant la définition de toute action concrète à mettre en oeuvre. Dans le compte rendu d’une des réunions de ce groupe, apparaît néanmoins la même volonté de constituer une force de propositions de projets de « développement » pour l’agglomération (en profitant alors des élections de 2001 pour les faire accepter), tout en servant les intérêts des entreprises des membres de ce groupe (« Club des Entrepreneurs. Compte rendu de la réunion du 7 janvier 2000 », Communauté urbaine de Lyon, Document non-daté, Entretien avec l’enquêté n°11 : un agent de la communauté urbaine de Lyon rattaché à la DAEI, chargé de mission « bio-technologies et technologies de l’information » et Entretien avec l’enquêté n°14 : le directeur du Centre des Entrepreneurs de l’École de Management de Lyon à la fin des années 1990).

Expression employée par les membres du ‘Pack’ et d’Émergences.

1090.

Voir Chapitre III.

1091.

Cet élément suggère que le ‘Pack’ se structure en groupe d’intérêts particuliers dont il reste à voir s’il parvient à mettre en œuvre ses projets et à influencer les institutions publiques (cf. OFFERLÉ, Sociologie des groupes d'intérêt, op. cit.). Laurent MATEJKO adopte quant à lui une position différente et considère, en ce qui concerne le ‘Comité Grand Lille’, qu’il constitue un « lobby métropolitain » (cf. MATEJKO, "Quand le patronat pense le territoire. Le Comité Grand Lille et la pensée métropole", op. cit.).

1092.

Entretien avec l’enquêté n°26 : un membre du ‘Pack’ également président du club d’entrepreneurs lyonnais le Cercle (voir Chapitre III).

1093.

Ces actions sont d’ailleurs bien davantage ciblées que ne peut le laisser entendre la liste des enjeux de « développement » de l’agglomération lyonnaise identifiés par les membres du ‘Pack’. Pour rappel, il s’agit notamment de l’expansion de l’aéroport Saint-Exupéry, de la mise en place d’une ligne de train Lyon/Turin, de l’organisation de grands événements internationaux et de la construction d’hôtels prestigieux (voir Chapitre III).

1094.

Une étude portant sur la formation et le fonctionnement de l’évaluation européenne des médicaments et, notamment, sur la place des intérêts privés dans cette évaluation a ainsi montré, à partir d’un tout autre terrain d’enquête, que les chefs d’entreprise peuvent se montrer « relativement myopes », cf. Boris HAURAY, L'Europe du médicament. Expertise, politique et intérêts privés dans la formation et le fonctionnement d'une évaluation européenne des médicaments, Thèse de sociologie, Paris, Institut d'Études Politiques de Paris, 2003, p.433.

1095.

Voir Chapitre III. Le ‘Pack’ ne peut donc plus être considéré comme une politique économique intercommunale après 2003. L’idée du ‘Pack’ est peut-être une idée de transformation du contenu des politiques économiques intercommunales qui doit encore circuler avant d’être éventuellement intégrée à ce contenu sous une forme ou sous une autre, cf. Infra.

1096.

C’est-à-dire le cœur de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et de ‘Lyon, Métropole Innovante’ puisque le ‘Lyen’ et le ‘Pack’ sont abandonnés.

1097.

Voir Chapitre II.

1098.

Comme lors de la réalisation du « dossier industriel » de la RUL en 1979 (cf. Supra).

1099.

Pour rappel : le point de vue de ces chefs d’entreprise fondé sur leurs expériences à la direction d’entreprises privées est considéré comme une forme d’expertise concernant les politiques économiques locales (voir Chapitre II). Néanmoins, comme nous venons de le voir, seuls quelques grands chefs d’entreprise ainsi que les représentants officiels des chefs d’entreprise locaux parviennent à laisser une empreinte durable sur les décisions prises en termes de contenu de l’action économique intercommunale.

1100.

Voir Chapitre II.

1101.

Élus et agents de la communauté urbaine, au contact des représentants des chefs d’entreprise locaux, s’érigent progressivement eux-mêmes en experts concentrant, en outre, entre leurs mains, les différents types d’expertise économique locale produits et ayant, enfin, intégré les logiques du marché compétitif des entreprises privées dans leurs stratégies (cf. Infra).