a / Une communauté urbaine « métropolitaine » grâce aux acteurs qu’elle rassemble

Nous avons vu que le terme « métropole » est notamment employé à la fin des années 1960 dans le cadre de la politique des « métropoles d’équilibre » lancée par la DATAR, qui doit permettre à d’autres villes françaises que Paris d’intégrer une compétition européenne entre grandes villes en attirant des entreprises et leurs capitaux 1194 . L’organisation d’études de l’aire métropolitaine (OREAM) alors créée à Lyonconsidère néanmoins rapidement que la mise en place d’une communauté urbaine regroupant une cinquantaine de communes à partir de 1969, est insuffisante pour atteindre cet objectif 1195 . En 1974, est ainsi créée la RUL regroupant des représentants de collectivités locales du Rhône, de l’Ain, de l’Isère puis de la Loire 1196 . L’instance pourtant purement consultative qu’est la RUL, est successivement instrumentalisée par différents acteurs en vue d’accroître leur emprise sur cette échelle de gouvernement (notamment par des agents de la DATAR et du corps des Ponts et Chaussées, puis par le maire de Lyon et président de la communauté urbaine Michel Noir 1197 ). Ces tentatives d’instrumentalisation rendent le fonctionnement de la RUL très chaotique 1198 . L’espace géographique qualifié par le terme « métropole » demeure donc flou, surtout quant à l’instance ou les instances politiques de référence censées mener les interventions publiques « métropolitaines ».

Dans ce contexte, l’« optimum territorial » 1199 que les acteurs attribuent à la communauté urbaine est en constante redéfinition. Dès les années 1970 coexistent en effet plusieurs territoires d’action intercommunaux. Au territoire juridique des 55 communes membres, s’ajoutent progressivement : non seulement le territoire prospectif de la RUL, mais aussi les territoires économiques définis par les entreprises et leurs représentants à l’écoute desquels la communauté urbaine se présente, les territoires experts dessinés par l’INSEE sur la base des déplacements quotidiens des habitants notamment, ou encore les territoires des réseaux de villes (reliant notamment Saint-Étienne, Grenoble et Lyon) à partir des années 1980 1200 . Au début des années 1990, Michel Noir modifie enfin le nom que la structure intercommunale s’attribue. La COURLY devient le « Grand Lyon ». Cette décision de marketing institutionnel finit d’accentuer le flou quant au territoire potentiellement concerné par les interventions de la communauté urbaine et, plus généralement, quant aux limites de la « métropolisation » 1201 .

C’est en 1994 qu’est abordé institutionnellement ce problème de la définition du territoire d’intervention de la communauté urbaine, grâce à la notion de « territoire pertinent » alors explicitement opposée à celles de territoire juridique 1202 . Mais la définition de ce « territoire pertinent » de la communauté urbaine continue à varier. Au sein même de la communauté urbaine, différentes définitions sont mobilisées, malgré des efforts d’objectivation croissance de l’agglomération via une mise en cartes et en statistiques 1203 . Certaines définitions sont mouvantes (comme celle de l’aire urbaine qui se rapproche de plus en plus du territoire de la RUL, cf. Infra), et font ressortir le caractère juridique et institutionnel du territoire d’une « agglomération » définie par les 55 communes membres de la communauté urbaine. Le territoire d’action intercommunal reste ainsi flou :

‘« C’est pour ça que moi, quand je communique, c’est vrai que je le fais beaucoup sur Lyon, même si c’est Grand. La notion de territoire, elle tombe, moi je ne suis pas limité à mes 55 communes. Quand je vais discuter avec un investisseur sur les bios ou je ne sais quoi, Grand Lyon, il s’en fout ! À la limite, on lui vend même Rhône-Alpes, quoi ! on lui vend un territoire sans vraiment de frontière géographique, les 55 communes il s’en fout. C’est ça marketer le territoire. 1204

Avec ‘Lyon, Métropole Innovante’ et ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’, l’idée est finalement de ne pas imposer de territoire pré-construit (qu’ils s’agisse de celui de la communauté urbaine, de celui de la RUL ou encore de ceux des réseaux de villes), de manière à laisser la logique du marché des secteurs d’activité économique locaux déterminer les territoires des interventions de cette politique :

‘« [Le vice-président développement économique de la communauté urbaine] : Si nous interrogeons, aujourd’hui, les industriels présents autour de cette table, et si ces grands responsables interrogeaient à leur tour d’autres industriels, nous aurions plusieurs réponses à la question : ‘quelle perception avez-vous de la notion de territoire ?’. Certains diraient qu’un territoire est ‘un ensemble de ressources qui se trouvent sur un espace géographique, en termes d’infrastructures, en termes de bassins d’emploi, de formation, de culture, d’habitat…’. D’autres industriels pourraient dire, un ‘territoire est un lieu où les entreprises tirent avantage d’une forte concentration d’hommes qualifiés, d’une forte concentration d’infrastructures, d’une forte concentration d’activités’. A contrario, lorsqu’une telle concentration fait défaut, les désavantages l’emportent, ce qui se traduit par ‘on quitte ce territoire’. Enfin, à midi, nous avons parlé des entreprises citoyennes. Si nous interrogeons ces dernières, […] si nous demandons, par exemple, aux gens de Rhône-Poulenc quelle est leur perception du territoire, ils pourraient nous répondre : ‘un territoire, c’est la contrepartie de la flexibilité que l’entreprise doit avoir, cette flexibilité se traduisant par des départs, par des déconcentrations, par des modifications de structure : et la contrepartie, c’est que nous sommes liés à un territoire pour des raisons industrielles, industrieuses, culturelles. Nous voulons chercher avec d’autres partenaires, dont les partenaires publics, mais aussi d’autres encore qui peuvent être des PME, les possibilités de développer de nouvelles activités pour que ce territoire qui était hier le nôtre, bénéficie d’une fort développement économique’. Nous avons donc des perceptions totalement différentes, j’en ai donné trois, mais il peut y en avoir bien d’autres… Cela mérite une réflexion et je ne voudrais pas que nous nous cantonnions, en termes de territoire, à une vision simpliste : est-ce la communauté urbaine ? est-ce la RUL, est-ce la zone d’influence rhonalpine ? Est-ce le réseau des villes ? Je crois que la notion de territoire doit, pour le moment, demeurer en suspens, non pas pour mettre ce problème définitivement entre parenthèses, mais pour laisser avancer la réflexion au niveau des filières, comme au niveau transversal des fonctions, et ne pas ‘touiller’, ‘bidouiller’… Cette notion de territoire viendra toute seule, à mon avis » 1205 .’

C’est finalement l’affichage de relations étroites avec les « acteurs économiques » locaux (c’est-à-dire avant tout avec les instances patronales locales), qui est progressivement retenu comme facteur permettant de légitimer les actions de la communauté urbaine et leur échelle territoriale variable et mouvante 1206 . Le « territoire pertinent » de l’intervention économique intercommunale devient celui sur lequel une coopération entre acteurs publics et privés se construit.

‘« Le périmètre du Grand Lyon a été défini à la fin des années soixante, au moment de la création de la communauté urbaine. Ce territoire correspond aujourd’hui à 15% de celui du département du Rhône, mais à 15% de sa population. L’aire urbaine de Lyon, qui correspond à la réalité tangible de la métropole, est aujourd’hui beaucoup plus étendue, et s’étend même sur quatre départements. Si la communauté urbaine a eu à l’évidence une influence importante sur le développement global de l’agglomération, le décalage entre le périmètre de cette institution et l’aire fonctionnelle lyonnaise apparaît de plus en plus clairement. L’aire urbaine de Lyon correspond au périmètre de vie, au bassin d’emploi autour de la métropole. La définition retenue est celle de l’INSEE : l’aire urbaine se compose des communes ou unités urbaines dont 40% ou plus des actifs résidents vont travailler dans l’aire urbaine. Face au problème de fragmentation territoriale, Lyon cherche à s’adapter à une réalité en mouvement, en particulier à travers de nouvelles formes d’organisation basées sur le partenariat » 1207 .’

Il y a dès lors juxtaposition des territoires sur lesquels est mise en place l’action publique intercommunale et des territoires sur lesquels la communauté urbaine parvient à identifier des « acteurs économiques » et à en faire ses partenaires. Les territoires de l’action économique intercommunale sont directement liés à des configurations d’acteurs mouvantes dont la constitution est considérée comme le fruit des jeux du marché économique.

La « métropole » apparaît comme un construit qui fixe des rapports de force entre groupes sociaux locaux, notamment du fait de la sélection des partenaires de la communauté urbaine 1208 . Le travail de définition puis la discussion de la « pertinence » de ces territoires semblent devoir faire oublier, à de nombreux acteurs locaux, la sélection des groupes d’acteurs invités à prendre part à l’action publique locale que les références à ces territoires permettent d’opérer 1209 . En outre, la « métropole » est ainsi pensée, avant tout, comme un territoire économique défini par le marché. Cela incite certains acteurs locaux, notamment des chefs d’entreprise et leurs représentants, à l’appréhender comme un territoire qui nécessiterait un système de régulation publique dépassant à terme largement le cadre de la communauté urbaine de Lyon. La communauté urbaine ne serait dès lors qu’une institution « métropolitaine » de transition.

Notes
1194.

Voir Chapitre I.

1195.

Entretiens avec l’enquêté n°24 : un ancien chargé de mission « Schéma de Développement Économique » aujourd’hui en charge des politiques de « développement économique » et d’« aménagement » au sein de l’agence d’urbanisme de Lyon et Entretiens avec l’enquêté n°9 : un agent de la CCIL, directeur du service économique. Cf. BEN MABROUK, Le pouvoir d'agglomération en France : Logiques d'émergence et modes de fonctionnement du gouvernement métropolitain (1964-2001), op. cit.

1196.

Voir Chapitre I.

1197.

Cf. BEN MABROUK, "L'ambition métropolitaine lyonnaise. De l'ancien projet d'agglomération de l'État aux conceptions managériales du développement local", op. cit. et BARDET et JOUVE, "Entreprise politique et territoire à Lyon", op. cit.

1198.

Cf. Idem.

1199.

Cf. Christian LEFÈVRE, "Gouvernements métropolitains et gouvernance dans les pays occidentaux", Politiques et management public, vol.16, n°1, 1998, pp.35-59.

1200.

En ce qui concerne les réseaux de villes dont Lyon est membre, cf. RANDLES, Cities in evolutionary perspective : diversity, reflexivity, scale and the making of economic society in Manchester and Lyon, op. cit., pp. 271 et 317 et LABORDE-TASTET Laurent, « La métropole lyonnaise face à la mondialisation : enjeux et démarche stratégique », op. cit., p.9.

1201.

Voir Chapitre I.

1202.

Voir la chronologie des « Mutations des systèmes de gouvernance » présentée sur le site Millénaire 3 (http://www.millenaire3.com, document présenté dans le volume d’annexes de ce travail).

1203.

Notamment par l’OPALE. La « métropole » est alors avant tout définie selon des critères économiques.

1204.

« Entretiens avec l’enquêté n°2 » : avec un agent de la communauté urbaine de Lyon rattaché à la DAEI, chargé de mission « Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise » depuis 2004. une série de travaux réalisés par des urbanistes souligne, à ce titre, les difficultés récurrentes rencontrées par les collectivités locales du fait des écarts fréquents et importants entre territoires institutionnels et territoires de l’urbanisation (cf. notamment BONNEVILLE, Lyon, Métropole régionale ou euro-cité ?, op. cit. et LINOSSIER, La territorialisation de la régulation économique dans l'agglomération lyonnaise (1950-2005). Politiques, acteurs, territoires, op. cit.).

1205.

AAU, Archives non-classées, Pochettes intitulées : Schéma de Développement Économique, « Compte rendu de la réunion du SDE du 3 novembre 1997 », pp.26/27 et p.46.

1206.

ACU 1650 W 003, carton intitulé : « Contacts avec les entreprises 1994 ».

1207.

LABORDE-TASTET Laurent, « La métropole lyonnaise face à la mondialisation : enjeux et démarche stratégique », op. cit., p.7.

1208.

Voir Chapitre III.

1209.

Cette sélection conditionne pourtant, directement et largement, non seulement la forme et le contenu des politiques mises en œuvre sur ces territoires, mais aussi le fonctionnement de la démocratie représentative locale.