b / Une improbable légitimation patronale exclusivement fondée sur la représentativité

Le potentiel légitimateur des dispositifs partenariaux de l’institution intercommunale est directement lié à la capacité de cette institution à rassembler des acteurs locaux du « développement économique » eux-mêmes légitimes dans le cadre de ces dispositifs. La légitimité des instances patronales nécessite une reconnaissance mutuelle de ces acteurs entre eux. Or dans un contexte de luttes concernant la représentation légitime des chefs d’entreprise 1297 , fonder sa légitimité uniquement sur sa capacité de représentation des chefs d’entreprise locaux devient impossible. C’est pourquoi les instances patronales cherchent ainsi à afficher leurs relations avec d’autres acteurs locaux tels que la communauté urbaine. La mise en place d’un partenariat entre la communauté urbaine, le Medef Rhône, la CGPME, la CCIL et la Chambre de Métiers, entraîne non seulement une hiérarchisation entre partenaires et non-partenaires de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’, mais aussi entre partenaires investis et partenaires moins investis dans ce dispositif. Si certains chefs d’entreprise et leurs représentants estiment qu’ils n’ont pas fondamentalement besoin des scènes de coopération qu’offre la réforme de la « gouvernance économique métropolitaine » (cf. Supra), ces représentants acceptent malgré tout de coopérer de manière à accroître leur légitimité aux yeux de leurs adhérents et participent finalement ainsi à mettre en place cette réforme.

La concurrence entre ces instances est d’abord à l’origine de nombreuses et limite leur reconnaissance mutuelle. L’ensemble des instances patronales affirme que l’expérience de chefs d’entreprise de leurs membres assure une proximité entre les problématiques qu’ils défendent et celles rencontrées par les chefs d’entreprise au quotidien. Le Medef Rhône et la CGPME revendiquent respectivement le soutien de plus de 8 000 et de plus de 2 000 entreprises locales adhérentes 1298 . Chaque syndicat critique en outre régulièrement le manque de représentativité de l’autre. La CGPME rappelle fréquemment, qu’en ce qui la concerne, l’adhésion syndicale directe des chefs d’entreprise est volontaire et non automatique, ni obligatoire 1299 . D’après ses membres, la CGPME est également davantage en adéquation avec les transformations du système productif lyonnais puisqu’elle ne disposait que d’une trentaine d’adhérents en 1992 1300 . Le Medef Rhône, quant à lui, affirme que l’adhésion de ses membres est bien volontaire 1301 . Il souligne également que son nombre d’adhérents est très nettement supérieur à celui de la CGPME. Il oppose enfin son mode de fonctionnement à celui de la CCIL, même s’il affirme avoir une certaine « connivence » avec cette institution liée à sa capacité à en gagner les élections, comme en témoigne l’extrait d’entretien suivant :

‘« Nous, le score de notre représentativité, c’est le nombre de membres, c’est-à-dire le nombre d’entreprises qui volontairement nous paient une cotisation chaque année. […] C’est pas un impôt qu’ils nous versent, hein ? Le Medef, c’est une association loi 1901, une organisation privée… Et, volontairement, ils nous apportent une cotisation et, volontairement, ils participent à nos travaux et, volontairement, ils acceptent des mandats patronaux bénévoles. Donc ça demande quand même un effort de solidarité de la part du chef d’entreprise très fort, et c’est là vraiment où on voit l’intention du chef d’entreprise vis-à-vis du Medef. […] Alors notre représentativité, si vous voulez la connaître, c’est aujourd’hui 43 syndicats de branches patronaux : métallurgie, BTP, chimie, plasturgie, textile, architectes, avocats, experts-comptables, ingénierie informatique et j’en passe… 43 branches patronales structurées dans le Rhône à travers lesquelles on représente plus de 8000 entreprises. Ça c’est notre représentativité indirecte : l’entreprise adhère à la branche patronale, la branche patronale adhère à l’interprofession, ce que nous sommes, nous Gil-Medef, pour eux. Et puis en parallèle, on a un peu plus de 300 adhérents directs, pour la simple et bonne raison qu’elles n’ont pas, de par leur activité, de branche patronale structurée [par exemple la SNCF et France Telecom]. Donc ils adhèrent directement au GIL-Medef. Et à travers ces 300 entreprises, on représente là plus de 70 000 salariés. Et plus de 200 000 salariés à travers les 8 000 dont je vous ai parlé tout à l’heure. Voilà notre vraie représentativité.
- Et c’est une bonne représentativité ?
- C’est pas mal…
- Par rapport à la CGPME ? Peut-être que c’est pas le même public qui est visé ?
- Par rapport à la CGPME ? La CGPME du Rhône à ma connaissance, lorsque je lis son annuaire, a 800 entreprises membres. Donc ça vous donne un ordre de grandeur.
- D’accord, vous êtes dix fois plus importants…
- Voilà. Mais, euh… il arrive que… qu’elle ait un nombre plus grand car j’ai jamais bien compris, euh… ça fluctue beaucoup. Mais bon, euh… c’est pas la même représentativité quoi qu’il en soit.
- Et au niveau des chambres consulaires, vous avez à peu près le même nombre de représentants que la CGPME ?
- […] Une chambre de Commerce et d’Industrie, c’est un établissement public, à caractère administratif. C’est-à-dire que l’entreprise, elle cotise pas volontairement à la CCI : elle paie un impôt, elle n’a pas le choix. Et elle est ressortissante de fait. Elle n’a pas le choix. […] Si vous voulez savoir combien y’a de ressortissants pour la CCIL, y’en a 42 000 aujourd’hui. […] En fait, toute entreprise structurée, qui a son siège sur le ressort de la CCIL, eh bien elle est de fait ressortissante. […] Elle est pas membre, j’insiste bien : elle paie un impôt et elle n’a pas le choix. Ce qui explique notre distinguo de statut, entre une CCI et un Medef. […] On n’a pas la même liberté de parole, on n’a pas le même fondement institutionnel et statutaire. […] Vous comprenez ? Entre une organisation privée, qui vit de cotisations volontaires, et un établissement public qui vit d’impôts, on n’a pas tout à fait… euh… le même discours, même si on est très proches. Pourquoi on est très proches ? Parce qu’une CCI est un établissement public qui a une spécificité, c’est qu’elle est administrée par des élus chefs d’entreprises. Y’a 52 membres élus dans la CCI de Lyon, qui ont été élus, euh… sur nos listes. Ce sont nos représentants, puisqu’on a gagné les dernières élections [de 2000 1302 ]. Donc lorsque vous, vous avez votre organisation qui a des mandataires qui siègent dans un établissement public comme la CCI, il est bien évident qu’après, vous avez quand même une certaine connivence avec cette institution, puisque ce sont vos mandataires qui y sont. Donc nous à Lyon on a toujours eu cette chance : on s’entend bien avec notre Chambre et on sait être complémentaires. On est pas là pour, euh… comment vous dire, euh… se mener une concurrence à tout crin. Ce serait complètement idiot, et ça se ferait au détriment des entreprises. Ici à Lyon, le fait que le Medef ait la majorité politique dans la CCI, ça permet une complémentarité au contraire » 1303 .’

En interne au Medef Rhône, quatre branches professionnelles pèsent néanmoins plus que les autres, tout comme les grandes entreprises pèsent davantage que les petites 1304 . En outre, le Medef Rhône peut certes afficher une participation à ses élections de 95%, mais uniquement pour une centaine d’adhérents actifs 1305 . La représentativité de la CCIL est, enfin, discutée tant le taux de participation à ses élections est faible 1306 . Ainsi la pluralité des intérêts des chefs d’entreprise locaux complique-t-elle la structuration de leur représentation. Aucune politique locale ne peut leur être favorable à tous. Dans un contexte de juxtaposition et d’opposition complexes des organisations les représentant, aucune instance patronale ne peut fonder sa légitimité uniquement sur la représentation de ces chefs d’entreprise.

C’est ce contexte qui incite le Medef Rhône et la CCIL à s’investir dans ‘Grand Lyon, l'Esprit d'Entreprise’ après la CGPME et la Chambre de Métiers : si les autres instances patronales en sont, il faut absolument en être aussi. L’ensemble de ces instances semble vouloir montrer son intégration dans les dispositifs de la communauté urbaine et souligner ainsi qu’il remplit son rôle de représentant. La participation de la Chambre de métiers à ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ est ainsi ouvertement présentée comme un moyen d’exister. Cette politique crée un espace où il est bon d’apparaître et d’être reconnu :

‘« On avait énormément besoin de cette reconnaissance là. Parce que figurez-vous qu’on ne faisait pas partie de l’Aderly. On n’en fait partie que depuis deux ans [c’est-à-dire depuis 2001]. Tout ce qui est promotion de la ville de Lyon, on n’était jamais consulté ! Par le biais du SDE on participe désormais à des groupes de travail » 1307 .’

La véritable concurrence entre Medef Rhône et CGPME porte sur les mandats électifs (de la CCIL, des Assedics…). Les deux instances affichent néanmoins leur investissement dans ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et choisissent les actions dont elles prennent la responsabilité de la mise en œuvre de manière à afficher leurs domaines de compétence. Ces deux instances interviennent par exemple dans le domaine du développement de l’utilisation des TIC par les PME et PMI. Dans un contexte où ces dernières semblent gagner en importance (en termes de poids sur l’activité économique locale), chacun des deux syndicats s’affiche à leur service actif. La direction d’une institution peu reconnue localement, comme la Chambre de Métiers, considère donc la politique ‘Grand Lyon, l'Esprit d'Entreprise’ comme une occasion d’être consultée. La direction de la CGPME, quant à elle, y voit une occasion supplémentaire 1308 de tenter de mettre à mal la domination du Medef Rhône. La qualification du degré de participation des différentes instances patronales à ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ est d’ailleurs un enjeu en soi. Chacune de ces instances définit son investissement comme premier et entier pour mieux dénoncer les réticences et le manque d’engouement des autres 1309 . Enfin, s’ils sont à l’origine mobilisés par l’agence d’urbanisme puis par la communauté urbaine, ces représentants font ensuite pression sur Gérard Collomb (lorsque ce dernier est élu maire de Lyon et président de la communauté urbaine), pour qu’il maintienne ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ 1310 . Ainsi, c’est bien l’impossible unicité de la représentation des chefs d’entreprise locaux qui incite chacune de ces instances à s’afficher dans les dispositifs lancés par la communauté urbaine.

Depuis la présentation officielle de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ à la Cité Internationale, les documents officiels qui présentent l’action de la communauté urbaine dans le domaine économique sont d’ailleurs accompagnés d’une photographie des cinq présidents de ses institutions « fondatrices » assis à une même table. ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ sert ainsi de « vitrine » chargée de mettre en scène l’existence de relations entre la communauté urbaine, la CCIL, la Chambre de métiers, le Medef Rhône et la CGPME 1311 . Cette mise en scène est d’ailleurs fortement présente dans la forme que prennent les documents à destination du public. Leurs publications sont précisément l’occasion de négociations entre ces institutions fondatrices qui révèlent l’importance de leur logique d’affichage. Le positionnement des logos des différents partenaires sur les documents est ainsi pensé de manière à ne pas faire ressortir une institution plus que l’autre 1312 . Il y a rencontre, circonstancielle et fragile, d’intérêts divers tournés vers une stratégie d’affichage plus que vers l’action. Cette logique d’affichage s’accompagne, en outre, parfois d’un scepticisme marqué face à certaines démarches lancées, voire d’une quasi-ignorance des dynamiques collectives en cours 1313 .

Chaque instance patronale cherche avant tout à se construire puis à afficher une place centrale dans les politiques économiques locales, de manière à prouver son « efficacité » à ses adhérents 1314 . Si les instances patronales affichent ainsi leur coopération avec la communauté urbaine de Lyon, leur engagement demeure néanmoins ambigu. Il est d’ailleurs surtout marqué dans les actions de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ que les représentants patronaux pilotent (cf. Supra). Ceux-ci restent en effet attachés à l’idée qu’ils sont les « vrais acteurs économiques » et que leur association est une des conditions majeures du « développement » de Lyon 1315 .

Notes
1297.

Face au problème de la représentation des chefs d’entreprise locaux, il faut certes, en théorie au moins, distinguer les chambres consulaires et les syndicats patronaux. L’assemblée générale de la CCIL se compare néanmoins elle-même à un « parlement économique », ce qui souligne l’importance de l’enjeu de la représentation des chefs d’entreprise locaux au sein même de cette structure semi-publique ( http://www.lyon.cci.fr ).

1298.

Entretien avec l’enquêté n°36 : le directeur général du Medef Rhône depuis 2004 (ancien chargé de mission « Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise »), Entretien avec l’enquêté n°42 : le coordinateur CGPME du dispositif ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’, http://www.medeflyonrhône.com et http://www.cgpme-ra.org .

1299.

Entretien avec l’enquêté n°42 : le coordinateur CGPME du dispositif ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’.

1300.

1992 correspond à la date de création de la CGPME Rhône-Alpes. La CGPME du Rhône ne lui est que de quelques années antérieure (voir Chapitre I). Entretien avec l’enquêté n°42 : le coordinateur CGPME du dispositif ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’.

1301.

En réalité, l’adhésion à la CGPME se fait simplement à titre individuel, quand l’adhésion au Medef local se fait par l’intermédiaire des branches professionnelles lorsque celles-ci sont organisées.

1302.

Dès 2000, la CGPME obtient en réalité la moitié des sièges de la chambre consulaire (cf. LINOSSIER, La territorialisation de la régulation économique dans l'agglomération lyonnaise (1950-2005). Politiques, acteurs, territoires, op. cit., p.407).

1303.

Entretien avec l’enquêté n°36 : le directeur général du Medef Rhône depuis 2004 (ancien chargé de mission « Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise »).

1304.

Cette domination est liée à la fois à l’importance des cotisations de ces branches professionnelles (à savoir la métallurgie, le BTP, la chimie et la plasturgie) et des grandes entreprises, à leur mobilisation généralement importante lors des élections internes, ainsi qu’à leur présence importante au sein du bureau, du « G5 » et du conseil d’administration du Medef Rhône. Le bureau et le « G5 » sont ainsi tous deux composés du président ou d’un représentant de ces quatre branches professionnelles et, respectivement, du président du « Groupe des entreprises diverses » ou du directeur général du Medef Rhône (http://www.medeflyonrhône.com et Entretien avec l’enquêté n°31 : le président du Medef Rhône de 1988 à 1992).

1305.

En effet, seuls les présents à l’Assemblée Générale du Medef Rhône votent (Entretiens et discussion avec l’enquêté n°33 : le directeur général du Medef Rhône de 1984 à 2004).

1306.

Sur ce thème, voir Bernard JOUVE, « Chambre de commerce et d’industrie et développement local : le cas de Lyon », Sociologie du Travail, 2002, n°44, pp.521-540, op. cit. Nous n’avons pas eu accès à ces taux de participation. En 2004, néanmoins, les règles encadrant les élections des CCI sont modifiées. Le nombre de chefs d’entreprise autorisés à voter est accru. Cela permet d’accroître le nombre de votants à l’ensemble des élections locales (de 300 000 en 2000, ce nombre passe à 400 000 en 2004), http://www.lyon.cci.fr et http://www.acfci.cci.fr).

1307.

Entretien avec l’enquêté n°25 : un membre de la commission « développement économique » de la Chambre de Métiers.

1308.

Autre que les élections à la CCIL, au CESR (Conseil Économique et Social Régional), aux Assedics, etc.

1309.

Entretien avec l’enquêté n°32 : le président du Medef Rhône de 1998 à 2002 et Entretiens et discussion avec l’enquêté n°33 : le directeur général du Medef Rhône de 1984 à 2004.

1310.

Pressions évoquées lors de nombreux entretiens avec des membres de l’agence d’urbanisme, de la communauté urbaine et des instances patronales locales.

1311.

Cf. Bénédicte GUÉRINEL, Le Schéma de Développement Économique au prisme de la gouvernance urbaine, Mémoire de fin d'études, Vaulx-en-Velin, École Nationale des Travaux Publics de l'État, juin 2003.

1312.

Entretiens avec l’enquêté n°2 : un agent de la communauté urbaine de Lyon rattaché à la DAEI, chargé de mission « Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise » depuis 2004.

1313.

Entretien avec l’enquêté n°63 : le président de la CCIL de 2000 à 2005 et Entretien avec l’enquêté n°32 : le président du Medef Rhône de 1998 à 2002.

1314.

Comme l’a noté un membre de la Chambre de Métiers en entretien, « s’engager dans le Schéma de Développement Économique, c’était montrer à nos adhérents que l’on agissait et que l’on était efficace » (Entretien avec l’enquêté n°25 : un membre de la commission « développement économique » de la Chambre de Métiers).

1315.

Entretien avec l’enquêté n°49 : un ancien PDG de la société Morel Journel.