Conclusion de la partie II

À l’issue de cette seconde partie centrée sur les enjeux et les usages de la « gouvernance économique métropolitaine », nous pouvons résumer les effets de cette réforme sur les politiques économiques intercommunales par la série de propositions suivantes. Les configurations d’acteurs mises en place dans le cadre de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et du ‘Pack’ (qui constituent le cœur de la réforme de la « gouvernance ») ne diffèrent pas radicalement des configurations existantes ou ayant déjà existé entre acteurs locaux à Lyon. Cela ne signifie pas pour autant que les changements occasionnées par cette réforme sont sans importance, ou inconséquents, sur le long terme. Seulement ces derniers s’opèrent à la marge et par tâtonnements, ou encore de manière incrémentale 1431 . Si la « gouvernance économique métropolitaine » n’entraîne pas de transformations de « façade » (à la fois importantes et visibles), elle entraîne en revanche des transformations d’« infrastructure » (moins visibles que les premières mais qui peuvent néanmoins être tout aussi importantes) 1432 qui ne sont pas anticipées par les acteurs.

La « gouvernance économique métropolitaine » consiste avant tout en la sélection des partenaires de la communauté urbaine et en l’institutionnalisation de leurs pratiques partenariales. Il s’agit d’une réforme qui conforte un petit groupe d’acteurs locaux dans leur participation au gouvernement des politiques économiques intercommunales. Si les institutions locales intervenant dans le domaine économique sont aujourd’hui nombreuses à Lyon, depuis les années 1970, les acteurs de ces institutions, qui jouent un rôle central dans les politiques économiques concernant cette agglomération, sont clairement identifiables. La communauté urbaine, tout d’abord, intervient en relation étroite avec l’agence d’urbanisme (notamment son président et quelques vice-présidents, le service économique sous ses différentes formes, le service de la stratégie d’agglomération et, plus récemment et pendant une très courte période, un embryon de service rayonnement international). L’Aderly intervient en relation étroite avec la CCIL (à laquelle s’ajoute progressivement la Chambre de Métiers). Les membres des services économiques de ces deux institutions voient néanmoins progressivement leur emprise sur les politiques économiques décroître. Le Medef Rhône intervient également. Les membres de sa commission de développement économique sont néanmoins désormais en concurrence directe avec les représentants de la CGPME. Pour finir, les membres des Cercles de chefs d’entreprise lyonnais occupent indirectement une place dans ces politiques du fait du rôle qu’ils jouent à la fois dans le maintien et dans la gestion des tensions entre instances patronales. En outre, parmi ces acteurs, un nombre restreint demeure investi dans ce domaine sur le long terme. Au cours de notre enquête, nous avons notamment pu identifier : deux élus (Jacques Moulinier et Henry Chabert), certains des directeurs de l’agence d’urbanisme, les directeurs de l’Aderly, les directeurs généraux du Medef Rhône, le président de la CGPME et le directeur du service économique de la CCIL. La « gouvernance économique métropolitaine » entraîne, à ce titre, un renforcement du caractère privé des politiques économiques ici étudiées, notamment en officialisant le statut des instances patronales en tant que partenaires de la communauté urbaine. Le grand nombre d’acteurs locaux intervenant de près ou de loin dans le domaine économique ne conduit pas ici à l’ingouvernabilité.

L’emprise grandissante de la communauté urbaine sur le « développement économique », qui croît grâce à l’association des chefs d’entreprise, et surtout de leurs représentants, à ses politiques économiques, est finalement aussi nette que fragile. Tout d’abord, la communauté urbaine argue de sa capacité à piloter la construction d’intérêts collectifs, mais une analyse un peu fine des processus visant expressément à construire de tels intérêts met en lumière le problème de leur caractère soi-disant « commun ». La légitimité des interventions de la communauté urbaine dans le domaine économique demeure ainsi limitée aux yeux de nombreux chefs d’entreprise locaux qui attendent d’autres actions de cette structure, que celles mises en œuvre par la communauté urbaine de Lyon. On est loin de la belle entente entre l’ensemble des acteurs locaux que sous-entend l’expression « gouvernance économique métropolitaine ». En outre, si la communauté urbaine semble être toute puissante en termes de capacités de financement et d’expertise, elle délègue une partie de la mise en œuvre de ses politiques à des instances patronales qui s’investissent avant tout dans des actions qu’ils pilotent eux-mêmes. Enfin, les partenaires de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et du ‘Pack’ affirment agir en faveur du développement de la « métropole ». Ils définissent néanmoins cette dernière de manières différentes. Les représentants partenaires de la communauté urbaine et les chefs d’entreprise que cette dernière tente de mobiliser (sans, pour l’heure, y parvenir vraiment), peuvent ainsi être amenés à contourner cette institution pour favoriser le « développement économique de la métropole ». Par ailleurs, les politiques économiques intercommunales sont libérales au sens où elles visent simplement à accompagner les principales tendances du marché en soutenant avant tout les entreprises les plus dynamiques. Les intérêts partiels des chefs d’entreprise sont en effet placés au cœur des politiques économiques intercommunales du fait d’un long processus de libéralisation des manières de concevoir l’action publique urbaine dans lequel sont notamment partie prenante les agents communautaires.

Chacun des partenaires de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et du ‘Pack’ est amené à transformer son rôle dans l’action publique locale de manière à conserver une capacité d’action propre dans ces actions officiellement partenariales. Les actions collectives dont nous avons observé la mise en place via ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et le ‘Pack’, conduisent les acteurs engagés à échanger des ressources (financières, d’expertise…) et des sources de légitimité. La légitimité de chacun de ces acteurs se trouve donc transformées par ces échanges. Nous avons notamment observé un passage d’une légitimation par les inputs à une légitimation par les outputs , en ce qui concerne les élus mais aussi les représentants des chefs d’entreprise et les agents de la communauté urbaine. Certains acteurs semblent vouloir acter cette transformation des modes de légitimité, tout particulièrement certains élus communautaires dont l’élection ne s’opère pas au suffrage universel direct et qui peuvent profiter de ces transformation pour valoriser des compétences individuelles (dont l’acquisition est favorisée par des parcours politiques longs). D’autres semblent y être plus réticents, notamment les instances patronales qui intègrent alors malgré tout, en se les appropriant, les propositions de modification de leur rôle dans l’action publique urbaine telles qu’elles sont formulées par des chefs d’entreprise peu représentés en leur sein (comme les membres du ‘Pack’ dont les projets sont repris en main par la CCIL).

Il est à noter, par ailleurs, que les deux dispositifs que nous venons d’étudier ont joué un rôle déterminant dans l’obtention de labels de « pôles de compétitivité » en 2005. Le contenu de l’action économique intercommunale lyonnaise ne fait dès lors pas exception. Elle correspond aux attentes du gouvernement au niveau national. Le cadre institutionnel des politiques économiques apparaît constituer une variable insuffisante pour rendre compte des transformations de ces dernières 1433 . L’intervention économique de la communauté urbaine de Lyon, qui se veut distincte de celles de l’État et de la Région 1434 , se trouve validée par l’État via la politique nationale des « pôles de compétitivité » et directement soutenue par la Région via le co-financement de certaines actions.

La réforme de la « gouvernance économique métropolitaine » apparaît, à l’issue de cette seconde partie, comme une étape supplémentaire d’un processus de remise en cause profonde 1435 du principe de distinction entre gouvernants porteurs de l’intérêt général et gouvernés porteurs d’intérêts partiels. La « gouvernance économique métropolitaine » participe à l’institutionnalisation d’un gouvernement pris en charge à la fois par les instances patronales et par la communauté urbaine, sans qu’une telle intégration d’intérêts partiels aux processus de décision publique ne soit tout à fait assumée.

Notes
1431.

Cf. LINDBLOM, The intelligence of democracy. Decision making through mutual adjustment, op. cit.

1432.

Le changement peut ainsi : « (…) paraître inchangé alors même que l’infrastructure qui l’entretient est en train de se modifier ou de s’altérer. (…) imaginons un immeuble ancien récemment rénové dont la structure en bois est tout doucement mais sûrement dévorée par des insectes xylophages. Les habitants de l’immeuble et les passants pourront garder longtemps l’impression du caractère inchangé du bâtiment, tant que celui-ci ne connaîtra pas de désordres apparents. Quand une partie du plancher de celui-ci s’effondrera, suite à une surcharge, les habitants attribueront d’abord la responsabilité de l’effondrement à cette surcharge. Pourtant, c’est bien l’œuvre invisible des bêtes xylophages qui aura rendu cet effondrement inévitable. La structure de l’immeuble s’altère donc avec le temps, sans manifestations visibles pendant de longues années, mais en rendant l’affaissement d’un plancher de plus en plus probable. (…) Cette parabole entend simplement convaincre de la différence entre ce que l’on pourrait appeler la façade de l’ordre institutionnel et son infrastructure », cf. DESAGE, Le consensus communautaire contre l'intégration intercommunale. Séquences et dynamiques d'institutionnalisation de la communauté urbaine de Lille (1964-2003), op. cit., pp.251/252 (notre pagination).

1433.

Cf. LE GALÈS, Politique urbaine et développement local, Une comparaison franco-britannique, op. cit., p.92.

1434.

Voir Partie I.

1435.

Certains travaux soulignent que ce processus est particulièrement ancien : cf. LEMERCIER, Un si discret pouvoir. Aux origines de la Chambre de commerce de Paris, 1803-1853, op. cit.