Apports d’une approche ethnographique de la « gouvernance métropolitaine » du Grand Lyon

Dans cette étude de sociologie politique de la « gouvernance économique métropolitaine », nous avons fait le choix d’analyser les modes de régulation de l’action publique urbaine en mettant à jour certaines des règles structurant les milieux économiques (en tant que groupes sociaux qui tentent d’organiser leur propre représentation), ainsi que certaines des règles permettant de rendre compte de leurs interactions avec les élus et les agents communautaires en charge des politiques étudiées. Cette étude de sociologie politique prenant la « gouvernance » pour objet de recherche a, en outre, été menée en croisant trois méthodes de recueil de sources de première main grâce à de longues périodes d’immersion au sein des milieux enquêtés. Cette approche de type ethnographique fondée sur une monographie nous semble constituer un bon moyen de creuser certaines des pistes de recherche ouvertes et certains des résultats apportés par les travaux de sociologie de la gouvernance urbaine pour leur part majoritairement menés sur la base d’enquêtes comparatives.

Dans un contexte d’appels nombreux à étudier le politique à la fois au sens de policies et de politics, le croisement de sources recueillies grâce à trois méthodes distinctes s’est d’abord avéré un bon moyen pour associer analyse des politiques publiques et sociologie politique. Le protocole de recherche mis en œuvre pour réaliser ce travail nous a ainsi autorisée à nous placer plus généralement dans une perspective de sciences sociales de l’action publique. Il nous a notamment permis d’analyser à la fois les trajectoires individuelles et les trajectoires collectives des acteurs engagés dans ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et dans le ‘Pack’, de les observer dans certains de leurs lieux de socialisation pour analyser dès lors comment ils se comportent et quelles sont leurs interactions concrètes et, enfin, de reconstituer les principales étapes de leurs choix entre une série de possibles lors de la définition du contenu des politiques économiques qu’ils mettent en œuvre. Dans ce cadre général, l’approche ethnographique a ainsi enrichi cette enquête de quatre manières complémentaires.

L’approche ethnographique nous a évité de surestimer a priori soit les idées, soit les intérêts, soit les institutions, et ce en partant de l’étude des pratiques concrètes des acteurs. L’observation du ‘Pack’, nous a par exemple amenée à remarquer que, pour les membres de ce dernier, agir pour son entreprise c’est agir pour la Ville. Ils évoquent, en outre, des rassemblements catholiques auxquels ils se rendent régulièrement. Ils se rencontrent, enfin, dans d’autres lieux de sociabilité que le ‘Pack’ (tels que les Rotary Clubs ou, plus généralement, les clubs de chefs d’entreprise locaux). Beaucoup d’entre eux pensent ainsi leur engagement dans le ‘Pack’ comme un engagement de citoyen catholique, même si la dimension religieuse de leur engagement dans l’action publique ressort assez peu au cours des entretiens. Le devoir d’agir pour son agglomération, qui motive la participation de ces acteurs au ‘Pack’, est surtout visible lors de l’observation des interactions au sein de ce groupe. Ce devoir s’exprime parfois comme le soutien inconditionnel des supporters d’une équipe de sport : Lyon est une belle ville, dynamique, qui mérite d’être aidée dans son développement, etc. Lors des réunions du ‘Pack’, on observe ainsi une sorte de « lyonnitude » en actes : ses membres pensent Lyon, parlent « lyonnais », vantent Lyon, etc. Ce n’est que progressivement que les échanges, observés in vivo, de ces acteurs mettent à jour des intérêts qui pourraient faire oublier les autres dimensions de leur engagement : leurs origines ou leur installation à Lyon et, surtout, leur activité de direction d’entreprises dont le développement est directement lié à l’image du territoire où elles sont implantées.

L’articulation de trois méthodes de recueil de sources nous a également permis d’accéder à l’histoire réifiée des institutions et des groupes étudiés. Les observations non-participantes et les archives sont, en effet, des méthodes qui autorisent le maintien d’une posture neutre facilitant la déconstruction des catégories de pensée du sens commun ou de l’histoire réifiée, voire mythifiée, des institutions et des groupes. Elles laissent au chercheur, dont les interventions ne risquent pas d’influencer les enquêtés, la maîtrise du « codage » de ce qu’il observe. La réunion d’une association d’industriels de l’ouest lyonnais et de représentants des institutions publiques locales nous a ainsi été présentée, par différents agents de la communauté urbaine, comme une bonne illustration de leur travail de « proximité et de collaboration étroite avec les industriels déjà mis en place depuis de nombreuses années ». Pourtant, au cours de cette réunion, si le discours officiel des agents de la communauté urbaine était bien adressé aux industriels de la zone, autour de la table, on ne trouvait qu’un seul représentant des industriels locaux face à une dizaine d’agents administratifs. L’essentiel de cette réunion a, en outre, été focalisé sur des conflits entre un représentant de la communauté urbaine et un représentant de la CCIL souhaitant tous deux diriger ce type de réunions organisées « pour » les industriels. Nous avons eu l’occasion d’évoquer que l’unique représentant industriel présent, agacé, a fini par quitter cette réunion. Sur le chemin du retour, l’agent de la communauté urbaine qui nous a amenée à cette réunion est revenu sur les tensions avec le représentant de la CCIL. En revanche, il a affirmé que l’observer avait été pour nous « une bonne manière de saisir les coopérations étroites et directes construites de longue date entre la communauté urbaine et les chefs d’entreprise locaux » 1438 . Le croisement d’entretiens et d’observations nous a ainsi permis de remarquer que la volonté des agents de la communauté urbaine de Lyon d’établir des relations directes avec les chefs d’entreprise locaux est à la mesure des difficultés qu’ils rencontrent pour justement établir de telles relations.

L’articulation de méthodes différentes nous a, en outre, évité de surestimer les objectifs communs auxquels les acteurs font fréquemment référence au cours des entretiens. L’observation donne notamment accès aux processus d’apprentissage de normes communes, en douceur et en dehors de tout cadre réglementaire, comme lors du week-end annuel de formation des jeunes membres de l’association Émergences auxquels sont présentés les principaux enjeux et les principales clés du « développement économique » de l’agglomération lyonnaise. Elle montre aussi les capacités de résistance de certains acteurs à ces processus d’apprentissage. L’intériorisation de normes communes s’avère ainsi délicate dans le cadre de ‘Grand Lyon, l’Esprit d’Entreprise’ et du ‘Pack’. Lors des réunions de ces dispositifs, auxquelles certains membres ne se rendent d’ailleurs jamais, une partie des membres présents n’écoute pas ce qui se dit et les discours tenus sont d’un niveau de généralité tel qu’ils peuvent être interprétés de multiples façons. Chaque groupe d’acteurs locaux qui se mobilise en faveur du développement économique a des difficultés à définir des objectifs communs à l’ensemble de ses membres. Ces difficultés sont un facteur important pour comprendre la focalisation des coopérations entre la communauté urbaine de Lyon et les milieux économiques sur un petit nombre d’institutions, voire sur une petite communauté d’acteurs au sein de ces institutions. Ces derniers ont d’ailleurs pour particularité d’être tous investis sur le long terme dans le développement économique de Lyon. Ils se connaissent depuis de nombreuses années. Même s’ils ne partagent pas l’intégralité des points de vue des autres membres de cette petite communauté, ils s’accordent sur de nombreux objectifs communs. Ainsi le directeur du service économique de la CCIL est-il en poste depuis 1989 (voire 1976 si l’on tient compte de son passage à l’Aderly), Henry Chabert et Jacques Moulinier sont respectivement élus depuis 1979 et 1983, le directeur DAEI est en poste depuis 1998 et certains agents de son service depuis la mise en place d’une mission économique intercommunale rattachée au service urbain à la fin des années 1980.

Dans le cadre de cette recherche, l’articulation de trois méthodes nous a, enfin, permis de limiter le risque de surestimation du ou des changement(s) observé(s). Sans ce croisement de sources, le risque est selon nous plus grand de prendre des changements symboliques, souvent évoqués de manière récurrente par les acteurs dans la documentation officielle ou encore au cours des entretiens, pour des changements effectifs. Ainsi l’association de représentants patronaux aux politiques économiques intercommunales est-elle constamment présentée comme « nouvelle », alors même que l’observation dévoile que les acteurs ainsi mobilisés se connaissent déjà. Les archives, quant à elles, font apparaître que certaines de ces mobilisations sont anciennes. La mise en perspective historique devient dès lors un moyen d’éviter que l’emploi scientifique du terme « gouvernance » ne souligne un changement radical, souhaité par de nombreux acteurs recourant eux aussi à ce terme, et ne caricature le passé.

Cette approche de type ethnographique centrée sur seulement deux dispositifs d’action publique intercommunaux ne nous permet pas, néanmoins, de définir si la « gouvernance économique métropolitaine » du Grand Lyon est un cas à part. Nous achevons donc ce travail en proposant d’approfondir davantage la dimension historique de notre recherche et de creuser la question des circulations entre agglomérations. Ces deux perspectives nous permettraient en effet d’analyser l’action économique au niveau local avant et ailleurs.

Notes
1438.

Réunion de l’association d’industriels PERICA (zone industrielle de Caluire et Cuire), observation réalisée le 25 mai 2003.