Introduction

Notre milieu plonge l’enfant, dès le plus jeune âge, dans un contexte très stimulant pour les diverses capacités sensorielles dont il est doté et, si les conditions permettent de ménager un environnement favorable à son bien-être et à son développement tant affectif que cognitif, il est rapidement amené à mettre en place et/ou affiner des compétences perceptives lui permettant d’interagir de la manière la plus intéressante, efficace et plaisante possible. Pour cela, le cerveau de l’enfant et ses systèmes sensoriels offrent des limites mais aussi des potentialités peu à peu mises à profit, en grande partie parce qu’il est rapidement impératif de donner quelque sens à cet environnement, notamment pour identifier les indices de présence d’une source potentielle de réduction des tensions internes. En particulier, il devient très vite fondamental de structurer activement l’environnement visuo-spatial pour délimiter des figures sur le fond, opérer des groupements favorisant la détection des limites des objets, ce qui est favorisé par les interactions avec l’environnement et permettra en retour de rendre celles-ci de plus en plus enrichissantes.

Du point de vue visuel, l’environnement est riche de couleurs et de formes, et l’enfant, comme l’adulte, est en présence d’objets qu’il doit parvenir à extraire, plus ou moins automatiquement. La taille de ces objets est variable et, surtout, ils sont généralement complexes en ce sens qu’ils contiennent eux-mêmes des détails, par définition plus petits, qui participent souvent à la signification de l’objet, tout comme l’ensemble contribue souvent à donner de la cohérence et à guider l’interprétation de certains détails. Nous sommes donc quotidiennement confrontés à des stimuli présentant des informations pertinentes situées à des niveaux de complexité variés.

Dans une démarche de recherche expérimentale en psychologie cognitive, de nombreux chercheurs se sont intéressés à ces questions et les étudient notamment à l’aide d’un principe d’expérience consistant à présenter des stimuli visuels complexes, appelés stimuli hiérarchisés, parce qu’une information est généralement identifiable au niveau de l’ensemble du stimulus (niveau global), mais aussi au niveau de ses détails (niveau local). L’objectif de l’utilisation de tels stimuli est de tenter d’épurer les situations, de manière à éviter une grande quantité de biais qui entravent les expériences conduites avec un matériel plus écologique. L’objectif est donc surtout de tenter de découvrir les mécanismes cognitifs grâce auxquels l’être humain peut, potentiellement, analyser un objet visuel complexe de deux point de vue : à travers des processus relevant plutôt de l’intégration pour le traitement de l’aspect global, ou relevant de la segmentation pour l’aspect local. Dans les situations quotidiennes, nos activités perceptives ne consistent pas seulement à traiter un objet ou une scène avec un de ces points de vue, mais aussi à passer de l’un à l’autre. Il paraît donc important de s’intéresser aux possibilités et aux limites de cette flexibilité dans le domaine visuel. La thèse que nous proposons tentera de contribuer à éclairer certains aspects de ces traitements.

Les travaux portant sur le traitement de stimuli hiérarchisés ont rapidement permis la mise en évidence de deux phénomènes majeurs : le traitement du niveau global présenterait un certain avantage sur celui du niveau local et il existerait une asymétrie de la spécialisation hémisphérique pour le traitement de l’un et l’autre niveaux, avec une compétence particulière de structures cérébrales de l’hémisphère droit (HD) pour traiter le niveau global et une compétence spéciale de structures analogues dans l’hémisphère gauche (HG) pour le niveau local.

Ces effets sont souvent interprétés comme déterminés par les caractéristiques physiques des stimuli et les règles de fonctionnement de réseaux cérébraux responsables de la perception visuelle à un niveau de traitement assez élémentaire. Ainsi, l’une des causes évoquées pour la relative difficulté à traiter les détails est leur faible discriminabilité dans la chaîne formant le stimulus hiérarchisé, ou encore le fait qu’une telle information soit majoritairement véhiculée par de hautes fréquences spatiales, essentiellement traitées par un canal spécialisé, assez lent, et pour lequel l’hémisphère gauche est dominant. De telles descriptions, centrées sur les processus ascendants (bottom-up), confèrent aux mécanismes perceptifs impliqués une importante modularité, avec un cloisonnement informationnel conduisant à concevoir leur fonctionnement comme « aveugle » aux informations issues d’autres sources de connaissances exogènes au module lui-même.

Sans réduire à néant les assertions de cette approche, une autre perspective consiste à décrire le traitement de cibles dans des stimuli hiérarchisés comme le fruit d’interactions entre des processus ascendants et descendants. Elle transparaît dans les travaux montrant l’influence de facteurs non-sensoriels, de plus haut niveau, susceptibles de moduler l’engagement respectif de chaque hémisphère pour le traitement des niveaux global et local. Elle est aussi inhérente au nombre croissant de recherches conduites dans ce domaine en posant les questions en termes de mécanismes attentionnels. (faire bien ressortir l’absence de travaux sur l’influence des cces sur la spécialisation hémisphérique).

Les arguments développés consistent alors par exemple à mettre en évidence, dans le traitement de stimuli hiérarchisés, l’implication de structures cérébrales connues comme support de mécanismes attentionnels. Il s’agit aussi par exemple de montrer l’effet de facteurs contextuels sur les deux phénomènes centraux dans ce domaine (i. e., l’avantage du niveau global et l’asymétrie hémisphérique pour les niveaux global et local). Concernant l’influence de ces facteurs contextuels, plusieurs interprétations sont souvent possibles. Les effets de contexte peuvent en effet être décrits comme basés sur de simples phénomènes d’amorçage automatique, essentiellement contraints par les règles d’organisation du système perceptif : il remettent alors que faiblement en cause son cloisonnement. Dans d’autres cas, ils impliquent plus clairement la participation de processus ou de connaissances de plus haut niveau et leur étude est alors exprimée en terme d’attention sélective. Un objectif central de cette thèse est d’étudier, dans ce cadre, dans quelle mesure une connaissance sémantique (la catégorie des objets représentés aux niveaux global et local) peut moduler le profil de dominance hémisphérique classiquement décrit pour le traitement de ces deux niveaux. Nous pourrions ainsi montrer que les mécanismes cognitifs mis en œuvre pour analyser un objet ne sont pas seulement guidés par les caractéristiques physiques de l’information, mais aussi par l’état attentionnel du sujet et l’organisation de ces connaissances.

Nous verrons que la manipulation la plus directe de l’attention sélective consiste à demander de traiter des stimuli hiérarchisés en sélectionnant volontairement un seul niveau d’analyse (i. e., tâches d’attention focalisée) et une telle consigne peut moduler l’avantage classique du niveau global sur le niveau local. D’autres manipulations consistent à indicer de manière endogène le niveau d’apparition de la cible. Pour cela, il est par exemple possible de manipuler l’état attentionnel d’une personne lors du traitement d’un stimulus visuel complexe, en lui faisant traiter préalablement un autre stimulus pour lequel les ressources attentionnelles sont mobilisées à l’un ou l’autre niveau d’analyse. Ces effets sont étudiés sous le nom d’effet de répétition, et permettent en outre d’étudier comment nous pouvons échapper à ce type de contexte pour traiter un objet de manière appropriée. Ce type d’effets, issus de la manipulation du contexte attentionnel dans lequel une personne se trouve, au moment où des informations analysables de différentes manières s’offrent à elles, seront étudiés dans notre thèse. Ils nous intéressent particulièrement comme moyen d’étude des interactions entre processus attentionnels et perceptifs dans les stimuli visuels complexes.

Nous développerons à ce sujet des propositions, visant à approfondir l’étude du processus permettant de passer d’un niveau d’analyse à un autre, comme nous sommes souvent obligés de le faire, par exemple dans les situations de conduite automobile, et vraisemblablement aussi dans certaines situations de lecture. Notre proposition consistera à ne plus concevoir le processus de changement de niveau comme une fonction unique et indissociable ; nous ferons des propositions précises quant aux opérations qui pourraient le composer et tenterons d’argumenter la possibilité de les étudier séparément, en montrant qu’elles engagent des mécanismes sous-tendus par des régions cérébrales latéralisées de manières différentes. La méthodologie utilisée est celle de la présentation visuelle rapide en champ visuel divisé, technique n’apportant que des informations limitées sur les supports neuro-anatomiques mis en jeu, et très vulnérable à de nombreux biais. Nous tenterons néanmoins de contribuer à défendre l’intérêt de cette méthode non invasive en montrant qu’elle peut, au moins en un premier temps, permettre de tester certaines questions sur le fonctionnement cognitif, et mettre ainsi sur la piste d’éventuelles recherches mettant en œuvre des techniques plus coûteuses, mais aussi plus précises.

Cette thèse se décline en trois chapitres, chacun développant une partie théorique, puis plusieurs expériences utilisant des stimuli hiérarchisés. Le premier chapitre est consacré au traitement d’un tel matériel chez des personnes adultes, sans déficit particulier et conduira à la présentation de huit expériences. Le deuxième chapitre est consacré au développement de certaines compétences dans ce domaine chez les enfants et nous relaterons deux expériences réalisées auprès de groupes d’enfants scolarisés en classe de CP, CE2 et CM2. Enfin, le dernier chapitre apportera un complément à propos de la manière dont ce type de recherche peut contribuer à comprendre les déficits cognitifs présentés par des enfants dyslexiques, selon le type de pathologie (associée ou non à un trouble phonologique majeur). Dans ce cadre, après une synthèse de la littérature sur le sujet, nous présenterons là aussi deux expériences, sur le même modèle que celles conduites dans les chapitres précédents, avec, pour chacune de ces deux épreuves, 14 couples d’enfants dyslexiques appariés pour leur niveau de lecture mais présentant des types de dyslexie distincts. Il s’agira donc d’un ensemble de résultats recueillis auprès de 56 jeunes patients, dont les résultats seront comparés entre les groupes selon le type de dyslexie, ainsi qu’avec des groupes d’enfants contrôles appariés, pour les uns, en niveau de lecture et pour les autres en âge chronologique.