1.2. Théorie de la forme et perception du tout

1.2.1. Une perception visuelle déterminée par les propriétés de relations et les formes

Aux conceptions analytiques s’opposent des approches dans lesquelles le traitement de propriétés relatives à l’ensemble du stimulus (wholistic properties) s’impose dès les premières étapes de la perception dans des tâches d’identification, de discrimination ou de classification d’objets.

Cette perspective rappelle, et parfois se réclame, de certains aspects de la théorie de la forme qui apporta une perspective nouvelle au début du XXème siècle, avec ses trois principaux fondateurs Wertheimer, puis Köhler et Koffka. Dans un mouvement de rejet de l’élémentarisme, il est postulé que la forme globale l’emporte sur les éléments qui la composent et est perçue d’emblée. L’idée centrale est que le tout est autre chose que la somme de ses parties (Wertheimer, 1967, cité par Kimchi, 1994) et ne peut donc être perçu simplement en associant les sensations élémentaires. L’organisation du percept ne serait pas secondaire et ne dépendrait pas non plus strictement de l’apprentissage. Le tout serait perçu immédiatement et se détacherait du fond, permettant la ségrégation rapide de l’objet dans son contexte. Cette totalité ou forme (Gestalt) constituerait le mode d’organisation fondamental du champ de la conscience humaine et s’imposerait d’emblée si certaines lois d’organisation sont respectées par le stimulus. Ainsi, il suffit que des points partagent des caractéristiques pour qu’ils soient instantanément groupés et perçus comme un objet visuel assez grand. Ces propriétés, énoncées par Wertheimer (1923, cité par Desolneux, Moisan & Morel, 2003) et reprises par Kanisza (1979) sont notamment la proximité, la similitude, la commune direction (continuité), la fermeture, et qualifient donc des relations entre composantes. La symétrie et le parallélisme s’ajoutent à cette liste de propriétés géométriques. Ces lois de groupement guideraient un processus primaire, antérieur aux processus cognitifs plus complexes menant à l’identification. Rosenthal et Vissetti résument ainsi une idée essentielle de la théorie de la forme : « La perception est d’emblée perception de relations, car une relation n’est pas nécessairement le fruit d’une opération intellectuelle, ni même postérieure à la perception des termes qu’elle relie » (1999, p. 162). Pour justifier l’existence de ces lois de groupement géométriques en termes évolutionnistes, Brunswick et Kamiya (1953, cités par Desolneux et al., 2003) suggèrent qu’elles découlent de la régularité statistique des formes dans le monde. Les arguments avancés par la théorie de la forme relèvent de la phénoménologie, mais des développements plus récents en psychophysique et en psychologie cognitive traitent de ces questions, alors abordées avec la méthode expérimentale.

L’étude du traitement d’une totalité en perception visuelle s’articule autour de deux ensembles de travaux expérimentaux.

Le premier évalue l’impact de différentes propriétés relatives à la totalité. Il s’agit notamment de montrer que plusieurs propriétés impliquant une combinaison spatiale particulière de traits sont propices à l’émergence précoce du tout (Gestalt grouping) dans les traitements perceptifs : la propriété de fermeture suscite à ce titre une certaine unanimité, mais l’impact précoce d’autres propriétés configurales est examiné.

Le deuxième ensemble de travaux a fourni une abondante littérature scientifique sur le traitement de stimuli hiérarchisés, alimentant un débat concernant un effet dit de supériorité du niveau global sur le niveau local. Il s’agit alors de comprendre le traitement d’un stimulus visuel doté d’au moins deux niveaux de complexité qui définissent les places dans une hiérarchie : une forme générale qui représente par exemple une figure géométrique ou une lettre (niveau global), elle-même composée de la répétition d’un élément (niveau local) de façon à ce que chaque détail soit isolable et lui aussi identifiable (voir un exemple Figure 3). Le traitement global est défini comme le mode de traitement adapté au niveau d’organisation le plus élevé d’un stimulus hiérarchisé.

Figure 3. Exemple de lettre hiérarchisée (E au niveau global et A au niveau local)
Figure 3. Exemple de lettre hiérarchisée (E au niveau global et A au niveau local)

Aujourd’hui, une distinction forte se profile entre ces deux traditions de recherche, pourtant initialement destinées à répondre à de mêmes questions sur les rapports entre le tout et ses parties en perception visuelle. Cela va de paire avec l’idée d’une certaine complexité des traitements perceptifs appliqués à un Tout, de plus en plus conçus comme indépendants les uns des autres. Cette distinction ne nous paraît pas incompatible avec les totalités gestaltistes, présentées comme des ensembles à la fois articulés mais aussi stratifiés (Rosenthal & Vissetti, 1999, p. 162).

Notre thèse porte sur les modes de traitement global et local de stimuli visuels complexes et nous avons annoncé dans l’introduction que leur étude, au départ suscitée par des questionnement dans le domaine de la cognition spatiale, s’inscrit de plus en plus dans celui de l’attention visuo-spatiale, où elle offre un moyen intéressant d’étudier la participation de processus de haut niveau dans le traitement de stimuli visuels complexes. Notre démarche expérimentale est guidée par des questions sur certaines de ces influences de haut niveau, leur développement chez l’enfant et leurs éventuelles anomalies en cas de difficultés persistantes d’apprentissage de la lecture. Toutefois, étant donnée la proximité des questions abordées, ainsi que la présence de propriétés configurales dans bon nombre de stimuli hiérarchisés utilisés pour l’étude des traitements global et local et surtout l’origine commune des problématiques liées aux études sur les propriétés configurales et sur les traitements global/local, nous proposons avant tout une présentation des apports des recherches sur le traitement des propriétés configurales des stimuli visuels.