1.2.6. Attractivité de l’attention par des groupements pré-attentionnels : les arguments

Pour remettre en cause la notion de groupement pré-attentionnel lié à la Gestalt, certains auteurs considèrent que les paradigmes traditionnellement utilisés pour l’étude de traitements pré-attentionnels n’empêchent pas l’intervention d’une attention diffuse ou d’attentes spécifiques. Pour échapper à ces biais, Mack, Tang, Tuma, Kahn et Rock (1992) focalisent l’attention des sujets sur une autre tâche et une partie de l’espace distincte de celle où la forme-cible apparaît. La tâche requiert par exemple de juger si le segment le plus long d’une croix centrale est vertical ou horizontal. Cette cible est présentée sur un fond non pertinent pour la tâche. Au bout de quelques essais, le sujet, à sa grande surprise, est interrogé sur l’apparence du fond de l’item précédent. Mack et ses collègues ont montré, à plusieurs reprises, que les sujets relatent très peu de souvenirs sur l’organisation du fond vers lequel l’attention ne portait pas, et les auteurs remettent en question l’extraction pré-attentionnelle et irrépressible des formes qu’il contient. L’interprétation de telles données est cependant contestée. Les faibles performances des sujets pourraient s’expliquer par une amnésie : les souvenirs explicites d’une scène seraient très pauvres lorsqu’elle n’a pas fait l’objet de notre attention, sans que cela exclue qu’il y ait eu un traitement on-line de la scène.

Les travaux contribuant à reconnaître les groupements pré-attentionnels et donc la dominance perceptive des formes évitent de se contenter des seuls jugements explicites et évaluent indirectement la réalisation irrépressible de groupements en montrant leur influence sur la tâche centrale, objet de l’attention focalisée. Certaines données montrent par exemple que, même si une recherche est orientée vers des cibles d’une taille modeste, comme des lettres apparaissant à un endroit prédéterminé, les performances pour catégoriser ces lettres diminuent en présence de distracteurs involontairement regroupés à la cible parce qu’ils sont proches et partagent sa couleur (Baylis & Driver, 1992). Le principe est proche de celui des conjonctions illusoires. Ainsi, même dirigée sur un endroit précis, la sélection attentionnelle de la cible serait modulée de manière irrépressible par de tels regroupements spontanés. Selon un principe voisin, Moore et Egeth (1997) ont demandé de comparer la longueur de lignes-cibles, présentées sur un fond composé de points noirs et blancs, non pertinents pour la tâche, mais néanmoins spontanément groupés en fonction de similarités de contrastes pour produire sur la tâche centrale un effet involontaire, reproduisant les illusions de Ponzo et de Müller-Lyer. Malgré cet effet, les sujets ne pouvaient faire état d’aucun souvenir à propos de la structure de ce fond : les groupements opérés involontairement s’effectueraient bien ici à la fois en dehors de l’attention et de la prise de conscience.

Une technique exploite encore plus directement le phénomène de groupement des éléments du fond alors que l’attention est dirigée sur une figure-cible et consiste par exemple à présenter une cible centrale (un petit carré constitué de pixels noirs et blancs) sur un fond de points alignés formant des colonnes ou des lignes basées sur la similitude de couleur ou dispersés au hasard. D’un item à l’autre, le sujet juge si l’organisation des pixels du carré a changé (Driver, Davis, Russell, Turatto, & Freeman, 2001). Les couleurs des points formant le fond changent toujours d’un item à l’autre, mais dans deux items successifs la structure en colonnes ou en lignes varie ou demeure. Les données montrent que le changement d’organisation du fond influence le jugement sur le changement de la cible centrale qui fait l’objet de l’attention, bien que les sujets soient, ici encore, incapables de relater ce changement de fond explicitement. Ce résultat témoignerait d’un groupement non-attentionnel des éléments du fond selon la règle gestaltiste de similarité de couleur.

C’est avec cette technique que la complexité de la configuration s’est avérée déterminante pour son rôle pré-attentionnel. Dans une épreuve similaire, requerrant la focalisation attentionnelle sur un carré-cible portant 12 petits carrés noirs et 13 petits carrés blancs disposés au hasard, Kimchi et Razpurker-Apfeld (2004) ont évalué l’impact d’un changement d’organisation du fond constitué de petits disques non pertinents. D’un item à l’autre, l’organisation de ce fond change systématiquement, mais celle du carré-cible ne change que dans 50% des cas. D’un item à l’autre, les sujets doivent juger si la configuration du carré-cible, sur lequel leur attention est focalisée, vient de changer. Les auteurs observent que le changement simultané de la configuration du fond et de celle du carré-cible améliore les performances, mais seulement lorsque l’organisation de ce fond se dégage facilement et n’implique pas de ségrégation figure/fond. C’est le cas lorsque l’organisation du fond implique un simple clustering, par exemple lorsque tous les disques s’organisent clairement en lignes ou en colonnes à partir des similarités de couleurs. De même, si tous les éléments du fond sont alignés et forment un triangle ou une flèche, l’apparition soudaine de cette configuration joue un rôle, même si l’attention est focalisée sur le carré central. L’effet existe aussi lorsque la configuration résulte non plus de disques alignés mais de segments disjoints. Contrairement à la théorie de Palmer et Rock (1994a), une configuration figurée à partir de segments disjoints pourrait donc jouer un rôle sans intervention de l’attention. L’influence irrépressible de l’apparition d’une configuration en dehors du focus attentionnel est ici interprétée comme la possibilité d’émergence d’une forme sans l’intervention de l’attention, mais l’attention serait néanmoins nécessaire pour qu’une prise de conscience de la configuration ait lieu : les sujets n’ont en effet pas été en mesure de relater les figures observées sur le fond, même si ces dernières ont influé sur leurs performances dans la tâche centrale. En revanche, si une colonne, une ligne, une croix ou un carré nécessitent de sélectionner certains points sur la base de leur similarité de couleur (configuring), le défaut d’attention ne permet pas l’extraction de la configuration, qui n’interagit donc pas avec le jugement de la cible centrale. L’attention s’imposerait donc graduellement avec l’augmentation de la complexité du processus précoce d’extraction de forme : superflue pour organiser l’ensemble des éléments présents en configuration, elle deviendrait nécessaire lorsqu’une ségrégation figure/fond s’impose.

Par ailleurs, une autre contrainte de bas niveau semble jouer : la qualité de la bonne forme. Kimchi & Razpurker-Apfeld (2004) remarquent que la qualité de la forme favorise aussi sa représentation précoce : le triangle et la flèche formés sur le fond du stimulus ont une moindre influence par rapport à la croix et au carré. Ces derniers seraient de ‘meilleures’ formes, car elles contiennent davantage de symétrie, ce qui en ferait de ‘bonnes formes’ (Feldman, 2000, cité par Kimchi & Razpurker-Apfeld, 2004).

Toujours avec le principe de maintien de l’attention sur une tâche centrale, un effet cette fois négatif ou positif est relaté en présence d’une forme qui capture l’attention. Devant un ensemble de 9 éléments, la tâche est de prendre connaissance d’une consigne (e.g « au-dessus ») et d’en tenir compte pour juger la couleur de l’élément situé, dans cet exemple, au-dessus de l’astérisk. L’agencement des distracteurs peut, dans certains items, faire émerger une forme, non pertinente pour la tâche (Kimchi, Yeshurun, & Cohen-Savreansky, 2006) : illusion d’un carré suggéré par quatre ‘pacmen’ formant ses angles. Bien que l’attention soit dirigée sur le jugement de couleur, les performances sont améliorées si la cible est située dans la surface de la forme, mais elles diminuent si elle est en-dehors. Cette forme attirerait donc l’attention de manière exogène (i.e., capture attentionnelle par un objet) et comme elle ne permet pas de prédire la cible, son absence de pertinence pour la tâche suggère encore une fois son extraction automatique. A partir d’une série de cinq expériences, Rauschenberger et Yantis (2001) ont examiné ce phénomène de façon détaillée. Leur tâche focalise l’attention des participants sur les éléments locaux : un ensemble de 8 pacmen alignés sur deux lignes apparaît brusquement et dans certains cas l’ensemble comporte un élément d’une forme différente qu’il faut détecter (i.e., la cible : un demi-disque). Parfois, quatre des distracteurs sont disposés de façon à créer l’illusion du carré de Kanisza (illusion similaire à celle illustrée en Figure 2). Malgré la focalisation attentionnelle au niveau local, l’apparition de la forme globale capture l’attention et retarde la réponse. Par contre dans une expérience requerrant la focalisation au niveau global pour décider de quel côté pointe le triangle virtuel produit à partir de certains pacmen, l’apparition d’un nouvel élément local ne perturbe pas les performances. Les auteurs démontrent ainsi encore une fois que, même si l’attention est orientée vers une recherche au niveau local, l’apparition inattendue d’une configuration globale attire automatiquement l’attention avant que le détail nouveau ne soit traité.

L’utilisation d’une configuration particulière, la figure illusoire de Kanisza dont l’existence dépend directement de la présence et de la disposition d’éléments, autorise aussi une interprétation en termes d’organisation globale/locale. Le traitement du niveau d’analyse local serait perturbé par l’information au niveau global, alors que l’inverse n’est pas vrai dans ces expériences. Les auteurs évoquent l’intérêt écologique de cette asymétrie. L’irruption d’un nouvel objet dans l’environnement attire automatiquement l’attention, ce qui a une forte valeur adaptative pour la vie en communauté et pour la défense contre les prédateurs. Généralement, l’attention n’est cependant pas détournée par de tels événements lorsqu’elle est focalisée sur quelque chose d’autre, ce qui évite aussi une distraction excessive et préjudiciable. Il existe cependant une exception, mise en évidence dans ces expériences, qui est la capture de l’attention par un objet global (la grande taille étant fortement corrélée à la dangérosité), même lorsque celle-ci est concentrée par ailleurs sur de petits éléments. Il semble important pour un organisme qui dirige son attention à un niveau de représentation local de rester sensible à d’importants changements au niveau plus global, alors que l’inverse est moins vrai. La frontière est parfois mince entre les travaux sur les relations entre modes de traitement global/local et l’étude de la dominance des configurations sur les composantes. Toutefois, même dans la recherche relatée, une différence existe entre les deux. Dans l’expérience de Rauschenberger et Yantis (2001) la brusque apparition d’un élément local ne perturbe pas le traitement de la grande forme sur laquelle l’attention est focalisée, alors que l’apparition tout aussi abrupte d’un élément local dans une figure hiérarchisée capture l’attention même si l’attention du participant est engagée au niveau global (Hillstrom & Yantis, 1994). Cette différence s’explique vraisemblablement par le fait que l’élément local subitement surgi n’est constitutif de la forme globale que dans le cas du stimulus hiérarchisé ; dans l’expérience avec le triangle de Kanizsa, ce petit élément ne change rien à la forme globale faisant l’objet de l’attention. Cela souligne l’importance de la structure hiérarchisée comme critère d’organisation perceptive précoce.