1.3.2. Argument pour un traitement visuo-spatial propre à la configuration

Pour faire ressortir ce qui est propre au traitement configural, d’autres types de stimuli ont été utilisés, notamment par Rondan et Deruelle (2006). Ces stimuli (des dessins de visages stylisés) devaient mettre à disposition à la fois une forme d’ensemble et des composantes, pour distinguer des traitements configuraux de ceux qui ne le seraient pas. Dans cette étude, la condition pour parler de traitement configural est liée à la nature des propriétés de relation.Deux cercles identiques représentent les yeux, répartis de façon symétrique par rapport à un rectangle représentant le nez, lui-même au-dessus d’un autre élément constituant la bouche. La tâche est de comparer un tel stimulus-cible à deux autres pour l’apparier selon la ressemblance d’ensemble, abstraction faite de la ressemblance des composantes (les yeux d’un autre visage peuvent par exemple être représentés par des carrés, mais ils sont situés à la même distance du nez que dans le visage-cible). Pour cette tâche, la disposition des éléments les uns par rapport aux autres (relations spatiales catégorielles telle que ‘au-dessus de’, ‘à gauche de’…) n’est pas discriminante et il faut tenir compte des distances précises entre éléments (relations spatiales coordonnées). De telles propriétés de relation sont particulièrement fines et leur traitement est vraisemblablement sous-tendu par des régions cérébrales spécifiques de l’hémisphère droit (Kosslyn & Koenig, 1992). Seuls les appariements réalisés sur la base de ces relations spatiales coordonnées sont considérés par les auteurs comme le fruit d’un traitement configural. Pour eux, si l’appariement des visages est au contraire réalisé à partir de la ressemblance entre les composantes, sans tenir compte des distances, le traitement n’est pas configural mais local.

Si l’on se réfère à Kimchi (1994), il est possible de discuter l’opposition configural/local dans cet exemple. Un appariement guidé par la ressemblance entre les éléments est certes qualifiable de local, eut égard à leur position hiérarchique dans l’objet, mais il n’exclut pas tout traitement configural : au niveau local, la représentation d’un élément comme un cercle (i.e., oeil) est un groupement doté d’une forme basée sur une propriété de relation. Il nous semble que les deux stratégies d’appariement se distinguent par le niveau de la hiérarchie sur lequel se trouve la (les) forme(s) prise(s) en compte pour les comparaisons : ici encore, le traitement est soit local, soit global. Toutefois, et contrairement aux stimuli hiérarchisés classiques (utilisés dans leur Expérience 1), la complexité du traitement configural diffère entre les niveaux global et local dans l’Expérience 2 proposant des visages, et c’est ce qui est visé par Rondan et Deruelle (2006) pour isoler et étudier un effet propre au traitement configural (i.e., ici, l’effet de propriétés de relations spatiales coordonnées) et non au traitement global. La comparaison des performances entre l’Expérience 1, qui teste l’opposition global/local, et l’Expérience 2, qui nous semble tester la même opposition mais en augmentant la complexité du traitement configural au niveau global, est propice à détecter une éventuelle difficulté de traitement concernant la configuration, les relations spatiales fines, et non le niveau global lui-même. Aussi, l'impact d'une telle difficulté spécifique serait un bon argument pour la distinction entre les notions de traitements global et configural.

L’observation de résultats obtenus auprès de personnes autistes va dans le sens de cette dissociation, aussi bien chez de jeunes patients (Deruelle, Rondan, Gepner, & Fagot, in press) que chez des adultes (Rondan & Deruelle, 2006). Les données montrent que ces patients peuvent réaliser correctement le traitement au niveau global (présence de l’effet de supériorité du niveau global, Expérience 1), mais le négligent au profit du niveau local lorsque le traitement configural requis au niveau global implique la prise en compte de relations spatiales coordonnées. Si l’on se réfère à un modèle comme celui de Kosslyn et Koenig (1995), de telles propriétés de relation sont traitées moins spontanément que d’autres propriétés relationnelles comme la fermeture, la proximité, la similarité, quant à elles souvent présentes au niveau global des stimuli hiérarchisés classiques. Les relations spatiales coordonnées sont le fruit d’une analyse ultérieure au premier groupement ‘quick and dirty’ représentant la forme ‘visage’, ce qui pose apparemment problème aux personnes autistes et pourrait contribuer à leurs difficultés d’identification des visages et des expressions, en plus de leurs difficultés avec les informations du domaine social (Behrmann, Thomas, & Humphreys, 2006b). D’autres travaux relatent aussi, chez de jeunes autistes, une stratégie de traitement des visages centrés sur une analyse séquentielle des détails, alors que les enfants de leur âge, mais sans pathologie, les traitent spontanément dans leur ensemble (Hobson, Ouston, & Lee, 1988) et sont par conséquent davantage perturbés que les autistes par la présentation inversée d’une image (Rondan & Deruelle, 2004). Même en dehors des visages, le traitement de relations spatiales très fines imposé par la comparaison de stimuli comme des chats, des chevaux ou des motos apparaît perturbé en cas de désordre autistique (Blair, Frith, Smith, Abell, & Cipolotti, 2002) ; c’est aussi le cas pour des catégories d’objets non familiers si des discriminations fines au niveau de caractéristiques configurales sont nécessaires (Behrmann et al., 2006a).

La dissociation mise en évidence par Rondan et Deruelle (2006) est particulièrement intéressante, car elle apporte un éclairage nouveau sur les contradictions dans les données de la littérature évoquant une difficulté des patients autistes à traiter l’information globale. Les expériences conduites avec des stimuli hiérarchisés auprès de tels patients procurent en effet des données hétérogènes. Certaines attestent une prédominance du traitement local chez les patients (Behrmann & al., 2006a) ou une détérioration du traitement global dans certaines conditions (Plaisted & al., 1999, Experiment 2 ; Rinehart et al., 2000), mais ce n’est pas systématique (Deruelle, Rondan, Gepner, & Fagot, in press ; Mottron, Burack, Stauder,& Robaey., 1999b ; Mottron, Burack, Iarocci, Belleville & Enns, 2003 ; Ozonoff & Lundberg., 1994). Cela suggère qu’en opposant seulement les niveaux global et local, les expériences avec les stimuli hiérarchisés ne testent pas directement un déficit central pour les autistes.

D’après la théorie de la cohérence centrale, les personnes autistes présenteraient une difficulté à intégrer l’information en un tout cohérent lors de traitements  conceptuels de haut niveau, mais un déficit de traitement de la forme d’ensemble d’un stimulus visuel et de la perception d’une gestalt pourrait aussi être un problème-pivot dans l’autisme (Frith, 1989 ; Frith & Happé, 1994 ; Happé, Briskman, & Frith, 2001). Chez ces patients, tous les traitements configuraux ne semblent cependant pas uniformément déficitaires. Certes, l’ampleur du déficit peut varier, certains patients présentant des perturbations de groupement spontané selon les règles gestaltistes les plus simples, ne traitant par exemple pas un ensemble d’objets comme organisé en lignes ou colonnes en fonction de leur proximité ou de leur similarité (Brosnan & al., 2004). Les travaux qui attestent toutefois chez certains autistes de l’intégrité du processus de traitement global, présentent aussi une relative préservation des traitements configuraux les plus simples, comme le traitement spontané de la fermeture ou certains traitements holistiques très élémentaires portant sur des contours, des silhouettes (Deruelle & Rondan, 2004). Aussi, un certain consensus se dégage à propos d’un déficit des traitements configuraux les plus complexes du point de vue spatial (ou de second niveau) dans cette pathologie. Il est par exemple mis en évidence chez des adultes autistes de haut niveau (Behrmann & al., 2006a), mais aussi chez des enfants autistes comparés à des enfants au développement normal appariés pour les compétences non verbales (Rouse, Donnelly, Hadwin, & Brown, 2004).

L’interprétation de Rondan et Deruelle (2006) semble aussi cohérente avec l’observation de performances étonnamment élevées chez des patients autistes qui doivent détecter un trait-cible dans un contexte riche en distracteurs (Plaisted, O’Riordan, & Baron-Cohen, 1998), retrouver le dessin d’un objet caché dont le tracé est rendu confus par la superposition d’autres dessins enchevêtrés (embedded figures) (Brosnan, Scott, Fox, & Pye, 2004 ; Jollife & Baron-Cohen, 1997 ; Shah & Frith, 1983), réaliser l’épreuve des blocs de Wechsler en disposant correctement plusieurs cubes bicolores pour reproduire une forme présentée comme modèle (Shah & Frith, 1993) ou encore reproduire le dessin de figures impossibles (Mottron, Belleville, & Ménard, 1999a) dont ils identifient difficilement l’incohérence (Scott & Baron-Cohen, 1996). Les bonnes performances à ces épreuves témoigneraient moins d’une difficulté à traiter le niveau hiérarchique global que d’une attraction particulière pour les composantes (traits), lorsqu’elles composent des configurations trop complexes.