2.1.3.2. Rapidité de traitement global expliquée par le contenu en fréquences spatiales

Dans cette perspective insistant sur le traitement en parallèle des deux niveaux, l’effet de supériorité du niveau global est souvent expliqué par la différence de vitesse de traitement des voies visuelles qui véhiculent l’un ou l’autre types d’informations, caractérisés par la hauteur de leurs fréquences spatiales.

Avant de s’intéresser à ce type d’interprétation, il convient de ne pas négliger une explication alternative, plus simple, évoquant une meilleure visibilité de l’information au niveau global qu’au niveau local (Pomerantz, 1983). Hughes, Layton, Baird et Lester (1984) ont pu l’écarter en montrant la persistance de la dominance du niveau global lorsque la visibilité du signal est équilibrée entre les niveaux. De même, Ward (1982, Expérience 3) observe une interférence venant du niveau global, mais pas d’interférence issue du niveau local, alors que les temps de réponse de base aux cibles globales et locales ne diffèrent pas (ce qui atteste une équivalence de discriminabilité). L’avantage du niveau global ne viendrait donc pas d’une simple différence de discriminabilité des cibles aux niveaux global versus local et il est donc pertinent de lui chercher une autre origine.

Des recherches en psychophysique expliquent la rapidité du traitement du niveau global par le fait que les deux niveaux de structure d’une image seraient codés indépendamment par des fréquen ces spatiales hautes et basses, les unes et les autres étant prises en charge par des voies visuelles distinctes, avec une plus grande rapidité de transmission de l’information sur les fréquences spatiales basses (Breitmeyer, 1975 ; Lupp, Hauske, & Wolfe, 1976 ; Michimata, Okubo, & Mugishima, 1999). Il se trouve en effet que la forme globale d’un stimulus hiérarchisé contient généralement davantage de fréquences spatiales basses, alors que les éléments au niveau local contiennent surtout des fréquences spatiales élevées. Shulman, Sullivan, Gish et Sakoda (1986) l’ont montré avec un paradigme expérimental en deux étapes. Lors d’une phase d’habituation, des stimuli contenant soit des hautes soit des basses fréquences spatiales étaient présentés répétitivement, au point de produire un phénomène de désensibilisation aux fréquences spatiales en question. En phase 2, les sujets devaient ensuite traiter des stimuli hiérarchisés. Les données montrent que l’altération du traitement au niveau global est produite par l’habituation intensive avec des fréquences spatiales plus basses que celles pouvant altérer le traitement ultérieur des cibles locales. Des données en électrophysiologie permettent d’ajouter que la distinction du traitement des fréquences spatiales selon leur hauteur, supposée à l’origine de la différence du traitement des deux niveaux, se ferait dès les premières étapes de traitement visuel. Cette distinction a en effet pour corrélats électrophysiologiques précoces l’onde N110, qui n’apparaît que pour le traitement de fréquences spatiales élevées et les ondes N170 et P220 dont les amplitudes sont plus fortes pour les fréquences spatiales basses (Reinvang, Magnussen, & Greenlee, 2002).

Le codage de l’information globale serait donc essentiellement sous-tendu par des fréquences spatiales basses, pour lesquelles des cellules de type M (voie visuelle magnocellulaire) sont spécialisées, les cellules de type P (voie parvocellulaire) prenant plus spécialement en charge les fréquences spatiales élevées. Or, les cellules de type M conduisent l’information d’une manière particulièrement rapide, ce qui pourrait rendre compte assez directement de la plus grande rapidité de réponse à une cible au niveau global plutôt que local.

Une autre caractéristique des canaux véhiculant les fréquences spatiales basses pourrait aussi contribuer à expliquer cet avantage pour le niveau global : il s’agit de phénomènes d’inhibitions entre canaux (Singer & Bedworth, 1973, cités par Lamb & Yund, 1996). Cette interprétation ne nécessite plus d’évoquer un avantage temporel pour le traitement des basses fréquences spatiales. Cette hypothèse, suggérée dès 1984 par Hughes et ses collègues, propose que la plus grande rapidité du traitement global viendrait en partie d’une asymétrie des inhibitions produites entre les canaux spécialisés pour l’un ou l’autre type de fréquences spatiales. L’inhibition produite par les canaux spécialisés dans le traitement des basses fréquences spatiales sur les canaux spécialisés pour les hautes fréquences serait plus forte que l’inhibition inverse, ce qui expliquerait que le traitement du niveau global, reposant essentiellement sur les basses fréquences spatiales, aboutisse plus vite (Hughes, 1986). Lovegrove, Lehmkule, Baro et Garzia (1991) apportent un argument favorable à cette interprétation. Ils présentent des stimuli hiérarchisés sur un type de fond connu pour ralentir les réponses aux fréquences spatiales basses. Ils montrent que cette condition de présentation ralentit les réponses à l’information globale et, surtout, accélère les réponses à l’information locale : lorsque les canaux spécialisés pour les basses fréquences spatiales ne peuvent fonctionner correctement, les canaux spécialisés pour les hautes fréquences seraient donc désinhibés et traiteraient l’information particulièrement vite.

Afin d’argumenter l’hypothèse du rôle fondamental des fréquences spatiales dans la grande rapidité de traitement des cibles globales, les caractéristiques de la voie visuelle prenant en charge les fréquences spatiales basses peuvent être évoquées. Cette dernière se caractérise non seulement par sa rapidité de conduction, mais aussi par sa sensibilité à des différences de luminance en cas de faible contraste. L’interprétation de la supériorité du niveau global par la différence entre les fréquences spatiales sous-tendant l’un et l’autre niveaux trouve un premier argument dans la modulation de cette dominance du niveau global par la luminance du stimulus (Hughes, Layton, Baird, & Lester, 1984). Cette interprétation est également soutenue par la disparition de la plus grande rapidité de réponse aux cibles globales lorsque les fréquences spatiales basses sont supprimées par des filtres (Badcock, Whitworth, Badcock, & Lovegrove, 1990 ; Boeschoten, Kemner, Kenemans, & Engeland, 2005 ; LaGasse, 1993), ou par une manipulation des contrastes (Hughes, Fendrich, & Reuter-Lorenz, 1990 ; Lamb & Yund, 1993).

Un autre ensemble de recherches défend la même idée sans utiliser de stimuli hiérarchisés : il s’agit de mesurer les performances pour le traitement de cibles définies par leurs fréquences spatiales. Celles-ci donnent lieu à des configurations de résultats similaires à celles obtenues avec des cibles définies par leur niveau dans une structure hiérarchisée (Christman, Kitterle, & Hellige, 1991 ; Kitterle, Christman, & Hellige, 1990 ; Kitterle & Selig, 1991). Hughes (1986) obtient en effet, à partir de tels stimuli, à la fois une identification plus rapide de composantes constituées de basses fréquences spatiales et une interférence de ces dernières sur les réponses aux fréquences spatiales élevées sans que l’inverse soit vrai. A partir d’une analogie avec les phénomènes similaires obtenus en opposant les niveaux global et local, une relation de cause à effet a été envisagée. Shulman et Wilson (1987) ont traité un peu plus directement le lien entre hauteur des fréquences spatiales et niveau d’organisation, en montrant que la détection de cibles contenant de basses fréquences spatiales est favorisée si le sujet est simultanément engagé dans le traitement global de stimuli hiérarchisés, alors que la détection de cibles contenant de hautes fréquences spatiales est favorisée par le traitement local.

Enfin, d’autres travaux soutiennent cette interprétation à partir d’une autre analogie. Il s’agit de rapprocher l’asymétrie hémisphérique pour le traitement des niveaux global/local, d’une part, et l’asymétrie hémisphérique observée pour le traitement des fréquences spatiales basses/élevées, d’autre part (Christman, Kitterle, & Hellige, 1991 ; Kitterle, Christman, & Hellige, 1990 ; Kitterle & Selig, 1991). En effet, l’observation de patients atteints de lésions cérébrales latéralisées (Lamb, Robertson, & Knight, 1990 ; Robertson, Lamb, & Knight, 1988), ainsi que le recueil de performances de sujets sains dans des expériences avec présentation en champ visuel divisé (Van Kleeck, 1989) témoignent d’une plus grande compétence de structures de l’HD pour le traitement global et de l’HG pour le traitement local. Selon une version radicale de cette hypothèse, la spécialisation hémisphérique pour l’analyse des fréquences selon leur hauteur constitue la base de cette asymétrie hémisphérique pour les traitements global/local. L’information visuelle étant plus rapide à traiter si elle repose sur de basses fréquences spatiales, la hauteur de ces fréquences suffirait à expliquer l’avantage du niveau global. Toutefois, nous verrons dans la partie 3.3.2.3. que le rapprochement entre les asymétries hémisphériques selon la hauteur des fréquences spatiales et selon le niveau dans la hiérarchie doit être considéré prudemment.